Accueil Édition Abonné Avril 2017 Alain Finkielkraut: « Je ne compare pas Fillon à Dreyfus, mais… »

Alain Finkielkraut: « Je ne compare pas Fillon à Dreyfus, mais… »


Alain Finkielkraut: « Je ne compare pas Fillon à Dreyfus, mais… »
François Fillon, mars 2017. SIPA. AP22034452_000010
François Fillon, mars 2017. SIPA. AP22034452_000010

Christine Angot sur France 2 (26 mars)

Le jeudi 23 mars 2017 est une date historique. Nous savions depuis quelque temps déjà que rien n’échappait à l’implacable loi du divertissement, que les humoristes sévissaient partout, tout le temps, et que notre lot était – selon la géniale expression de Neil Postman – de « nous distraire à en mourir ». Mais ce qu’on a vu le 23 mars dans L’Émission politique qui recevait François Fillon, c’est le divertissement lui-même déchoir et s’avilir jusqu’à ressusciter les jeux du cirque. L’invité-surprise du jour était Christine Angot, et celle-ci n’a pas choisi de dialoguer, même durement, avec François Fillon, elle a voulu le mettre à mort. Refusant tout véritable face à face, elle lisait, le visage convulsé par la haine, un texte d’invectives, au point que certains ont pu dire qu’elle avait « pété un câble ». Ils se trompent : Christine Angot n’a pas de câble. C’est même ce qui la définit. Rien ne l’arrête, rien ne la retient, elle ne connaît ni hésitation ni inhibition. Poussée par le sentiment, l’émotion, ou l’idée fixe qui l’habitent, elle fonce tête baissée sans le moindre égard pour tout ce qu’elle supprime et brise. Sélectionné par les responsables de la chaîne de Service public en toute connaissance de cause, ce pur individu a déboulé sur le plateau et l’a aussitôt transformé en arène. Alors même qu’elle était censée représenter la fraîcheur et l’authenticité de la société civile face à nos politiques magouilleurs et coupés des réalités, elle s’est affranchie des règles du débat démocratique, elle a bafoué la décence commune. Elle a fait tout ce qui ne se fait pas, et il n’y avait pas besoin d’être filloniste pour trouver insupportable le spectacle de sa férocité. « Sommes-nous tombés si bas ? », s’est-on demandé avec horreur dans de très nombreux foyers français.

Le retour d’un instinctivisme haineux

Mais cette question n’a pas été relayée dans les médias. Bien au contraire. Invité sur France Inter pour présenter avec Marc Dugain sa nouvelle revue America, l’excellent journaliste qu’est Eric Fottorino s’est incliné devant la capacité des écrivains à capter le réel mieux que tout le monde. Il a donné deux exemples de cette clairvoyance littéraire : Philip Roth, qui a anticipé l’élection de Trump dans Le complot contre l’Amérique, et Christine Angot, qui a trouvé des mots justes dans sa diatribe contre Fillon. Mais Philip Roth n’a rien anticipé du tout quand il a imaginé l’élection de Charles Lindbergh à la présidence des Etats-Unis. Il a voulu défataliser le passé en racontant ce qui aurait pu être. Et, a-t-il précisé tout récemment, il est beaucoup plus facile de se représenter Charles Lindbergh en président que Donald Trump. Lindbergh ne se réduisait pas à ses sympathies nazies. Il a fait preuve d’un courage immense et d’un véritable génie aéronautique en traversant l’Atlantique en 1927, c’était un homme substantiel et, avec Henry Ford, l’Américain le plus célèbre de l’époque. En revanche, ce qui excède l’imagination du romancier, ce n’est pas Trump comme type humain, c’est Trump à la Maison Blanche : ignorant du gouvernement, de l’histoire, de l’art, de la science, de la philosophie, incapable d’exprimer ou de reconnaître la moindre subtilité, la moindre nuance, dépourvu de toute décence et maniant un vocabulaire réduit à 70 mots, tel est l’inimaginable Trump !

Quant à Christine Angot, elle a exercé sa vocation d’écrivain en répondant à François Fillon, qui lui demandait : « Qu’est-ce qui vous permet de dire que je suis coupable ? »« C’est ce que je ressens ! » C’est donc ça, la littérature ? Le ressenti ? En 1898, les intellectuels qui doutaient de la culpabilité de Dreyfus et refusaient leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte, ont cherché méthodiquement des preuves. Leurs adversaires ne s’embarrassaient pas de[access capability= »lire_inedits »] ce genre de scrupules. Les faits judiciaires ne retenaient pas leur attention, car au travail d’enquête et à l’exercice de la raison, ils opposaient les certitudes de l’instinct. Dreyfus, à leurs yeux, respirait la trahison. Et, le jour de sa dégradation, Léon Daudet, porte-parole du peuple en colère, n’a voulu voir en lui qu’« une fixité d’audace têtue qui bannit toute compassion ». Il était, de même, impossible à Christine Angot d’admettre que le châtelain de Sablé-sur-Sarthe ait été blessé par la violence des attaques dont il fait l’objet depuis deux mois. Elle n’envisageait pas que cette âme noire pût souffrir d’être désignée quotidiennement à la vindicte universelle. Et Fillon commettait un sacrilège en osant dire, lui, le possédant, lui, donc, le monstre, qu’il avait compris Pierre Bérégovoy, ce fils d’ouvrier. Que Fillon était un scélérat dénué de toute humanité, elle le concluait de sa classe.

Soyons clairs : je ne compare pas François Fillon avec le capitaine Dreyfus. Quelle que soit l’issue de son odyssée judiciaire, il a révélé, avec l’accaparement familial de son enveloppe parlementaire et les largesses consenties à son épousé par La Revue des deux mondes, un aspect de lui-même dont je conçois très bien qu’il décourage certains de ceux qui s’étaient résolus à voter pour lui parce que la gauche actuelle est absurde, parce que le Front national demeure très inquiétant, et parce que  le narcissique, ondoyant et inexpérimenté Emmanuel Macron n’est pas en mesure de constituer une majorité parlementaire. Ce qui me désespère, c’est de voir revenir en force le même instinctivisme haineux que celui qui avait fait rage pendant l’Affaire et que ce grand retour s’opère sous le pavillon de la littérature.

Quelques heures après l’interview d’Éric Fottorino, un autre grand journaliste, Laurent Joffrin, écrivait sur le site de Libération : «Incongrue, intempestive, agressive, mais sincère, l’intervention de Christine Angot, jeudi soir sur France 2 face à François Fillon, restera dans les archives comme un « OTNI », un « Objet Télévisuel Non Identifié », baroque et dérangeant. C’est le propre des écrivains et des écrivaines (sic) que de sortir du cadre de la bienséance télévisuelle. »

Au terme de plusieurs décennies de transgression, de subversion, de révolte contre les interdits et de levée de tous les tabous, Laurent Joffrin en vient à identifier littérature et goujaterie. Il ne sait plus que le littéraire, ce n’est pas le littéral, le pulsionnel, le péremptoire, mais la mise en forme du réel et, à ce titre, l’une des composantes essentielles de la civilisation. La question que je me pose après avoir entendu Éric Fottorino et lu Laurent Joffrin est celle-ci : combien de temps la littérature française survivra-t-elle à l’oubli de sa définition ?

La menace d’Erdogan (26 mars)

Le président Erdogan désire accroître ses pouvoirs déjà considérables. Il a donc appelé à la tenue d’un référendum pour une réforme constitutionnelle, et, afin de mobiliser les Turcs de la diaspora, il a voulu organiser des meetings de soutien en Europe. Aux Pays-Bas et en Allemagne, ces meetings ont été interdits. Erdogan, furieux, a alors traité Merkel et le Premier ministre néerlandais de « nazis ». La France a pourtant décidé de maintenir le rassemblement prévu à Metz, et le ministre des Affaires étrangères turc a pu y répandre la bonne parole. Cela prouve que s’il y a bien une Union Européenne, il n’y a pas de « nous » européen. L’Europe n’est pas, malgré tous les beaux discours, une expérience partagée. L’Europe n’est pas une communauté de destin.  Elle le serait si les Français se sentaient visés quand d’autres Européens subissent des attaques ignominieuses. À la provocation d’Erdogan, à son arrogance, et à son instrumentalisation éhontée de l’histoire, les soi-disant Européens ont réagi en ordre dispersé, et les médias français, si friands pourtant de scandales, n’ont rien trouvé à reprocher à leur gouvernement dans cette affaire. Certains éditorialistes se sont même félicités avec Daniel Cohn-Bendit que ce gouvernement ait eu la sagesse de ne pas jeter de l’huile sur le feu…  Sagesse, donc, et non couardise.


Alain Finkielkraut réagit à l’Émission… par causeur

Il y a plus grave : notre presse investigatrice qui invoque à tout bout de champ le droit de savoir a choisi de ne pas rapporter les propos du président turc à l’adresse de ses compatriotes vivant en Europe : « Ne faites pas trois enfants, faites-en cinq, vous êtes l’avenir de l’Europe. »  C’est Jacques Dewitte, un ami philosophe habitant Berlin, qui m’a alerté. Je n’ai pas voulu le croire. Une dépêche du New York Times, lue sur Internet, a levé mes doutes. Pourquoi cette déclaration  a-t-elle été mise de côté, au lieu d’être mise en relation avec ce que le même Erdogan disait, alors qu’il était maire d’Istanbul : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes, et les croyants nos soldats » ? Parce que la menace d’Erdogan est littéralement impensable dans les catégories héritées du siècle passé. Le colonialisme, c’est nous, pensons-nous spontanément. Nous ne pouvons donc pas concevoir que d’autres puissent avoir sur notre continent des visées explicitement coloniales.

Notre temps a deux grandes caractéristiques contradictoires : la mondialisation des échanges, des informations, de la communication, et la guerre des mondes. À l’heure d’Internet, la Turquie d’Erdogan referme la parenthèse laïque ouverte par Mustafa Kemal et se réinscrit dans la longue durée ottomane et islamique. De cette longue durée, la mémoire collective ne sait rien et ne veut rien savoir, car elle est toute entière absorbée par le XXe siècle ou l’idée qu’elle s’en fait. Le XXe siècle est l’unique objet de sa réflexion. Résultat : au lieu de nous rendre plus vigilants, elle nous plonge dans l’hébétude. Et ce qui la fait tenir envers et contre tous les débordements du réel, c’est la panique. Une panique qui n’est pas tant l’effroi devant les nouveaux périls que la peur de retomber, en les constatant, dans le travers dont le déchaînement apocalyptique nous hante et nous hantera longtemps encore : le racisme. Alors les médiateurs de l’information et les leaders d’opinion s’emploient avec une ardeur inlassable à revêtir le présent d’habits d’un autre âge. Et malheur à celui qui dit : « Le roi est nu » ![/access]

Avril 2017 - #45

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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