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Amour, gloire et beauté

Entretien avec Franck Ferrand, propos recueillis par Élisabeth Lévy, Jean-Baptiste Roques et Jonathan Siksou


Amour, gloire et beauté
Franck Ferrand © Hannah Assouline

Pour l’historien Franck Ferrand, l’esprit français se niche autant dans les jardins de Le Nôtre que dans le Tour de France, dans le savoir-vivre des salons comme dans le savoir-faire des bâtisseurs de cathédrales. Sa palette est aussi variée que les paysages et les terroirs qui composent notre beau pays.


Causeur. Qu’est-ce que l’esprit français selon vous ?

Franck Ferrand. C’est d’abord une disposition mentale, une manière fine et directe, rapide si vous voulez, de faire sourire aux dépens des idiots. Et puis c’est une posture ironique et frondeuse – songez aux mazarinades du XVIIe siècle, aux poissonnades du XVIIIe… Je mettrais par ailleurs sous ce terme une forme d’élégance morale, de panache à la Cyrano. Enfin il y a tout ce qui imprègne chez nous les arts et les lettres : une exigence de clarté, de mesure, d’équilibre – en un mot : d’intelligence. On doit pouvoir comparer l’esprit français à ce qu’a été, dans la Grèce antique, l’esprit athénien, opposé par sa douceur à l’esprit spartiate et, dans son essence, à l’esprit perse. L’acropole d’Athènes est certes grandiose, mais elle rayonne à taille humaine, tandis que le palais de Darius à Suse était conçu pour écraser. Vous retrouverez une légèreté comparable à Trianon, par exemple : comme une impression de grandeur aimable. Il y a dans l’esprit français quelque chose de la section d’or : je veux dire, un rapport de proportions. Si vous lisez des auteurs comme La Fontaine ou Mme de Sévigné, vous verrez ce que c’est que la simplicité, le naturel, la convenance, la civilité… Vous y retrouverez l’esprit d’Albert Samain dans ces vers sur Versailles :
Grand air. Urbanité des façons anciennes.
Mains royales sur les épinettes. Antiennes
Des évêques devant Monseigneur le Dauphin.
Gestes de menuet et cœurs de biscuit fin ;
Et ces grâces que l’on disait Autrichiennes…

Tous les éléments que vous mentionnez convergent vers un même souci de la forme.

Assurément. Les Français sont formalistes, sans doute, ils entretiennent avec l’esthétique un lien d’élection. Leurs productions se doivent d’être belles, non seulement pour le patron ou pour le client, comme disait Charles Péguy dans sa belle page sur le bâton de chaise, mais aussi en soi et pour soi. Il appelait cela « l’esprit des cathédrales », par référence aux constructions gothiques dont même les parties invisibles, placées tout en haut sous la voûte, étaient soignées à la perfection.

Question difficile : d’où cela vient-il ? Norbert Elias parlait d’un « procès [processus] de civilisation », ce long chemin par lequel passent les mœurs pour se raffiner, se policer… Un processus qui en France a eu pour cadre privilégié la cour royale et pour moteur la courtoisie – c’est-à-dire les bonnes manières, spécialement envers les dames. Il est certain qu’avec Anne de Bretagne, la cour s’est féminisée ; mais Aliénor d’Aquitaine avait depuis longtemps ouvert la voie, avec ses « cours d’amour »… L’une des dernières représentantes de ce long processus fut sans doute Mme de Genlis, qui à la Restauration devait faire paraître De l’Esprit des étiquettes, charmant ouvrage où l’esprit français souffle à chaque ligne.

Qui était-elle ?

Une de ces grandes dames qui, à la fin de l’Ancien Régime, ont fait briller l’esprit français. Proche des Orléans avant la Révolution, elle s’est trouvée en charge de l’éducation du jeune Louis-Philippe, avant de devenir, la tempête une fois calmée, l’éducatrice de ses enfants. Destinée limpide et emblématique ! Mme de Genlis était de celles qui possèdent les usages sur le bout des doigts, qui sentent d’instinct si l’on doit s’asseoir au fond, au milieu ou au bord d’un siège, en fonction de la personne que l’on a en face ; qui savent, selon l’occasion, s’il convient de saluer la maîtresse de maison avant de quitter son salon, ou s’il vaut mieux filer à l’anglaise…

C’est un peu futile, non ?

Nous y voilà… Je ne suis pas d’accord avec cela. Ces futilités apparentes procèdent au vrai d’une étonnante ambition : promouvoir une société du respect.

Et puis, ce qu’il y a de sérieux dans l’esprit français, c’est que sa forme épouse le fond des choses jusqu’à se confondre avec lui. Écoutez la musique française : vous n’y trouverez pas facilement la cérébralité d’un Bach, le souffle d’un Beethoven, le brio d’un Verdi. Mais dans son formalisme équilibré, dans ses grâces mélodiques, vous pourrez déceler tout le fruit – faussement futile – d’un long cheminement. Quand Ravel rentre du front, après la Première Guerre mondiale, il n’a rien de plus pressé que d’écrire un Tombeau de Couperin qui, tout moderne qu’il soit, s’inscrit dans une tradition. Même chose avec les philosophes français : on serait tenté de les juger moins créatifs, moins disruptifs que leurs homologues allemands ou nordiques ; Montaigne, Pascal, Rousseau, Tocqueville ou Alain parlent une langue si pure, si nette, si compréhensible, qu’elle paraît tirée d’une conversation de salon. Mais qu’on s’en imprègne seulement, et l’on verra tout ce que peut s’y cacher de profondeur. Trois paragraphes de Bergson valent bien souvent un livre entier de Heidegger.

Autre domaine que j’affectionne, vous le savez, et dans lequel s’épanouit l’esprit français : les arts décoratifs. Même notre mobilier le plus rocaille se tient éloigné de la folie qu’on voit dans certains palais de Venise. Prenez un cabriolet Louis XV, tout en courbes, avec quelques rinceaux et une petite coquille : jamais celle-ci ne viendra occuper la moitié du dossier, comme dans le baroque méridional. Parce qu’il est mesuré, notre formalisme amodie ce qu’il pourrait y avoir d’excessif dans la tendance du moment.

Est-ce qu’une partie de tout cela n’a pas disparu avec la royauté ? La Révolution n’a pas brillé par son sens de la mesure ou son amour de la beauté.

Dans son amorce et ses principes, la Révolution ne rompt pas, que je sache, avec l’esthétique. La Déclaration des droits de l’hommeest écrite dans une langue suprêmement élégante. Je viens de donner un spectacle sur les femmes de la Révolution, dans lequel ma partenaire, la comédienne Garance Bocobza, lisait des textes d’Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Manon Roland et Charlotte Corday ; le public a pu y découvrir de véritables trésors d’écriture ! Que la Révolution, à partir de 1792 et 1793, ait basculé dans tout ce qu’on sait, et que des merveilles aient été détruites au nom de l’idéologie, ne doit pas faire oublier l’affinité première des Lumières avec un certain raffinement. Bien sûr, la Révolution a mené vers le pouvoir et la richesse des strates sociales moins policées par les siècles… Bien sûr, l’empereur n’est plus aussi raffiné que le roi ; et lorsque Napoléon, grossier, demande à la duchesse de Richelieu si les perles qu’elle porte aux Tuileries sont vraies, il s’entend rétorquer : « Non, Sire, mais je me suis dit que pour venir ici, c’était bien assez. » C’est aussi cela, l’esprit français : le bon mot qui remet les choses – et les gens – à leur place…

Pour autant, je ne pense pas que le faubourg Saint-Germain, au temps de Marcel Proust, ait forcément moins brillé qu’à l’époque de Voltaire. La raréfaction de l’esprit français est venue plus tard, avec la massification de la culture et le rabotage des singularités – à notre époque, autrement dit…

Lecture dans un salon (ou La Lecture de Molière), Jean François de Troy, vers 1728 D.R.

Et vous ne voyez personne pour reprendre le flambeau ?

Vous savez aussi bien que moi que certaines personnalités s’ingénient toujours à le porter bien haut… Mais je constate que, bien souvent, c’est de l’étranger que nous viennent des appels à défendre et maintenir cette forme d’esprit. Des amis brésiliens, chinois, marocains ou autres me disent leur regret de voir reculer ce qu’ils ont admiré. Et quand j’entends mon ami belge Hippolyte Wouters faire briller la langue de Corneille, quand je le vois écrire des pièces entières en alexandrins, je me dis que nul n’est prophète en son pays et que de l’extérieur, peut-être, viendra le Salut…

Beaucoup de Français passent leur été avec vous, puisque vous commentez chaque année les merveilles patrimoniales du Tour de France. Peut-on retrouver quelque chose de l’esprit français dans cet événement sportif ?

En cultivant le paradoxe, on pourrait dire que le Tour de France en est une des dernières manifestations… Savez-vous qu’il s’agit, à l’échelle mondiale, du direct le plus regardé à la télévision – davantage même que les Jeux olympiques ? Nous sommes diffusés dans 190 pays ! Ce succès doit beaucoup aux exploits des coureurs, c’est vrai ; mais il est aussi un hommage plus diffus à la France dans toute sa variété. Lors du Tour, notre survol du peloton, de coteau en vallon, de plaine en bocage, finit par constituer une sorte de grand kaléidoscope de cette prodigalité.

Sacha Guitry, d’un chauvinisme souriant, a célébré dans Ceux de chez nous cette munificence. Un jour qu’il s’apprêtait à déjeuner avec Claude Monet et Auguste Rodin, les deux grands artistes, au moment de passer à table, se sont fait des politesses : « Passez donc… mais je n’en ferai rien, vous d’abord… » ; Monet finit par dire : « Pardon, mais je suis de 1840 » ; et Rodin : « Pardon, mais moi aussi ! » ; alors Monet : « Oui, mais je suis de novembre » ; Rodin : « Mais moi aussi ! » ; Monet : « Je suis du 14 » ; Rodin : « Moi aussi ! » Guitry s’est un peu arrangé avec les dates, mais il célébrait dans cette coïncidence un signe de l’incomparable richesse d’un pays capable de donner, le même jour, deux génies à l’humanité.

Parmi les paysages survolés par l’hélicoptère du Tour de France, certains vous touchent-ils plus que d’autres ?

Les jardins à la française. Vus du ciel, ils pourraient au premier abord avoir l’air ennuyeux. Ces grandes allées, ces étoiles, ces quinconces… Seulement voilà : quand on descend dans le jardin et qu’on se promène aux côtés de M. Le Nôtre qui en a livré la quintessence, le jardin à la française devient plus intéressant. D’abord il joue sur les masses et les volumes, crée des perspectives et des rythmes… Il fait alterner le plein et le vide, le grand et le petit, l’attendu et l’inattendu ; car en son cœur se dissimulent des bosquets, comme autant d’évocations de l’Éden. Ils peuvent même tolérer l’anecdote, à travers de petits jeux d’eau ou des aménagements pour rire… Oui, plus j’y pense, et plus je vois dans le jardin à la française un symbole vivant de l’esprit français dans ce qu’il peut avoir d’intelligent et de formel, mais aussi de surprenant.

Été 2025 – #136

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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