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Covid–19: l’Europe atterrée


Covid–19: l’Europe atterrée
Le ministre Bruno Le Maire au téléphone avec Mario Centeno, président de l'Eurogroup, le 7 avril 2020 © Thomas SAMSON / AFP

Le FMI prédit que la crise aura les pires conséquences « depuis la grande dépression de 1929 ». Alors que les Etats européens forment un ensemble fort disparate sanitairement et économiquement, la question de la sauvegarde de l’euro reste entière. Analyse.


L’effroyable bilan humain du Covid–19 en Europe (75% des décès dans le monde) commande un diagnostic lucide et urgent sur l’état de l’UE. Une double question revient, à juste titre, de manière obsédante : comment expliquer que dans nos pays supposés développés, dotés de moyens médicaux modernes et d’une protection sociale de haut niveau, a pu se déclencher une tragédie sanitaire que la Chine, dont le niveau de vie est sensiblement inférieur au nôtre, a su maitriser au même titre que le Japon, la Corée, Taiwan, Singapour ou Hongkong, pays pourtant caractérisés par une densité humaine très élevée ? Comment, avec une connaissance précise de la maladie dès fin janvier, sa contagiosité extrême, y compris par des porteurs asymptomatiques, ses exigences en réanimation lourde et sa mortalité très élevée chez les personnes âgées et/ou fragiles, avons-nous laissé ce fléau nous dicter sa loi ?   

À la fin des fins, cette UE dont les thuriféraires nous expliquaient encore, au cours des dernières élections européennes, à quel point elle constituait une zone privilégiée, une oasis de paix, de prospérité et de « protection », aura montré sa terrible fragilité

Mille raisons ont été jusqu’ici avancées pour tenter d’apporter des réponses à ces légitimes interrogations. 

  1. La principale explication tiendrait à la proportion des plus de 65 ans dans la population. Ainsi, l’Italie, pays le plus âgé, justifierait son effroyable record de 300 morts par million d’habitants par ce facteur. En apparence séduisant, ce raisonnement ne tient pas. D’autres pays « âgés » comme l’Allemagne, la Slovénie, l’Autriche, le Portugal, le Japon ont, en effet, des taux de mortalité à des années lumières de ceux de l’Italie. Et l’Espagne, qui a un taux de vieillissement légèrement inférieur à la moyenne européenne, a rattrapé la « botte » dans le carnage.
  2. Autre facteur avancé : la sociabilité. Les « latins » se transmettraient plus facilement la maladie avec leur manie de prendre des pots, de s’embrasser et de parler fort (postillons). Là encore, c’est sujet à caution. Les Allemands ne vont-ils pas, eux aussi, prendre des verres dans les brasseries ? Les Britanniques et les Irlandais ne vont-ils pas dans les pubs le soir et ne sont-ils pas forts en gueule après quelques bières ? « La bise » n’est-elle pas une pratique généralisée en Europe ? Les enfants ne rendent-ils pas également visite à leurs grands-parents au Nord de l’Europe ? Personne ne rend visite aux vieux dans les maisons de retraites outre-Rhin ou outre-Manche ? Foutaises.
  3. Alors est-ce la faiblesse des systèmes sanitaires dégradés par des années d’austérité qui expliquerait la propagation foudroyante du Covid–19 sur le vieux continent ? Peut-être. Mais alors comment expliquer la faible mortalité au Portugal, en Grèce et en Europe Centrale, pays où l’hôpital public est chroniquement sous-financé et où la mortalité est paradoxalement bien inférieure à celle qui prévaut dans des pays dotés d’une médecine publique de haut niveau comme aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse ou au Luxembourg ?        
  4. Il y a aussi, bien évidemment, les dramatiques concours de circonstances locaux, créant de monstrueux « clusters » comme le rassemblement évangélique de Mulhouse qui a provoqué le drame du Haut-Rhin. Sans évoquer l’invraisemblable contagion directe de centaines de skieurs de tout le continent dans un bar bondé de la station autrichienne « branchée » d’Ischgl par un serveur infecté, à l’origine d’une contamination pan-européenne ou encore le grand match de foot Atalante-Valence qui s’est tenu à Milan le 19 février avec 45.000 fans, pour ne prendre que ces dramatiques exemples. 

Pour insuffisantes ou peu crédibles qu’elles soient pour expliquer que l’Europe soit rapidement devenue l’épicentre de l’épidémie, toutes ces raisons ne doivent pas masquer la principale. La propagation du Covid–19 a, en réalité, dépendu de la réponse qui a été apportée par les autorités nationales à la menace. Un dépistage aussi massif que précoce ainsi que les fermetures de frontières ont bien sûr joué un rôle crucial à cet égard. Une fois de plus, avec six fois moins de décès par million d’habitant qu’en France (28 contre 167), l’Allemagne montre une solidité et une puissance que l’arrivée massive des migrants de 2015 n’a pas encore réussir à affaiblir.  Ce n’est pas de l’admiration mais un constat.           

Une grande et indispensable étude épidémiologique au niveau européen ainsi que des commissions d’enquête au niveau national devront apporter, pays par pays, des réponses claires et sans compromissions sur les causes et les responsabilités de cette catastrophe historique. À la fin des fins, cette UE dont les thuriféraires nous expliquaient encore, au cours des dernières élections européennes, à quel point elle constituait une zone privilégiée, une oasis de paix, de prospérité et de « protection », aura montré sa terrible fragilité. Mais surtout son incroyable hétérogénéité et sa très relative solidarité. D’une dizaine de décès par millions d’habitants dans certains pays à près 300 dans d’autres, ces disparités ne sont aucunement justifiées par des différences de niveau de vie, d’âge moyen, de climat ou même de sociabilité. Il faut, dès lors, bien admettre que le continent a surtout montré, à travers ses différences de situations, sa totale incurie. 

Quel que soit le crédit que l’on peut accorder aux chiffres chinois, la Chine a tout de même pu se sauver en isolant totalement le Hubei et ses 58 millions d’habitants, coupant cette province du reste du pays, quand nous avons continué à laisser quotidiennement aller et venir, de pays en pays, en voiture, en train et en avion des centaines de milliers d’Européens, répandant inconsciemment le plus grand fléau de ces cent dernières années. Incapable d’agir collectivement, l’Europe n’en a pas moins imposé une obligation idéologique à chaque État, la France toujours en tête dans l’idéalisme eurolâtre, de « garder les frontières ouvertes », et ce, quelle qu’en soit le prix humain et finalement économique à payer. La nature autoritaire du régime politique chinois est avancée pour nous expliquer que nous ne pouvions agir de la même manière, nous les démocrates… Problème : nous avons fini par l’imiter voire, à bien des égards, le surpasser (en confinant toute la population, là où Pékin n’avait confiné qu’une région, pour ne prendre que cet exemple). 

On nous rétorquera que les États-Unis sont, eux aussi, durement frappés. C’est numériquement indéniable. Mais cet argument se trouve tempéré par le fait que c’est surtout New York et ses banlieues qui concentrent plus de 50% des cas et des décès de cet immense pays. Par ailleurs, avec une cinquantaine de décès par million d’habitants au 9 avril, ce pays est, par rapport à sa population totale, encore loin des terribles bilans de la majorité des pays européens. Ce n’est d’ailleurs pas par la Chine que les États-Unis ont été fortement contaminés mais bien par l’Europe. Trump n’a que tardivement suspendu les vols avec notre continent car pour toute l’élite américaine, républicaine et démocrate, l’idée de se fermer à ses alliés historiques était rebutante. Mais la rapidité et l’énormité de la contagion européenne et son exportation vers les États-Unis a complètement pris au dépourvu un pays qui déjà en 1939-40 avait été pétrifié par l’effondrement de l’Europe face à un autre fléau…      

Les peuples « vertueux » ne voudront pas davantage qu’en 2010-11 faire plus que leur part pour venir au secours des faillis. Et franchement, comment le leur reprocher ?

L’UE et la zone euro se relèveront-elles de cette épreuve ? Les élites dirigeantes en France et dans d’autres pays européistes, feront tout pour nous convaincre que la solution réside dans : 

  • « davantage de souveraineté européenne » donc moins de souveraineté nationale avec, pour conséquence, une hausse de la contribution nette au budget européen de cette France classée comme « riche » en terme de PIB par habitant bien que ruinée par sa dette monstrueuse ; 
  • Toujours autant d’immigration « qui nous enrichit » et d’asile « qui nous oblige », au prix de la dissolution continue de notre identité et d’une insupportable surcharge sur nos systèmes sociaux ;
  • Une dose homéopathique de « démondialisation » car même un protectionnisme raisonné continuera à leur rappeler le « nationalisme » qu’ils abhorrent puisqu’y figure le mot-racine honnie de « nation ». Pour protéger leurs œillères idéologiques, ces élites s’aveugleront volontairement sur le fait que Japon, puis Corée, Chine et Inde ont bâti leur développement et leur puissance sur un nationalisme identitaire et économique courtois mais intransigeant. 

Cette fois pourtant, ils ne réussiront pas à nous faire avaler leur salade. Ce qui s’est passé est trop grave. Trahisons et  mensonges, par omission comme par commissions, nous ont trop meurtri. Un « modèle » a vécu. Et il va bien falloir en refonder un autre, sans les élites européistes, basé sur des nations à la fois souveraines et unies.         

Pour la zone euro, les dégâts sont d’ores et déjà considérables. Entre, d’une part, la poignée de pays bien gérés, favorisés par un euro sous-évalué en ce qui les concerne – Allemagne en tête – et, d’autre part, la dispendieuse France, l’incorrigible Italie, la Belgique plombée par sa Wallonie-Bruxelles socialiste et l’Espagne/Portugal encore fragiles malgré des efforts réels, l’écart va se creuser. Les peuples « vertueux » ne voudront pas davantage qu’en 2010-11 faire plus que leur part pour venir au secours des faillis. Et franchement, comment le leur reprocher ? La fin de l’euro n’est pas à l’ordre du jour, tant il parait aventureux d’ajouter plus de trouble à une situation qui l’est bien assez. Toutefois, comment ne pas admettre qu’une monnaie nationale a la vertu d’obliger chaque pays à assumer ses choix économiques et sociaux – ainsi que ses faiblesses – avec l’ajustement de la valeur de sa monnaie ? La vérité est qu’il n’y a pas de solution fédérale européenne aux réalités socio-économiques d’une Europe dont l’histoire et l’ADN ne sont en rien comparables aux autres grandes fédérations du monde, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Russie, du Canada, de l’Australie ou même de l’Inde.

Toutefois, dans les jours qui viennent, l’Eurogroupe va s’échiner à apposer de nouvelles rustines sur cette monnaie qui fédère des pays « infédérés » et dont les divergences économiques et financières seront toujours plus criantes. Nous entendons déjà les énièmes rengaines sur la nécessité d’eurobonds, rebaptisés « coronabonds », pour coller à la réalité de l’instant et censés mutualiser les risques en témoignant ainsi de la solidarité européenne. Mais pas plus qu’en 2011 au moment de la crise des dettes souveraines, les pays européens « sérieux » (Allemagne en tête) se laisseront facilement « tordre le bras ».     

On nous rappellera également la nécessité de compléter l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux, comme si la construction de nouveaux étages était une solution à la fragilité des fondations. 

Concrètement un plan d’aide de 100 milliards d’euros de la Commission, intitulé « SURE », vient d’être mis sur pied pour financer les programmes de chômage partiel et d’indemnisation de l’arrêt d’activités, principalement en faveur de l’Italie et l’Espagne. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit de prêts qui se rajouteront à l’endettement public, l’avantage étant qu’ils seront moins chers et plus longs que ceux accessibles sur les marchés financiers. Cela sera très insuffisant et les élites européennes le savent. Tant et si bien qu’elles centrent désormais le débat sur le Mécanisme Européen de Stabilité (le fameux MES, sorte de « FMI européen »), dont la capacité d’intervention est de près de 410 milliards d’euros de prêts mobilisables pour les pays en difficulté et dont la conditionnalité, très « austéritaire », serait fortement allégée compte tenu des circonstances actuelles. La Banque Européenne d’Investissement participera également à l’« effort de guerre » en augmentant considérablement ses financements d’infrastructures.   

Au-delà de ces pis-aller il existe une solution techniquement assez simple qui permettrait de desserrer la contrainte financière sur les États en grande difficulté et ce, sans transfert de dette d’un pays à l’autre ni de mutualisation de celle-ci entre tous. Elle consiste à modifier la politique de rachat d’actifs de la BCE via les banques centrales nationales. À l’heure actuelle et selon ses règles, le système européen de banques centrales (SEBC), dans le cadre de son « assouplissement quantitatif » (quantitative easing ou Q.E.), rachète la dette au prorata de la participation des États au capital de la BCE. Ainsi, l’Allemagne, gros actionnaire de la BCE et peu endettée, bénéficie mathématiquement du rachat d’une part très importante de son endettement public par la Bundesbank alors qu’elle n’en a nul besoin puisque les marchés financiers ont pleine confiance dans les obligations allemandes. Avec les mêmes règles de calcul, l’Italie, actionnaire plus modeste de la BCE mais criblée de dettes, ne peut pas compter sur la Banca d’Italia pour racheter une part importante de la dette du pays alors qu’elle doit faire face à des marchés financiers logiquement beaucoup plus réticents. La France se situant entre ces deux extrêmes.

Le bon sens voudrait que les pays les plus endettés puissent bénéficier de rachats beaucoup plus importants de leur dette publique par leurs banques centrales. Mais le risque est évidemment celui d’une vague inflationniste provoquée par cette importante création monétaire. Il suffirait que symétriquement les pays peu endettés cessent ou diminuent leurs rachats. Ainsi se créerait un équilibre au sein de la zone entre création monétaire au Sud et destruction monétaire au Nord, coordonné par la BCE. Cette stratégie que nous appellerons le « Q.E. asymétrique », n’a pas l’heur de plaire aux Allemands qui y voient un évident « aléa moral et financier » dont ils seraient, le cas échéant, les perdants.

Il est certain qu’une telle « facilité » – celle qui pourrait consister à s’endetter toujours plus et faire racheter la dette par la banque centrale – encouragerait les pires dérives budgétaires dans les pays qui y sont abonnés depuis des années.  En conséquence, et toutes choses égales par ailleurs, il y a un compromis européen à trouver entre ce nécessaire retour à la souveraineté monétaire nationale et d’indispensables règles communes de discipline budgétaire et financière au niveau de chacun des membres de la zone si l’on veut pérenniser l’euro.  



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Economiste et haut fonctionnaire. Président de l’Institut Apollon.

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