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Peindre des parcelles de notre existence

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peintres roumains vuitton

L’espace culturel Louis-Vuitton, à Paris, a réuni un choix d’œuvres représentatives des principaux artistes roumains actuels, principalement des peintres. L’occasion de découvrir une école de peinture qui, loin des fantasmes de l’art contemporain, s’intéresse à ces expériences minimes qui constituent le tissu de notre existence.

La Roumanie est sans doute l’un des pays qui contribuent le plus au renouvellement de la figuration contemporaine. La ville de Cluj, en Transylvanie, à proximité de la Hongrie, y joue un rôle déterminant ; si bien qu’on pourrait parler d’école de Cluj, comme il y a une école de Leipzig. Les artistes de ce vivier roumain, la plupart jeunes, paraissent particulièrement dégagés des genres et des manières du XXe siècle. Ils fuient les picturalités tapageuses et les compositions saturées de délires. Leur peinture, apparemment plus sobre, est aussi plus réaliste. Elle pénètre la vie humaine avec probité et, disons-le, avec pertinence.

À l’image de  Serban Savu (né en 1978) qui peint avec bonhomie la vie dans les banlieues héritées d’un collectivisme déchu, ou encore de Sergiu Toma (né en 1987) qui évoque le silence des existences ordinaires avec un lyrisme contenu. Bogdan Vlatudja (né en 1971) lui, brosse, à la manière d’Anselm Kiefer, la noirceur des déraisons urbanistiques, tandis que Mircea Suciu (né en 1978) signe la très belle peinture Leading the blind où l’Histoire se révèle comme coalescence des cécités. Enfin, Adrian Ghenie (né en 1977), malheureusement représenté par une seule toile, donne un aperçu de son talent à nous conduire dans l’intimité de la bestialité humaine.

On ne peut pas dire que ces artistes soient des nostalgiques de la période communiste. Ils semblent, au contraire, nourrir une méfiance instinctive pour tout ce qui est utopies, promesses d’avenir et beaux discours. Pourtant, alors que les savoir-faire figuratifs étaient laminés à l’Ouest, le réalisme socialiste, aussi contestable soit-il, assurait une sorte de transmission minimale des pratiques. Ce n’est sans doute pas un hasard si une bonne part des artistes figuratifs contemporains sont apparus dans d’ex-pays socialistes : Allemagne de l’Est, Russie, Roumanie, Chine, etc. Les artistes exposés à l’espace Louis-Vuitton sont cependant loin d’être réductibles à une filiation locale. Au contraire, ils brillent par leur aptitude à puiser dans des sources très éclectiques. Ici on sent des échos de Vermeer, là des caravagesques napolitains, là de Vuillard, là encore d’Éric Fischl ou de Michaël Borremans. Ces artistes roumains ne se sentent pas limités à ce cher vieux XXe siècle. Ils s’y intéressent, évidemment, mais sans exclusive. C’est ce qui s’appelle avoir une lecture intelligente de l’histoire de l’art.

Leur peinture peut donner l’impression d’un certain classicisme. Cependant, elle ne relève en rien d’un retour sommaire à la peinture d’histoire ou à la peinture anecdotique. Ce n’est pas non plus une de ces peintures de fantasme, comme il y en a eu tant au XXe siècle. Les fantasmes, surtout ceux des autres, à la longue, je trouve cela extrêmement ennuyeux. Les artistes roumains dont il est question s’intéressent plutôt à ces petits moments ou à ces expériences minimes qui constituent le tissu de notre existence. Généralement, on passe si vite sur ces parcelles de vécu qu’on ne s’en rend pas compte. Ces éléments de vie sont tout de suite mélangés à d’autres, pris dans le tourbillon des événements. Ils nous échappent, tout comme la vie elle-même. En s’y intéressant, ces artistes montrent de quoi l’existence est faite. Que demander de plus ? À voir donc de toute urgence…

 

Scènes roumaines, jusqu’au 12 janvier 2014. Espace culturel Louis Vuitton. 60, rue de Bassano ou 101, avenue des Champs-Élysées, Paris 8e.

*Photo : Oana Farcas, « Blue man ».

Bilan musique 2013

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dion beatles cantat

À l’échelle internationale, 2013 est sans conteste l’année Bowie : une exposition hommage à l’artiste caméléon a attiré les foules et le gotha rock à Londres cet été (événement dont Causeur vous a rendu compte), précédée d’un album qui tient la route comme un bon T. Rex, publié sans tir de sommation en mars. Pas moins de cinq titres en ont été extraits depuis, avec cette pure aberration : les deux gros tubes potentiels (« Dancing Out In Space » et « How Does The Grass Grow? ») n’ont pas bénéficié d’une sortie en single. À écouter : « Valentine’s Day ».

Enterrés vivants par le légendaire flair infaillible de la critique hexagonale à la sortie de leur album, les Strokes ont pourtant été les premiers à décoller les oreilles cette année. La musique pop-rock des New-Yorkais nous tripote l’âme comme Gershwin lèche le Manhattan de Woody Allen : amoureusement et frénétiquement. Ce cinquième essai intemporel porte l’intensité de vie à ébullition, normal donc que les béni-bobos soient passés à côté. À écouter : « Slow Animals ».

En mars toujours est sorti le nouvel album électro-rock du berlinois IAMX. Dans les années 80, un tel disque aurait investi les hit-parades naturellement (avec une meilleure pochette, soit). Mais quelque chose s’est perdu en route depuis, comme le savent tous les bons vivants. Les moindres aspérités se meurent. Il est possible de mesurer l’étendue des dégâts de la grande dénaturation générale actuelle à travers de simples faits anodins, comme par exemple l’omniprésence automatique du mot gourmand(e) ou gourmandise dans les textes culinaires quand rien n’en justifie l’usage (le livre anglais Crazy for Chocolate est devenu Gourmandises au chocolat dans sa version française…). À écouter avec gourmandise : « The Unified Field ».

Le printemps a aussi charrié dans son sillage le retour des vétérans new wave de Depeche Mode, toujours fringants. À écouter : « Should Be Higher », le meilleur single du groupe depuis « Walking In My Shoes ».

L’été est arrivé avec son cortège de blockbusters, Daft Punk a ramassé le jackpot international (« Get Lucky ») avant de se ramasser avec un flop intersidéral (« Lose Yourself To Dance »). Du coup, on ne sait où réside vraiment l’exploit.

Le grand gagnant du circuit francophone se nomme Stromae, dont l’album Racine Carrée renouvelle la chanson française (entre pop, rap et électro) et sonne déjà comme un classique indépassable dans le genre. L’artiste belge – audacieux, singulier et créatif – apporte une vraie bouffée d’oxygène dans le marché du disque, une grande claque aux petits mauvais auteurs. Après un premier album qui l’avait révélé de manière fracassante (avec « Alors on danse »), le phénomène n’a pas fini de faire l’unanimité autour de lui. À écouter : « Papaoutai », clip de l’année par la même occasion (100 millions de vues YouTube bien méritées !).

Dans un autre genre, la rentrée nous a réservé un beau lot de douceurs automnales – les pochettes ne trompent pas – avec le retour remarquable des bûcherons assagis de New Model Army, injustement ignorés des radios et médias français (qui osera le droit d’inventaire de la sacro sainte exception culturelle française un jour ?) et l’envoûtant deuxième album de Agnes Obel. A écouter : « Knievel » (New Model Army) et « Run Cried The Crawling » (Agnes Obel).

Pour les amateurs de variétés glitter, Céline Dion a sorti le grand jeu en novembre avec des chansons bigger than life évoquant tour à tour Michael Jackson, Justin Timberlake, Dolores O’Riordan ou encore Pink ! À écouter : « Loved Me Back To Life ». Bien sûr, les nostalgiques de Noir Désir préfèreront goûter la rédemption publique bigger than death de Bertrand Cantat, dont l’album plus ou moins solo est l’évènement discographique français de cette fin d’année (à écouter : « Avec le temps »).

Petite mention également à la pépite introspective Rouge Ardent, flamboyant retour aux sources soul-funky d’Axelle Red (autre belge de l’année avec Stromae). A écouter : « Rouge Ardent ».

Enfin, je vous recommande l’album des musiques de films de John Parish – le complice de PJ Harvey -, Screenplay, parfait pour des nuits intimes en tête à tête avec une bouteille de vin rouge ardent ou l’être aimé (ou les deux de préférence).

Les Beatles et les Rolling Stones, à cause desquels l’âge de la retraite est sans cesse repoussé, nous reviennent chacun avec un double album live pour les fêtes. Alors Stones ou Beatles ? Les deux mon neveu !

 

 

David Bowie, The Next Day, ISO Records

The Strokes, Comedown Machine, RCA Records

IAMX, The Unified Field, 61 Seconds Records

Depeche Mode, Delta Machine, Columbia Records

Daft Punk, Random Access Memories, Columbia Records

Stromae, Racine Carrée, Universal

New Model Army, Between Dog And Wolf, Attack Attack Records

Agnes Obel, Aventine, PIAS

Céline Dion, Loved Me Back To Life, Sony Music

Détroit, Horizons, Barclay

Axelle Red, Rouge Ardent, Naïve

John Parish, Screenplay, Thrill Jockey

The Beatles, On Air – Live at the BBC Volume 2, Calderstone

The Rolling Stones, Sweet Summer Sun – Hyde Park Live, Eagle

 

*Photo : Bauweraerts/Isopix/SIPA. 00670005_000003.

En Corée du Nord, le népotisme ne passera pas. L’avunculisme non plus!

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Kim Jong un, le jeune chef de la Corée du Nord, a fait exécuter son oncle, parce que celui-ci était son mentor, et qu’il en était le protégé.

Cet oncle a été puni par le neveu pour crime de népotisme.

C’est que les communistes ne plaisantent pas avec ce crime atroce.

En Corée du Nord, les neveux vont être entraînés à suivre l’exemple de leur chef  et à dénoncer les oncles et tantes qui auront tenté de les aider.

Les oncles et tantes devront prouver qu’ils  haïssent et combattent le népotisme en dénonçant les neveux qui ne les auront pas dénoncés.

Telle est l’émulation communiste.

Ceux qui dénonceront leurs oncles et tantes après avoir dénoncé et envoyé à la mort leur père et leur mère auront prouvé qu’ils ne placent pas les liens familiaux au-dessus de leurs devoirs de communistes.

Ceux qui ne dénonceront pas le népotisme de leurs oncles et tantes seront exécutés pour crime d’avunculisme.

Cette vertu admirable fait paraître bien laxistes et bien corruptibles nos Robespierre, nos Marat et nos Mélenchon.

Il est temps de se ressaisir.

Parmi les plumes de Causeur qui dénoncent l’usage du mot totalitaire par les anticommunistes néo-cons, s’en trouvera-t-il une pour chanter l’héroïsme révolutionnaire de Kim Jong un ?

Baby Loup, la justice de justesse

baby loup laicite

On n’allait pas bouder son plaisir. Ce 27 novembre, quelques minutes après 9 heures, les téléphones ont chauffé et les hurlements de joie fusé dans la petite confrérie qui, en trois ans, s’est formée autour de la crèche Baby Loup et de sa directrice Natalia Baleato. Depuis le 19 mars, date à laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison à Fatima Afif, salariée licenciée pour cause de port du voile islamique, le camp laïque avait moral en berne. Quant à la formidable équipe qui à Chanteloup, dans ces cités frappées en même temps par la désindustrialisation et la progression du fondamentalisme islamique, se débat dans un climat tendu et les embarras administratifs, elle était au bord de l’épuisement. Enhardis par la bénédiction donnée par la plus haute juridiction française, les islamistes avaient poussé leur avantage, poussant certains parents à multiplier les exigences les plus loufoques, comme la suppression des assiettes décorées de petits cochons. Ils espéraient bien, cette fois, venir à bout de l’irréductible bastion qui résiste encore et toujours à la loi qu’ils prétendent imposer à tout le quartier. Et d’une certaine façon, ils y sont parvenus puisqu’à la fin de l’année, la crèche déménagera pour prendre ses quartiers à Conflans-Sainte-Honorine.

Sous réserve de trouver les fonds nécessaires[1. Dons à envoyer à l’association Baby Loup, 12, place du Trident, 78570 Chanteloup-les-Vignes.]. Autant dire qu’on n’osait espérer un tel revirement.[access capability= »lire_inedits »] Alors que l’Observatoire de la laïcité, institution chargée de protéger ce fleuron de l’exception française, semble avoir entrepris de la détricoter en l’appelant « ouverte » ou « positive », nul n’aurait parié sur la capacité des magistrats à défier l’étage du dessus. Comme quoi on a parfois raison de faire confiance à la Justice de son pays. « L’arrêt de rébellion » invoque « la nécessité de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant » en même temps que « celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes […] dans un environnement multiconfessionnel » pour conclure qu’une entreprise peut « imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse ». Une réplique implacable à Me Michel Henry, l’avocat de la « nounou voilée » : dès lors que l’écrasante majorité des enfants et des habitants du quartier sont musulmans, avait-il expliqué en substance à l’audience, il n’y a aucune raison de s’opposer à l’application des préceptes islamiques.

L’argument est révélateur de ce qu’est le multiculturalisme dans l’esprit de ses promoteurs : un moyen d’imposer à la minorité la culture de la majorité. Notre ami Richard Malka, le fougueux avocat de la crèche, était d’humeur lyrique : « Nous avons sauvé la laïcité ! » On n’avait pas le coeur de tempérer son enthousiasme, et encore moins, de dire quoi que ce soit qui pût assombrir le sourire rayonnant de Natalia. Reste que ce qu’un juge a fait, un autre juge peut le défaire – en l’occurrence la Cour de Cassation qui statuera en séance plénière sur le nouveau pourvoi immédiatement formé par les défenseurs de madame Afif, puis, en cas de confirmation de l’arrêt du 27 novembre, la Cour européenne des Droits de l’Homme dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours. Mais le plus inquiétant est qu’au plus haut niveau de l’Etat, en particulier à Matignon, règne visiblement une tout autre conception de la place des religions dans l’espace public. L’essentiel est de ne fâcher personne et, plus encore, de ne pas être soupçonné de la moindre tolérance à l’égard des discriminations dont on nous serine qu’elles sont le lot quotidien des Français issus de l’immigration récente. Dans l’entourage de Jean-Marc Ayrault, on partage sans doute l’indignation de Me Henry qui a promptement dénoncé « l’espèce de populisme » exprimé par une partie de la haute magistrature, qui « se sent atteinte dans ses racines par la montée du fait religieux » – on se demande pourquoi.

Les rapports remis récemment au Premier ministre par les comités Théodule chargés de proposer des pistes pour refonder la politique d’intégration ne s’embarrassent pas de précautions (voir l’article de Malika Sorel). Pour faire court et clair, si on veut remédier à la crise de l’intégration, il faut renverser la question : c’est à la France d’avant, ou « de souche », de s’adapter à ses nouveaux citoyens, ce qui revient, concrètement, à s’effacer pour ne pas les froisser. Bref, après cette belle journée, la laïcité est seulement en sursis. Les enfants de Chanteloup, eux, ont déjà perdu leur crèche. Pour l’apprentissage de la liberté de conscience, ils repasseront. Cela facilitera leur intégration à la nouvelle France.[/access]

*Photo : HALEY/SIPA. 00611024_000001.

Arctique : l’eldorado de demain

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pole nord arctique

 

Le pôle Nord n’en finit pas de susciter une soif de découverte. Les conditions extrêmes qui y règnent font de ce lieu un territoire des possibles. L’aquarium de Paris ne s’y est pas trompé en consacrant son exposition de fin d’année à une exploration sous-marine du Grand Nord. Elle joue sur la fascination du public. L’audace et le courage des aventuriers fameux du début du XXe siècle ont façonné la légende polaire. Le cycle de conférences qui s’ouvre revient sur la première expédition « Under the Pole » de 2010, brillamment relatée dans le documentaire On a marché sous le pôle. Sous la direction de Ghislain Bardout, spécialiste de la plongée polaire et cameraman sous-marin, elle avait pu rapporter des images époustouflantes des cathédrales immergées sous la banquise. Lors de cette première internationale, il ne s’agissait pas seulement de « raconter en image la vie d’un univers à la dérive », comme le précise en exergue le compte-rendu de l’expédition, mais aussi d’étudier la physiologie humaine en condition de plongée extrême, d’analyser l’épaisseur de la glace et son évolution et enfin d’en apprendre davantage sur les organismes qui peuplent ces eaux malgré les conditions hostiles.

Science et émerveillement se mêlent dans cette aventure. En compagnie d’Emmanuelle Périer, Ghislain Bardout prépare une seconde expédition dont le départ est prévu en janvier prochain. Cette fois-ci l’équipe parcourra les dernières terres du plateau continental. Pendant 22 mois, la vie à bord du voilier qui longera les côtes du Groenland sera rythmée par les plongées, les tournages et les études climatiques. Si la France est en pointe en glaciologie et dans les études environnementales sur l’Océan Arctique, c’est qu’elle cultive encore l’esprit d’exploration. Néanmoins, on pourrait y voir un désavantage notoire quand on sait que l’enjeu des grandes puissances voisines du pôle Nord est actuellement de financer des études géologiques pour déterminer de futurs sites de forage. Pourtant, l’esprit d’exploration qui anime la France est héritier de ces grands hommes que l’Histoire a retenus tandis que l’esprit de prospection se distingue par son cortège d’anonymes.

Le recul de la banquise aiguise en effet les appétits des consortiums. Se modifiant perpétuellement, cet immense territoire glacé se réduit année après année. En 2012, sa superficie avait été réduite de moitié par rapport à celle de 2002. Même si elle se reforme pendant la période de nuit polaire, son recul significatif pendant l’été arctique n’a pas échappé aux grandes puissances. L’enthousiasme des expéditions polaires françaises est rattrapé par le pragmatisme et la frénésie des investisseurs. En effet, même si l’exploitation du gaz de schiste a réfréné les ambitions immédiates des Etats-Unis, il n’en demeure pas moins que l’Arctique représente 22% des ressources qui ne sont pas encore exploitées. Pétrole, gaz, métaux précieux, l’avenir de la prospection se joue en Arctique. Et à ce jeu, la France en pointe sur le plan de l’innovation scientifique, peine à s’imposer dans l’ère du pragmatisme, nouvelle alchimie, qui consiste à convertir ses découvertes en monnaie sonnante et trébuchante.

Chaque nation riveraine se bat pour revendiquer sa part du gâteau à venir. Avant même que les glaces aient totalement disparu, Russes et Canadiens affirment que l’Arctique est le prolongement de leurs plaques continentales respectives. Nouvelle passe d’armes, vendredi dernier puisqu’Ottawa a déposé un document à la Commission des  Nations Unies pour définir clairement ses frontières du Nord et par là englober de nouveaux territoires. En effet, depuis 2006 et la création du Conseil de l’Arctique qui regroupe les nations riveraines, notamment le Danemark, les Etats-Unis, la Russie, le Canada et la Norvège, les avant-postes militaires ne cessent de fleurir. C’est sans compter, la Chine en embuscade, qui, en 2008, avait déjà affrété un cargo guidé par un brise-glace pour tester la navigabilité du passage du Nord-Est. Rentabilité oblige, le trajet jusqu’à l’Europe devrait être diminué de quinze jours. Les spécialistes s’accordent pour dire qu’en 2050 les voies de navigation seront praticables une bonne partie de l’année.

Cette frénésie internationale ne fera que s’accentuer au cours des années à venir. Ce sont les prémisses d’une ruée énergétique pour alimenter la croissance mondiale. Peu importent les conséquences puisque le génie humain n’est dévolu qu’à découvrir de nouveaux gisements. En effet, on ne sait pas si en cas de fuites d’hydrocarbure, la technologie actuelle permettrait d’endiguer une marée noire. On ne sait pas non plus si la civilisation Inuit, qui n’est pas considérée comme une nation, s’en relèvera. Dans ce vide juridique où l’Arctique n’est protégé par aucune convention internationale, la fonte des glaces est simplement une aubaine.

Comment s’étonner de cette course folle vers des territoires restés jusque-là sauvages, quand on sait que l’ingéniosité humaine ira toujours plus loin pour prospecter ? « Plus oultre » était la devise de Charles Quint au XVIe siècle. La découverte du Nouveau Monde avait suscité partout en Europe une euphorie indicible, une appréhension nouvelle du monde, avant de se muer en ruée vers l’or et en pillage des mines indiennes. De même, au XIXème siècle, l’Amérique exaltait « l’esprit pionnier ». Chantée par Emerson, la conquête de l’Ouest était pour le poète synonyme de grands espaces inexplorés qui s’offraient à la connaissance et à la contemplation. On connaît la suite. Invariablement, il semblerait que l’enthousiasme de la découverte soit indissociable de l’affairisme des prospecteurs. Pourtant, les expéditions françaises sont le signe que la France cultive encore une forme d’idéalisme dans l’exploration et qu’il ne se limite pas à sauvegarder sur pellicule ce qui disparaîtra.

Nombreux sont les films de science-fiction à prédire le règne des consortiums dans l’exploration spatiale et dans l’exploitation minière des planètes que l’Homme serait susceptible de coloniser. Evidemment, tout cela est de l’ordre de l’hypothèse dans un futur bien éloigné, reste que l’impulsion est donnée dès aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité : la croissance économique, la croissance énergétique, la croissance démographique, la croissance militaire, la croissance territoriale, la croissance exponentielle et infinie, pour le meilleur et pour le pire.

*Photo : ZHANG JIANSONG/CHINE NOUVELLE/SIPA. 00604030_000003.

«Désigner, c’est stigmatiser»

diversite ayrault immigration

La sentence est tombée. Les cinq groupes de travail[1. « Connaissance reconnaissance », « Faire société commune dans une société diverse/Égalité réelle », « Habitat », « Mobilités sociales », « Protection sociale ».] installés en juillet par le Premier ministre pour proposer les axes de refondation de la politique d’intégration ont remis leurs conclusions. La France est reconnue coupable des pires ignominies, et elle ne bénéficie d’aucune circonstance atténuante. Nous savons à présent à quelle sauce l’identité française sera mangée. Jean-Marc Ayrault « salue la grande qualité de ces travaux et remercie l’ensemble des personnes qui y ont  contribué ». Ce travail illustre un bel esprit de coopération : les ministres concernés ont été étroitement associés à la composition des groupes.  Une saisissante homogénéité se dégage des différentes contributions, comme si la diversité, célébrée  de toutes parts, ne devait surtout pas concerner les opinions.

Il est reproché à l’École de la République d’avoir enseigné « jusqu’aux années 1960, une histoire “qui avait pour tâche de communiquer l’amour de la patrie par une représentation du passé autour de la seule France” ». Circonstance aggravante : encore de nos jours, « l’histoire enseignée se réfère à des figures incarnées qui demeurent très largement des “ grands hommes ” mâles, blancs et hétérosexuels. » De plus les enseignants, otages de « stéréotypes et préjugés » auraient opéré une hiérarchisation des élèves en fonction de leurs origines ethno-raciales.[access capability= »lire_inedits »] Sans compter qu’ils ne se seraient pas « spontanément mobilisés pour souligner les effets contre-productifs de la circulaire Chatel » de mars 2012, qui évoquait la laïcité et s’était « attachée à rappeler de façon descendante et universelle ses principes », quand il eût fallu « réfléchir aux conditions de développement d’une conception inclusive et libérale de la laïcité, d’une laïcité commune, sensible à la fois aux contextes et aux conséquences de sa mise en pratique ».

C’est donc en toute logique qu’est recommandée la « suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires discriminatoires, concernant notamment le “ voile ” ». Comprenez : la loi de 2004 doit être défaite, nonobstant le fait que les Français ont plébiscité la Charte de la laïcité à l’École, et que 83 % soutiennent l’idée d’une loi qui interdirait le port de signes religieux ou politiques dans toutes les entreprises privées. Dans ces statistiques se trouvent aussi des Français de confession musulmane, qui savent que la laïcité garantit la paix civile et conjure les guerres confessionnelles telles que l’Europe en a connues et qui ébranlent de nos jours le monde musulman.

La police, de son côté, est accusée d’avoir pratiqué « un traitement collectif sur des critères infondés en droit ». Aussi convient-il de prendre des « mesures énergiques pour introduire du discernement dans les modes d’intervention de la police ». « De ce fait, il s’agit là d’un des chantiers majeurs pour l’Autorité de lutte contre les discriminations sociales et ethnoraciales » qui devra voir le jour. Les policiers ne seront pas seuls à bénéficier de sa bienveillante attention, car, contrairement à la conviction d’Albert Camus, nommer les choses ajoute au malheur du monde : en vertu de quoi, il devient crucial de « revisiter tous les registres lexicaux utilisées au sein et par les institutions d’action publique tout comme par les médias et les partis politiques » et d’« étudier le recours à la sanction pour contraindre à la non-désignation » car « désigner, c’est assigner et c’est stigmatiser ». Il va de soi, bien entendu, que « seules les personnes devraient avoir le droit de se désigner elles-mêmes, si elles désirent valoriser une filiation, un attachement, une identité ».

La possibilité du « recours à la sanction pour contraindre à la non-désignation » devra être étudiée et un « délit de harcèlement racial » institué. La tâche de l’Autorité pourrait être titanesque, car il faudra par ailleurs « évaluer les programmations et actions de toutes les structures artistiques et culturelles de spectacles vivants, de musées, de médiathèques, de centres d’art…, afin de déterminer si les objectifs de connaissance et reconnaissance de la culture plurielle de la société française sont effectifs dans les propositions aux publics. » L’étendue des discriminations est le point de départ de la refondation de la politique d’intégration et constitue le fil conducteur des recommandations. Elle commande l’introduction dans le droit français du « sujet collectif » et l’instauration du « recours collectif ». Il faut rappeler ici le bilan des activités de la Halde en 2009 : sur 10 545 réclamations, 177 dossiers avaient donné lieu à un règlement à l’amiable, 212 à une intervention devant les tribunaux et seulement 8 à une sanction pénale. De telles statistiques peuvent-elles justifier la violence de la charge menée contre la société française et la création d’une « Cour des comptes de l’Égalité » chargée de veiller dans les faits à l’application d’une politique de discrimination positive tour à tour baptisée « égalité réelle », « égalité des chances » ou encore « promotion de la diversité » ?

Les Français sont priés de changer de regard, donc d’identité, puisque le regard n’est rien d’autre que la matérialisation de l’identité : Je pense, donc je suis. Même la langue française, considérée par les Français comme l’un des attributs majeurs de leur identité, pourrait un jour voir sa position remise en cause : « La reconnaissance des langues, de toutes les langues, constitue un enjeu de reconnaissance des personnes. Encore faut-il que ces langues soient reconnues de manière identique. » La France, tour de Babel en devenir ? L’identité française doit céder la place à un « Nous inclusif et solidaire » et « la rencontre interculturelle doit donc être conçue comme un échange entre personnes, ou groupes de personnes, de différentes cultures permettant l’émergence d’un espace de négociation ». Qu’adviendra-t-il du vivre-ensemble ? Il est concédé que « l’un des enjeux majeurs, pour tout citoyen mais plus encore pour les institutions, est en conséquence l’apprentissage d’un savoir-faire avec l’hétérogénéité et dans la conflictualité ». Traduit dans la langue de Molière, cela signifie que les Français devront se résoudre, de gré ou de force, à la conversion de leur pays au multiculturalisme. Le plus effrayant est qu’ils sont sommés de s’en réjouir et de considérer que c’est une chance, eux qui se vivent pourtant, plus que tout autre peuple européen, comme un peuple indivisible ; indivisibilité sur laquelle l’État veille depuis des siècles. Oui, mais l’État est en faillite. Voilà le vrai problème, celui qui a engendré tous les autres. Publié au Journal Officiel en août, un décret[2. Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale.]  a entériné la fin de la politique de l’intégration.

Le Secrétariat général chargé des questions d’intégration devient la Direction des Étrangers, qui a pour mission d’accueillir puis de veiller sur tous ceux qui ont mis pied sur le sol français. Et ensuite ? Il ne reste qu’à octroyer un peu plus tard des papiers d’identité, pour que la population française s’en trouve miraculeusement accrue. Les groupes de travail n’auraient- ils finalement été là que pour servir de caution ? Reste à savoir si le peuple français – dans lequel j’inclus les enfants de l’immigration extra européenne qui se sont intégrés – acceptera la sentence, ou la rejettera pour porter l’affaire devant le tribunal de l’Histoire. De tous temps, et  sous tous les cieux, ce sont les peuples qui écrivent leur destin.[/access]

.*Photo : LANCELOT FREDERIC/SIPA. 00616979_000002.

Pourquoi Noël a supplanté Pâques

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noel paques jesus

Noël reste, de très loin, la fête chrétienne la plus populaire. Mais cette prédilection est-elle un signe de bonne santé spirituelle ? Au risque de  jouer les trouble-fête, il est permis d’en douter. Expliquons-nous. En donnant la priorité, dans son affection, à la Nativité au détriment de Pâques, l’opinion la lui accorde également dans sa « théologie », aussi sommaire que soit cette dernière. Si un sondage interrogeait les Français sur l’événement liturgique le plus important du christianisme, il y a de fortes chances en effet que la Nativité soit désignée comme le sommet des célébrations de la religion initiée par le Christ.

Or, il n’en est rien. C’est Pâques qui constitue le moment décisif de l’année liturgique, le centre autour duquel gravitent toutes les autres fêtes, Noël, l’Assomption ou la Toussaint. Malheureusement, cette donnée fondamentale de la foi n’est plus intégrée par la majorité de la population. Dans son esprit, Noël a pris la place de Pâques. Plusieurs raisons expliquent cette éviction. Je ne m’attarderai pas ici à les énumérer toutes. Je me pencherai plutôt sur ce dont cette éviction de Pâques est le signe en ce qui regarde la compréhension du christianisme par une bonne partie de l’opinion, et ce que nous pouvons en conclure relativement à la santé spirituelle de nos contemporains.

En faisant passer Noël avant Pâques dans l’ordre d’importance des célébrations, nos pays sécularisés font déjà l’économie du carême ! Sans doute ignorent-ils que l’Avent reste pour les chrétiens orthodoxes une rude période de jeûne. Mais pourquoi leur demander de connaître la tradition des autres alors qu’ils ignorent la leur? Toujours est-il que dans l’esprit de beaucoup de personnes, se préparer à Noël est moins ardu que faire place nette dans son esprit à la mort et la résurrection de Jésus. Effeuiller jour après jour un improbable « calendrier de l’Avent », ce n’est pas la mer à boire ! Ainsi placer la Nativité devant Pâques, cela équivaut déjà à se faire  du christianisme une conception de religion assez facile, assez « light ». Seuls le sport ou la promotion professionnelle osent encore nous parler d’ascèse, ou de travail sur soi, sans craindre que nous nous hérissions. Dans ce domaine, la religion (chrétienne) se tient coite. Comme si elle avait à se faire pardonner d’avoir trop prêché l’abstinence, la mortification, par le passé! Cependant une religion qui « parle au coeur » directement, toute souriante, sans effort,  est-ce encore une religion que l’on continue à prendre au sérieux? Il n’est pas interdit de se poser la question, un peu dérangeante avouons-le, en cette période où l’on ressort les santons des cartons, où l’on apprête le sapin.

Deuxièmement, en brûlant dans l’opinion la priorité à Pâques, la fête de Noël devient le signe (à son insu!) que notre culture marche désormais à l’affectif, à l’émotion. Quoi de plus bouleversant en effet qu’un  nouveau-né? On nous objectera qu’un supplicié est tout aussi émouvant, sinon plus. Alors pourquoi l’enfant de la crèche prend-il le pas sur le condamné du Golgotha? C’est que nous n’aimons pas trop nous pencher sur la mort. S’apitoyer, oui. Fondre devant un bambin, encore plus. Mais regarder la mort en face: il existe des spécialistes pour cela maintenant. Ils exercent généralement dans des lieux eux-mêmes spécialisés, appelés « hôpitaux » ou « maison de retraite ». La société leur délègue volontiers cette tâche ingrate. Quant à la « religion », elle prendra le relais une fois le décès dûment constaté. Mais dans l’intervalle, qu’on nous fiche la paix avec la mort !

À ce niveau, incontestablement Noël est davantage en phase avec la disneylandisation des esprits que le Triduum pascal. La postmodernité peut même se permettre le luxe de ramener l’événement de la crèche à un conte sentimental, une féerie bon marché, quasi-mythique (« Trop beau pour être vrai! »), tout en continuant à jouir de sa « magie », sans que cette incrédulité ne vienne gâcher la fête. En revanche, Pâques se prêtre plus difficilement à une telle réduction. Même si on n’y croit plus, c’est un peu trop fort de café. Le citoyen de la cité séculière n’est plus habitué à ce qu’on lui parle si durement, si crûment, et sur des sujets aussi importants. Il reste psychologiquement trop fragile pour ne pas être durablement traumatisé par l’évocation de la mort en croix du Fils de Dieu. Alors silence! Revenons-en au bambin de Bethléem et restons-en là. Devenu grand, celui-ci n’aura qu’à faire comme nous pour s’éviter les emmerdem…du Golgotha: ne pas grandir, prendre le moins de responsabilité possible, en se déchargeant sur l’Etat Providence du soin de le conduire au bonheur, au lieu de dire leurs quatre vérités à tous ceux qu’il croisera sur son chemin.

Si Noël prévaut sur Pâques, cela tient aussi à ce que la question du salut est devenue inaudible pour nos contemporains. La notion de progrès (même si elle a pris entre-temps quelques plombs dans l’aile elle aussi) s’est substituée à celle de la rédemption. Que l’Incarnation soit un mystère salvifique passe à mille lieux au-dessus de leur tête. Pour ceux qui se souviennent encore que l’événement célébré par les chrétiens le 25 décembre a trait à leur foi en Dieu, cette fête reste théologiquement plus buvable que Pâques. Le Dieu de Noël est infiniment plus compréhensible que celui qui envoie son Fils au supplice pour une tractation avec le péché au sujet de laquelle plus personne n’entend goutte.

L’absence de culture théologique est en effet un facteur aggravant dans cette affaire. Outre que le citoyen postmoderne ne ressente plus le besoin d’être sauvé, il éprouve de surcroît les pires difficultés, qu’il soit cultivé ou non, à saisir les tenants et les aboutissants de la mort et la résurrection du Christ, et leurs liens avec notre rédemption. Tandis que le langage de Noël lui parle instantanément. Certes les prédicateurs pourraient facilement opérer le lien entre les deux mystères. Mais seraient-ils entendus ? Les églises deviendraient-elles subitement aussi bondées pour la vigile pascale que lors de nos messes de minuit ? Rien n’est moins sûr.

Notre société, revenue de tout, de toutes les idéologies, fait la part belle à la jeunesse, à l’enfant. Atteinte d’un symptôme régressif, désirant en revenir à l’indifférenciation matricielle, elle se sent parfaitement à l’aise, en phase, avec le bambin de la crèche. En revanche, regarder en face le condamné du Golgotha, c’est une autre paire de manches ! Les postmodernes ne sont plus assez adultes dans leur tête pour le « dur langage de la Croix ».

Il n’est pas question de faire la fine bouche devant le succès perdurant de Noël, ni de jouer les rabat-joie. Que la Nativité soit synonyme de joie, même pour ceux qui ne partagent plus la foi de l’Eglise, les chrétiens ne s’en plaindront pas. Toutefois, que cette fête ait supplanté Pâques n’est pas un signe de bonne santé spirituelle. N’ayons pas peur d’en faire le constat en cette période de l’Avent. L’émerveillement qui reste le nôtre en cette période d’attente de la venue du Seigneur n’interdit pas la lucidité, et encore moins la sollicitude pour nos frères et sœurs que nous aimerions ouvrir à l’intégralité de la joie chrétienne.

 *Photo : Ramon Espinosa/AP/SIPA. AP21342677_000001.

«Aujourd’hui, le gaullisme social, c’est le FN !»

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Causeur. Vous avez récemment confié au Monde que, hormis sur l’Europe, vos convictions politiques n’avaient globalement pas changé depuis  votre adhésion au RPR au début des années 1980. Il y a pourtant un fossé entre les positions libérales que vous défendiez au côté de Jacques Chirac  et le projet social-étatiste de Marine Le Pen !

Philippe Martel. À l’époque, une grande partie de la classe politique était imprégnée de la pensée libérale des « reaganomics ». Mais je n’opposerais pas aussi frontalement l’État stratège, interventionniste et protecteur de Marine Le Pen au libéralisme économique. On peut à la fois vouloir un État fort et être favorable à la libre entreprise. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la France cultive ces deux approches dans son économie mixte. Pendant la crise financière de 2008, grâce à ce modèle, elle a d’ailleurs mieux absorbé le choc que la plupart de ses partenaires européens.

Mais si l’on en croit Marine Le Pen, l’Union européenne nous impose des diktats libéraux qui détricotent le fameux « modèle français »…

C’est ce que j’ai, hélas, mis du temps à comprendre : derrière les traités européens se cachent des politiques économiques et sociales ultralibérales. Rétrospectivement, je crois avoir  commis une lourde erreur au RPR, à l’époque, en menant campagne pour le traité de Maastricht aux côtés de Jacques Chirac et d’Alain Juppé. Les analyses de Philippe Séguin correspondent bien davantage à ce que je pense aujourd’hui. Ce gaullisme social et souverainiste que le RPR a abandonné en se dissolvant dans l’UMP, c’est désormais le FN qui l’incarne ![access capability= »lire_inedits »]

Le souverainisme s’incarne aussi chez certains députés UMP comme Henri Guaino ou Jacques Myard. Pourquoi n’avez-vous pas tenté de défendre une ligne gaulliste à leurs côtés ?

Comment défendre une quelconque ligne dans un parti présidé par un Jean-François Copé et qui compte au moins sept prétendus présidentiables ? Depuis sa création, l’UMP rassemble des personnalités aux convictions très différentes, s’agissant de la souveraineté comme de l’économie. Mais si les anciens RPR contrôlent l’appareil, idéologiquement, c’est l’UDF qui a gagné. Cette « udéfisation » laisse au Rassemblement bleu marine un vaste espace politique.

Un espace également convoité par Nicolas Dupont-Aignan, au parcours gaulliste proche du vôtre. Pourquoi ne pas l’avoir rejoint ?

J’inverserais votre question : pourquoi Nicolas Dupont-Aignan n’est-il pas avec nous ? Je ne vois pas bien ce qui le sépare idéologiquement de Marine Le Pen. Debout la République n’a pas atteint la taille critique pour peser de manière indépendante. La logique voudrait qu’il fasse prospérer sa formation au sein du RBM.

De son côté, Dupont-Aignan critique l’aspect dynastique du FN, arguant que votre parti est aux mains d’une famille. Que lui répondez-vous ?

Marine Le Pen n’a pas hérité du parti. Elle a été élue présidente du Front national après une campagne interne très disputée. La bataille a été sérieuse, idéologique, sans bourrages d’urnes ni favoritisme.

Si les militants du FN se reconnaissent majoritairement dans la figure de Marine Le Pen, la base du parti se retrouve-t-elle vraiment dans ses discours ? On a l’impression que vos candidats locaux sont tantôt identitaires, tantôt gaullistes, tantôt libéraux, avec le rejet de l’immigration comme seul dénominateur commun.

Tout le monde adhère à la ligne mariniste. Même s’il y a des nuances et une grande liberté de pensée, les militants du Front national sont derrière leur présidente.

Même Bruno Gollnisch ?

Lorsque Marine Le Pen lui a récemment demandé d’abandonner le groupe de l’Alliance européenne des mouvements nationaux, qui comptait certains partis peu fréquentables, il l’a fait immédiatement.

Une preuve, en effet… Malgré ces gestes de bonne volonté, le FN peine à adopter une image présentable. Nombre d’électeurs reprochent à Marine Le Pen de piétiner le « pacte républicain » en stigmatisant les musulmans…

Je suis un peu juriste et je ne sais pas ce qu’est le « pacte républicain ». La France a une Constitution dont le préambule renvoie notamment à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ça, c’est du concret. Le « pacte républicain » et les « valeurs de la République » sont des notions dont je me méfie. On emploie de plus en plus ces expressions, mais sans jamais préciser ce qu’elles recouvrent. On nous expliquera bientôt que le multiculturalisme, la diversité, le métissage ou le vivre-ensemble sont des valeurs de la République. À ce propos, je suis stupéfait que l’on n’ait pas davantage relevé les propos de Malek Boutih, qui disait récemment à Florian Philippot, en direct à la télévision : « Même si vous arrivez au pouvoir par les urnes, vous ne serez pas légitimes ! » Au motif que le Front national ne respecterait pas ce fameux « pacte républicain », certains sont donc prêts à bafouer la démocratie.

La présidente du FN a tout de même laissé entendre que des millions de Mohamed Merah en puissance allaient déferler sur nos côtes…

Les propos de Marine Le Pen ont été exploités de manière absolument scandaleuse. Elle avait simplement déclaré qu’il y aurait peut-être des futurs Mohamed Merah parmi les nouveaux arrivants. S’il y a un Merah bis, il y a peu de risques que ce soit un Thaïlandais ou un Argentin venu s’installer en France. Je ne vois pas ce qu’il y a de scandaleux à le dire.

Le tireur parisien, un certain Abdelhakim Dekhar, s’il est d’origine algérienne, n’a a priori aucun lien avec les milieux islamistes. N’exagérez-vous pas la menace intégriste, au risque de montrer du doigt l’ensemble des Français musulmans ?

Soyons pragmatiques. La question de l’islam se pose aujourd’hui en France pour deux raisons : l’afflux d’immigrés de confession musulmane et la montée du fondamentalisme.

Cela fait longtemps que la France accueille des immigrés musulmans. Mais leur nombre a littéralement explosé. En démographie, ce ne sont pas les principes, c’est le nombre qui compte. De surcroît, l’islam s’est radicalisé. Dans les années 1960, 1970 ou 1980, on n’aurait pas songé que  l’immigration puisse engendrer un Mohamed Merah. Le processus par lequel ce dernier est devenu français me semble d’ailleurs devoir être complètement revu. Nos lois sur la nationalité sont devenues aberrantes.

Merah est né en France. Reniez-vous le droit du sol au profit du droit du sang ?

Oui. On diabolise le droit du sang en insinuant qu’il serait là pour perpétuer je ne sais quelle pureté raciale. L’un de mes enfants est né à l’étranger où je travaillais. J’aurais trouvé très étrange qu’on lui donne la nationalité d’un pays qui n’était pour moi qu’un lieu de passage et dont je n’avais pas adopté la culture, même si j’en respectais scrupuleusement les modes de vie.

Mais les immigrés et leurs enfants ne sont pas simplement « de passage ». Pensez-vous qu’il existe une identité française immuable que leur présence altère ?

Étant moi-même d’origines très diverses, avec notamment du sang chinois, je serais mal placé pour défendre le principe d’une identité française pure et intangible. Mais, sans vouloir essentialiser les choses, force est de reconnaître qu’il y a bien un type français, italien ou allemand que tout le monde a en tête. Si je vous demande d’imaginer un Italien, vous vous figurerez un homme latin, sans doute catholique, plutôt qu’un Asiatique ou un Africain. Contester une telle évidence, c’est nier le réel.

Que voulez-vous dire ?

Il est beaucoup plus facile pour des immigrés issus de cultures européennes, sédentaires et judéo-chrétiennes de s’intégrer en France que pour des étrangers d’origine musulmane.

Ceci étant, il y a beaucoup d’exceptions à la règle. Je pense à Rachida Dati, modeste fille d’immigrés marocain et algérien, dont l’ascension mérite le respect. Hélas, elle a appelé sa fille Zohra, ce qui contredit son parcours. Il y a là un signal de refus de l’assimilation ou du moins une marque d’incompréhension de ce qu’elle suppose. De la même manière, je regrette que Nicolas Sarkozy, président de la République, ait donné à sa fille un prénom italien.

Pensez-vous qu’on puisse intégrer des millions de personnes en leur donnant des prénoms français ?

Bien sûr que non. Mais si l’on ne fait pas de petits efforts de ce genre, on ne se donne aucune chance d’intégration. Les bobos se moquent des Kevin et des Priscilla issus des classes populaires, mais ne voient rien à redire à l’emploi de prénoms étrangers par les élites. Deux poids, deux mesures.

Polariser le débat public sur les questions d’immigration, d’islam et d’intégration ne  crée-t-il pas un climat dangereux ? Sans vouloir nier la réalité, on peut craindre qu’une parole totalement décomplexée attise le racisme et la xénophobie.

Je crois au contraire que ce qui est dangereux c’est de considérer que le peuple n’a pas à aborder ces sujets. S’il y a un climat à déplorer, c’est plutôt l’intoxication médiatique que nous subissons de la part des professionnels de l’antiracisme. Heureusement qu’Abdelhakim Dekhar a été assez vite arrêté car, si l’affaire avait duré, on allait nous seriner, comme au début de l’affaire Merah : « Ça y est, c’est le Breivik français ! »

La garde des Sceaux a néanmoins essuyé de lourdes attaques racistes !

Soyons clairs : ces attaques racialistes sont intolérables et ridiculisent leurs auteurs. En substance, on peut résumer le message à : « Elle est noire, donc elle est moins bien. » C’est d’une bêtise sans bornes. Mais je ne pense pas que cela renvoie à un phénomène plus large dans l’opinion. Christiane Taubira a suscité la rancœur des opposants au « mariage pour tous » ou à sa politique pénale laxiste, mais si son action est critiquée, ce n’est pas parce qu’elle est guyanaise. Elle aurait été d’origine asiatique comme Fleur Pellerin ou viendrait de la Nièvre comme Arnaud Montebourg que cela n’aurait rien changé aux critiques.

Pour réconcilier les Français, vous avez dernièrement appelé à tourner la page de la guerre d’Algérie. Est-elle vraiment restée ouverte depuis 1962 ?

Je crois en effet que cette plaie est toujours vive. La France a traité les pieds-noirs en vaincus, comme si elle avait honte d’eux. Même si, en 1962, j’aurais voté pour l’indépendance de l’Algérie, je comprends la souffrance des rapatriés. On ne parle jamais vraiment d’eux, mais ils gardent en mémoire l’accueil qui  leur a été réservé à l’époque à leur arrivée en métropole.

Comment le Front national, traditionnellement attaché à l’Algérie française, pourrait-il panser cette blessure ?

C’est justement parce que le FN est lié à cette histoire qu’il peut réconcilier les mémoires. En accueillant des gaullistes comme Florian Philippot ou moi-même sans renier le passé de son parti, Marine Le Pen montre qu’elle peut réduire cette fracture entre les droites et rassembler bien au-delà.[/access]

 

*Photo : Hannah.

1984 en 2014 ?

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1984 orwell crise

L’aspect le plus pervers du totalitarisme, c’est qu’on ne s’en rend pas compte. C’est comme la bonne santé, paradoxalement. On ne se réveille pas tous les matins en se disant « Je suis en bonne santé » ou alors, pensait Cioran, c’est le signe qu’on sera bientôt malade. Le totalitarisme, c’est la même chose. Il va de soi. Et si par hasard on se réveille un matin en se disant « je vis dans un monde totalitaire », c’est qu’on est malade. Regardez ce qui arrive à Winston Smith dans 1984 de George Orwell. C’est comme une grippe ou une dépression,  c’est une prise de conscience qui s’apparente à la fois à un malaise physique et à une maladie de l’âme. Heureusement,  il sera rééduqué dans les caves du ministère de l’Amour et à la fin il aimera de nouveau Big Brother. Le totalitarisme, c’est l’art que met un système à se présenter comme parfait et à désigner ceux qui le contestent comme des malades, des gens dont la perception de la réalité est altérée.

Alors, autant vous le dire, je dois être malade. Je cherche un policier de la pensée pour tout lui avouer. J’ai l’impression de vivre dans un monde totalitaire. Or, il est évident que notre monde n’est pas totalitaire. Le vrai totalitarisme, comme tout le monde le sait, a disparu avec la chute du Mur de Berlin. Les pays de l’Est, l’URSS étaient des pays totalitaires, n’est-ce pas ? La preuve, ils enfermaient les dissidents, souvent dans des hôpitaux psychiatriques car précisément seuls des paranoïaques ou des maniaco-dépressifs pouvaient contester l’excellence des réussites du socialisme réel.

À propos de dissident, il est où Snowden ? Quelque part à Moscou, d’après les dernières nouvelles. L’histoire a de ces renversements. Poutine, protecteur presque malgré lui d’un Winston Smith version 2.0, sûrement malade, qui a refusé de continuer à falsifier l’Histoire dans les locaux de la NSA qui ressemblent furieusement à ceux du Ministère de la Vérité. Et Assange, toujours coincé à l’ambassade d’Equateur à Londres. Depuis juin 2012 ? Ah, quand même…

Mais bon, je sais : dire que j’ai l’impression, une impression qui s’est singulièrement accentuée en 2013, de vivre dans un monde totalitaire, c’est presque indécent. Je ne me rends pas compte de la chance que j’ai. Chaque jour, j’ai pourtant des preuves visibles, tangibles de l’insoutenable liberté qui est la mienne.

Par exemple, je peux m’informer, 24h sur 24, en temps réel. Il y a les chaines infos, il y a internet, il y Ttwitter. Et c’est de ma faute, uniquement de ma faute si d’une part j’ai l’impression d’entendre toujours la même chose et d’autre part si j’ai de plus en plus de mal à hiérarchiser tout ce qui m’est si généreusement donné. Je n’ai qu’à faire un effort, me dit-on du côté de la génération Y, je préférais peut-être l’époque de l’ORTF ou des journaux papier qui tâchaient les mains ?

Je peux encore voter aux élections. Elles sont organisées régulièrement. Tout le monde a le droit se présenter. Certains amis, aussi malades que moi, me font cependant remarquer que depuis qu’ils sont en âge de voter, aucune élection n’a vraiment changé quoi que ce soit.  Que si les élections servaient à quelque chose, il y a longtemps, qu’on les aurait supprimées comme le disait Coluche, cet orwellien qui s’ignorait. N’est-ce pas la gauche à partir de 1983 (tiens, un an avant 84) qui s’est chargée de mettre le pays aux normes de ce qu’il fallait qu’il devienne, c’est-à-dire une entité territoriale permettant à la mondialisation de se déployer comme elle l’entendait ?

Ce déploiement s’est d’ailleurs poursuivi dans l’indifférence générale le week-end dernier à Bali. 160 pays de l’OMC, pendant que l’humanité pleurait Mandela, ont  signé un accord pour continuer de mettre en place la libéralisation des échanges, c’est-à-dire ce qui va façonner tous les aspects de notre existence dans les années qui viennent et nous donner un nouveau monde. Un nouveau monde qui pour le coup va vraiment nous faire regretter Mandela, au-delà de cette surenchère émotionnelle un rien suspecte, un rien stalinienne de ces derniers jours. Je ne compare pas Mandela à Staline, bien entendu, je compare les deux émotions planétaires, à la fois sincères et orchestrées, autoalimentées, qui se sont emparées de l’humanité à 60 ans tout juste d’intervalle. Je compare, de fait, deux émotions totalitaires.

Et quand bien même on se serait intéressé à ce qui s’est dit à Bali, l’OMC vous aurait expliqué à quel point elle était philanthropique et que son but était d’enrichir les pays du Tiers monde. Que répondre à tant de bonnes intentions ? Comment oser critiquer une telle pureté  d’âme ? Bien sûr, le moyen proposé pour enrichir les pays du Tiers monde, c’est de faire tomber les dernières barrières douanières des pays riches ou moins pauvres, autant dire achever la destruction des modèles sociaux péniblement mis en place au cours de l’histoire. Comme ça, on ne rendra pas forcément plus riche la population des pays pauvres mais on rendra sûrement plus pauvre la population des pays riches.

Mais non, j’exagère, je suis malade : l’OMC ne peut pas avoir autant de pouvoirs. Penser que ce sont aujourd’hui des organismes supranationaux composés d’experts non élus qui décideraient de ce que vont devenir des pays entiers, c’est très exagéré. C’est un symptôme de ma maladie, de ma paranoïa : demandez aux Grecs, au Espagnols, aux Portugais ce qu’ils en pensent. Ils vous diront à quel point c’est du grand n’importe quoi, ils vous diront heureusement que la Troïka était là pour les aider à faire un régime et perdre toute cette mauvaise graisse, ils vous diront qu’ils sont presque guéris, qu’ils n’ont plus de système de santé ni de retraites et que grâce à ça, bientôt, ô joie, pleurs de joie ! , ils pourront emprunter de nouveau sur les marchés ! Et que tout pourra recommencer comme avant !

Alors, lecteur, je t’en prie. Ne suis pas ce chemin dangereux sur lequel je m’égare. Jouis de ton ordinateur, de ton smartphone, n’écoute pas les prophètes de malheur, les Cassandre névrosées qui t’expliqueront que le Sénat vient de confirmer un vote de l’Assemblée sur la loi de programmation militaire dont un article permet l’accès à toutes des données personnelles. De toute façon, c’est comme pour le télécran, euh pardon pour la vidéosurveillance : tu n’as rien à cacher, n’est-ce pas ?

*Photo : 1984.

Qu’est-ce qu’ils achètent?

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clients prostitution zahia

J’avais 24 ans, j’étais dans le bureau de Claude Lefort, à l’École des hautes études, passablement vexée : il venait de me signifier qu’il refusait de diriger ma thèse, dont le sujet était, il faut dire, assez vaguement défini – quelque chose comme une approche féministe de Rousseau. Laissant Rousseau de côté, il ne voyait pas, me disait-il, sur quel sujet portait la revendication féministe, quel en était le mobile actuel.

– « Monsieur, lui dis-je fièrement (et d’autant plus fièrement que je n’avais rien à perdre), dans un monde où les hommes peuvent acheter le corps des femmes, il y a toujours motif à la révolte féministe. »

– Il me regarda fixement, sans se laisser intimider, et demanda : « Que croyez-vous qu’ils achètent ? »

Cette question m’est restée. Parce qu’elle est pauvre en expérience humaine, la jeunesse se paye facilement de mots. Bien entendu, les clients n’achètent pas le corps des femmes, ils ne repartent pas avec. On pourrait tout au plus affirmer qu’ils en louent une partie – c’est à ce titre qu’on rapproche parfois le travail de la prostituée de celui du masseur, de la shampouineuse ou du kinésithérapeute, tous métiers de contact physique. Cependant, clairement, la spécificité de la prostitution se perd dans ce genre de comparaisons.[access capability= »lire_inedits »] Tâchons de ne pas l’édulcorer.

Les clients n’achètent pas un corps, ils achètent un ticket d’entrée sur un théâtre d’illusions. Ils sont venus chercher des émotions fortes. Comme les vitrines d’Amsterdam ou le monde flottant de l’ancien Japon, le bois de Boulogne est une scène. Des formes de femmes y surgissent dans la lumière des phares. On a connu des mises en scène plus confortables et plus raffinées. Pour les prostituées, on ne peut guère parler de progrès.

Mais enfin, telle qu’elle est, cette scène forme pour les hommes une alternative à la vie quotidienne ; pour certains, cette alternative est vitale. Il faut ajouter que, sur ce théâtre, tous ne sont pas en quête des mêmes sensations. Outre les plaisirs variés qu’elle procure, la scène prostitutionnelle dispense au moins trois genres d’illusion.

La première est la croyance en un monde du sexe à l’état pur. Dans les rues mal famées, on trouverait le sexe en lui-même, délivré du fatras de liens sentimentaux, des attendrissements et des engagements qui l’enserrent et l’étouffent dans la vie réelle. Ici, les femmes sont idéalement disponibles. Réellement, elles « ne pensent qu’à ça ». Ici s’exerce comme en rêve la toute-puissance phallique : où je veux, quand je veux. Il va de soi que les moralistes et les femmes ordinaires ne sont pas à court de répliques : le sexe vénal n’est pas le sexe comme tel; on peut aussi soutenir que la toute-puissance, comme l’emportement tyrannique, est la ruine de la puissance car, en amour comme en politique, la puissance ne s’affermit qu’en se limitant. N’entrons pas dans ce débat. Avant de dégonfler une illusion, il faut la prendre en compte. Que la prostitution fasse apparaître le sexe comme tel, cela tombe sous le sens. Le deuxième genre d’illusion est moins apparent. Il faut se rappeler que les hommes sont classés par les femmes dont ils disposent. Il est courant qu’un homme riche s’affiche avec une actrice, un mannequin, une Miss.

Ce lien entre la puissance et la beauté faisait le fond de l’argument de Michel Houellebecq : la hiérarchie de la réussite sociale est redoublée par une hiérarchie de la réussite sexuelle, de sorte que les vainqueurs sur un plan sont aussi les jouisseurs sur l’autre plan. Là encore, il y a bien des objections : si la concurrence des mâles pour la jeune et jolie fille est un fait indéniable, la monogamie chrétienne complique certainement le jeu. La femme de Bill Gates ne confirme pas la vision de Houellebecq. Reste que cette vision est répandue, particulièrement chez les perdants : bien des hommes ont le sentiment d’être exclus des places enviables dans le monde du travail, et repoussés par les femmes aimables dans le monde du loisir. À tous ceux qui enragent d’être dans de mauvais draps, la prostitution offre une compensation imaginaire, une échappatoire pour éviter, mitiger ou voiler la dure hiérarchie des mâles entre eux. Soudain, le perdant peut jouir des faveurs d’une jeune blonde, d’une

Noire ou d’une brune. D’un coup de baguette magique, l’homme lambda s’égale au mâle alpha. Égalité provisoire, égalité imaginaire, mais égalité tout de même. La vie l’avait mal servi, la prostitution répare magiquement ce triste sort, ou du moins jette par-dessus le voile d’une illusion.

La prostitution desserre l’étau. Cette illusion est moins consolatrice que vengeresse. Elle concerne uniquement le rapport des hommes aux prostituées, car les femmes ne se mesurent pas entre elles de cette façon, par l’attrait physique de leurs compagnons respectifs. De ce point de vue, les femmes sont classantes car elles ne sont pas classées. Bien sûr, il arrive qu’un gigolo soit désiré pour son charme et sa jeunesse, mais pas parce qu’il est une arme contre d’autres femmes, une preuve de supériorité sur elles : à ma connaissance, cette motivation n’existe pas.

Le troisième genre d’illusion est l’illusion amoureuse elle-même. Il ne faut pas méconnaître sa puissance persévérante, dans des conditions qui semblent l’exclure. Cette fois, le motif est mixte. Pour les femmes vieillissantes comme pour les hommes de tous âges, ce n’est pas forcément l’orgasme qu’on achète, ce peut être aussi le souvenir que l’amour existe. Le recours à la prostitution apparaît dans le parcours de grands poètes érotiques comme

Verlaine ou Auden. Ce dernier disait, à la fin de sa vie, que seuls les Philistins – c’est-à-dire les bourgeois – méprisent le sexe vénal. Venant de lui, ce mot donne à penser. Celle ou celui qui vend ses charmes peut être le dernier refuge de l’amour sur terre, la dernière auberge, aussi incommode et triste qu’on voudra, mais qui accueille encore quand tout s’est refermé. Avant de la dire sordide, il faudrait savoir si la vie absolument privée d’Eros ne l’est pas davantage.

Entre le dégoût de la réalité et le charme poignant du mensonge vénal, c’est-à-dire entre l’absence d’amour et son triste reflet, il faut espérer ne jamais devoir choisir.

La prostitution est une scène sur laquelle se joue une représentation. C’est cela qu’on y achète. Toute prostituée est donc aussi une actrice. Elle est pourvoyeuse d’illusions diverses qui peuvent être brutales, vengeresses ou consolatrices selon que le client recherche auprès d’elle l’accès à la sexualité comme telle, l’abolition de la hiérarchie sociale ou la persévérance de l’illusion amoureuse. Certes, la représentation qu’ordonne la prostituée est très particulière puisqu’elle est en même temps une réalité. Il se passe quelque chose dans la passe, comme il se passe quelque chose au cours d’une corrida, autre cas de spectacle réalisant.

L’actualité du fait physiologique – l’agonie de l’animal ou l’orgasme du client – cloue à la représentation : c’est maintenant que ça se passe. Comment ne pas comprendre la répugnance pour cette brutalité effective ? Ce qui attache le spectateur à ce genre de représentation est barbare.

Pourtant, dans les deux cas, le spectacle existe aussi pour lui-même, et ce spectacle est cosa mentale. Il répond, sur un mode esthétique et imaginaire, au besoin d’autre chose que la vie ordinaire. Je n’imagine certes pas qu’il comble ce besoin : j’espère de tout mon cœur que les clients repartent Gros-Jean comme devant, mon vœu est qu’ils finissent par sentir le néant de ce qu’ils achètent, et qu’ils parviennent à nouer un rapport au féminin moins brutal et plus heureux. L’intercompréhension des sexes, telle est la seule perspective qui convienne à la société mixte. Le projet socialiste de prohibition ne fait pas avancer d’un millimètre dans cette direction. Appuyé sur un nouveau féminisme vindicatif et répétitif, il en barre le chemin.[/access]

*Photo : Jacques Brinon/AP/SIPA. AP21415994_000001.

Peindre des parcelles de notre existence

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peintres roumains vuitton

peintres roumains vuitton

L’espace culturel Louis-Vuitton, à Paris, a réuni un choix d’œuvres représentatives des principaux artistes roumains actuels, principalement des peintres. L’occasion de découvrir une école de peinture qui, loin des fantasmes de l’art contemporain, s’intéresse à ces expériences minimes qui constituent le tissu de notre existence.

La Roumanie est sans doute l’un des pays qui contribuent le plus au renouvellement de la figuration contemporaine. La ville de Cluj, en Transylvanie, à proximité de la Hongrie, y joue un rôle déterminant ; si bien qu’on pourrait parler d’école de Cluj, comme il y a une école de Leipzig. Les artistes de ce vivier roumain, la plupart jeunes, paraissent particulièrement dégagés des genres et des manières du XXe siècle. Ils fuient les picturalités tapageuses et les compositions saturées de délires. Leur peinture, apparemment plus sobre, est aussi plus réaliste. Elle pénètre la vie humaine avec probité et, disons-le, avec pertinence.

À l’image de  Serban Savu (né en 1978) qui peint avec bonhomie la vie dans les banlieues héritées d’un collectivisme déchu, ou encore de Sergiu Toma (né en 1987) qui évoque le silence des existences ordinaires avec un lyrisme contenu. Bogdan Vlatudja (né en 1971) lui, brosse, à la manière d’Anselm Kiefer, la noirceur des déraisons urbanistiques, tandis que Mircea Suciu (né en 1978) signe la très belle peinture Leading the blind où l’Histoire se révèle comme coalescence des cécités. Enfin, Adrian Ghenie (né en 1977), malheureusement représenté par une seule toile, donne un aperçu de son talent à nous conduire dans l’intimité de la bestialité humaine.

On ne peut pas dire que ces artistes soient des nostalgiques de la période communiste. Ils semblent, au contraire, nourrir une méfiance instinctive pour tout ce qui est utopies, promesses d’avenir et beaux discours. Pourtant, alors que les savoir-faire figuratifs étaient laminés à l’Ouest, le réalisme socialiste, aussi contestable soit-il, assurait une sorte de transmission minimale des pratiques. Ce n’est sans doute pas un hasard si une bonne part des artistes figuratifs contemporains sont apparus dans d’ex-pays socialistes : Allemagne de l’Est, Russie, Roumanie, Chine, etc. Les artistes exposés à l’espace Louis-Vuitton sont cependant loin d’être réductibles à une filiation locale. Au contraire, ils brillent par leur aptitude à puiser dans des sources très éclectiques. Ici on sent des échos de Vermeer, là des caravagesques napolitains, là de Vuillard, là encore d’Éric Fischl ou de Michaël Borremans. Ces artistes roumains ne se sentent pas limités à ce cher vieux XXe siècle. Ils s’y intéressent, évidemment, mais sans exclusive. C’est ce qui s’appelle avoir une lecture intelligente de l’histoire de l’art.

Leur peinture peut donner l’impression d’un certain classicisme. Cependant, elle ne relève en rien d’un retour sommaire à la peinture d’histoire ou à la peinture anecdotique. Ce n’est pas non plus une de ces peintures de fantasme, comme il y en a eu tant au XXe siècle. Les fantasmes, surtout ceux des autres, à la longue, je trouve cela extrêmement ennuyeux. Les artistes roumains dont il est question s’intéressent plutôt à ces petits moments ou à ces expériences minimes qui constituent le tissu de notre existence. Généralement, on passe si vite sur ces parcelles de vécu qu’on ne s’en rend pas compte. Ces éléments de vie sont tout de suite mélangés à d’autres, pris dans le tourbillon des événements. Ils nous échappent, tout comme la vie elle-même. En s’y intéressant, ces artistes montrent de quoi l’existence est faite. Que demander de plus ? À voir donc de toute urgence…

 

Scènes roumaines, jusqu’au 12 janvier 2014. Espace culturel Louis Vuitton. 60, rue de Bassano ou 101, avenue des Champs-Élysées, Paris 8e.

*Photo : Oana Farcas, « Blue man ».

Bilan musique 2013

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dion beatles cantat

dion beatles cantat

À l’échelle internationale, 2013 est sans conteste l’année Bowie : une exposition hommage à l’artiste caméléon a attiré les foules et le gotha rock à Londres cet été (événement dont Causeur vous a rendu compte), précédée d’un album qui tient la route comme un bon T. Rex, publié sans tir de sommation en mars. Pas moins de cinq titres en ont été extraits depuis, avec cette pure aberration : les deux gros tubes potentiels (« Dancing Out In Space » et « How Does The Grass Grow? ») n’ont pas bénéficié d’une sortie en single. À écouter : « Valentine’s Day ».

Enterrés vivants par le légendaire flair infaillible de la critique hexagonale à la sortie de leur album, les Strokes ont pourtant été les premiers à décoller les oreilles cette année. La musique pop-rock des New-Yorkais nous tripote l’âme comme Gershwin lèche le Manhattan de Woody Allen : amoureusement et frénétiquement. Ce cinquième essai intemporel porte l’intensité de vie à ébullition, normal donc que les béni-bobos soient passés à côté. À écouter : « Slow Animals ».

En mars toujours est sorti le nouvel album électro-rock du berlinois IAMX. Dans les années 80, un tel disque aurait investi les hit-parades naturellement (avec une meilleure pochette, soit). Mais quelque chose s’est perdu en route depuis, comme le savent tous les bons vivants. Les moindres aspérités se meurent. Il est possible de mesurer l’étendue des dégâts de la grande dénaturation générale actuelle à travers de simples faits anodins, comme par exemple l’omniprésence automatique du mot gourmand(e) ou gourmandise dans les textes culinaires quand rien n’en justifie l’usage (le livre anglais Crazy for Chocolate est devenu Gourmandises au chocolat dans sa version française…). À écouter avec gourmandise : « The Unified Field ».

Le printemps a aussi charrié dans son sillage le retour des vétérans new wave de Depeche Mode, toujours fringants. À écouter : « Should Be Higher », le meilleur single du groupe depuis « Walking In My Shoes ».

L’été est arrivé avec son cortège de blockbusters, Daft Punk a ramassé le jackpot international (« Get Lucky ») avant de se ramasser avec un flop intersidéral (« Lose Yourself To Dance »). Du coup, on ne sait où réside vraiment l’exploit.

Le grand gagnant du circuit francophone se nomme Stromae, dont l’album Racine Carrée renouvelle la chanson française (entre pop, rap et électro) et sonne déjà comme un classique indépassable dans le genre. L’artiste belge – audacieux, singulier et créatif – apporte une vraie bouffée d’oxygène dans le marché du disque, une grande claque aux petits mauvais auteurs. Après un premier album qui l’avait révélé de manière fracassante (avec « Alors on danse »), le phénomène n’a pas fini de faire l’unanimité autour de lui. À écouter : « Papaoutai », clip de l’année par la même occasion (100 millions de vues YouTube bien méritées !).

Dans un autre genre, la rentrée nous a réservé un beau lot de douceurs automnales – les pochettes ne trompent pas – avec le retour remarquable des bûcherons assagis de New Model Army, injustement ignorés des radios et médias français (qui osera le droit d’inventaire de la sacro sainte exception culturelle française un jour ?) et l’envoûtant deuxième album de Agnes Obel. A écouter : « Knievel » (New Model Army) et « Run Cried The Crawling » (Agnes Obel).

Pour les amateurs de variétés glitter, Céline Dion a sorti le grand jeu en novembre avec des chansons bigger than life évoquant tour à tour Michael Jackson, Justin Timberlake, Dolores O’Riordan ou encore Pink ! À écouter : « Loved Me Back To Life ». Bien sûr, les nostalgiques de Noir Désir préfèreront goûter la rédemption publique bigger than death de Bertrand Cantat, dont l’album plus ou moins solo est l’évènement discographique français de cette fin d’année (à écouter : « Avec le temps »).

Petite mention également à la pépite introspective Rouge Ardent, flamboyant retour aux sources soul-funky d’Axelle Red (autre belge de l’année avec Stromae). A écouter : « Rouge Ardent ».

Enfin, je vous recommande l’album des musiques de films de John Parish – le complice de PJ Harvey -, Screenplay, parfait pour des nuits intimes en tête à tête avec une bouteille de vin rouge ardent ou l’être aimé (ou les deux de préférence).

Les Beatles et les Rolling Stones, à cause desquels l’âge de la retraite est sans cesse repoussé, nous reviennent chacun avec un double album live pour les fêtes. Alors Stones ou Beatles ? Les deux mon neveu !

 

 

David Bowie, The Next Day, ISO Records

The Strokes, Comedown Machine, RCA Records

IAMX, The Unified Field, 61 Seconds Records

Depeche Mode, Delta Machine, Columbia Records

Daft Punk, Random Access Memories, Columbia Records

Stromae, Racine Carrée, Universal

New Model Army, Between Dog And Wolf, Attack Attack Records

Agnes Obel, Aventine, PIAS

Céline Dion, Loved Me Back To Life, Sony Music

Détroit, Horizons, Barclay

Axelle Red, Rouge Ardent, Naïve

John Parish, Screenplay, Thrill Jockey

The Beatles, On Air – Live at the BBC Volume 2, Calderstone

The Rolling Stones, Sweet Summer Sun – Hyde Park Live, Eagle

 

*Photo : Bauweraerts/Isopix/SIPA. 00670005_000003.

En Corée du Nord, le népotisme ne passera pas. L’avunculisme non plus!

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Kim Jong un, le jeune chef de la Corée du Nord, a fait exécuter son oncle, parce que celui-ci était son mentor, et qu’il en était le protégé.

Cet oncle a été puni par le neveu pour crime de népotisme.

C’est que les communistes ne plaisantent pas avec ce crime atroce.

En Corée du Nord, les neveux vont être entraînés à suivre l’exemple de leur chef  et à dénoncer les oncles et tantes qui auront tenté de les aider.

Les oncles et tantes devront prouver qu’ils  haïssent et combattent le népotisme en dénonçant les neveux qui ne les auront pas dénoncés.

Telle est l’émulation communiste.

Ceux qui dénonceront leurs oncles et tantes après avoir dénoncé et envoyé à la mort leur père et leur mère auront prouvé qu’ils ne placent pas les liens familiaux au-dessus de leurs devoirs de communistes.

Ceux qui ne dénonceront pas le népotisme de leurs oncles et tantes seront exécutés pour crime d’avunculisme.

Cette vertu admirable fait paraître bien laxistes et bien corruptibles nos Robespierre, nos Marat et nos Mélenchon.

Il est temps de se ressaisir.

Parmi les plumes de Causeur qui dénoncent l’usage du mot totalitaire par les anticommunistes néo-cons, s’en trouvera-t-il une pour chanter l’héroïsme révolutionnaire de Kim Jong un ?

Baby Loup, la justice de justesse

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baby loup laicite

baby loup laicite

On n’allait pas bouder son plaisir. Ce 27 novembre, quelques minutes après 9 heures, les téléphones ont chauffé et les hurlements de joie fusé dans la petite confrérie qui, en trois ans, s’est formée autour de la crèche Baby Loup et de sa directrice Natalia Baleato. Depuis le 19 mars, date à laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison à Fatima Afif, salariée licenciée pour cause de port du voile islamique, le camp laïque avait moral en berne. Quant à la formidable équipe qui à Chanteloup, dans ces cités frappées en même temps par la désindustrialisation et la progression du fondamentalisme islamique, se débat dans un climat tendu et les embarras administratifs, elle était au bord de l’épuisement. Enhardis par la bénédiction donnée par la plus haute juridiction française, les islamistes avaient poussé leur avantage, poussant certains parents à multiplier les exigences les plus loufoques, comme la suppression des assiettes décorées de petits cochons. Ils espéraient bien, cette fois, venir à bout de l’irréductible bastion qui résiste encore et toujours à la loi qu’ils prétendent imposer à tout le quartier. Et d’une certaine façon, ils y sont parvenus puisqu’à la fin de l’année, la crèche déménagera pour prendre ses quartiers à Conflans-Sainte-Honorine.

Sous réserve de trouver les fonds nécessaires[1. Dons à envoyer à l’association Baby Loup, 12, place du Trident, 78570 Chanteloup-les-Vignes.]. Autant dire qu’on n’osait espérer un tel revirement.[access capability= »lire_inedits »] Alors que l’Observatoire de la laïcité, institution chargée de protéger ce fleuron de l’exception française, semble avoir entrepris de la détricoter en l’appelant « ouverte » ou « positive », nul n’aurait parié sur la capacité des magistrats à défier l’étage du dessus. Comme quoi on a parfois raison de faire confiance à la Justice de son pays. « L’arrêt de rébellion » invoque « la nécessité de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant » en même temps que « celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes […] dans un environnement multiconfessionnel » pour conclure qu’une entreprise peut « imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse ». Une réplique implacable à Me Michel Henry, l’avocat de la « nounou voilée » : dès lors que l’écrasante majorité des enfants et des habitants du quartier sont musulmans, avait-il expliqué en substance à l’audience, il n’y a aucune raison de s’opposer à l’application des préceptes islamiques.

L’argument est révélateur de ce qu’est le multiculturalisme dans l’esprit de ses promoteurs : un moyen d’imposer à la minorité la culture de la majorité. Notre ami Richard Malka, le fougueux avocat de la crèche, était d’humeur lyrique : « Nous avons sauvé la laïcité ! » On n’avait pas le coeur de tempérer son enthousiasme, et encore moins, de dire quoi que ce soit qui pût assombrir le sourire rayonnant de Natalia. Reste que ce qu’un juge a fait, un autre juge peut le défaire – en l’occurrence la Cour de Cassation qui statuera en séance plénière sur le nouveau pourvoi immédiatement formé par les défenseurs de madame Afif, puis, en cas de confirmation de l’arrêt du 27 novembre, la Cour européenne des Droits de l’Homme dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours. Mais le plus inquiétant est qu’au plus haut niveau de l’Etat, en particulier à Matignon, règne visiblement une tout autre conception de la place des religions dans l’espace public. L’essentiel est de ne fâcher personne et, plus encore, de ne pas être soupçonné de la moindre tolérance à l’égard des discriminations dont on nous serine qu’elles sont le lot quotidien des Français issus de l’immigration récente. Dans l’entourage de Jean-Marc Ayrault, on partage sans doute l’indignation de Me Henry qui a promptement dénoncé « l’espèce de populisme » exprimé par une partie de la haute magistrature, qui « se sent atteinte dans ses racines par la montée du fait religieux » – on se demande pourquoi.

Les rapports remis récemment au Premier ministre par les comités Théodule chargés de proposer des pistes pour refonder la politique d’intégration ne s’embarrassent pas de précautions (voir l’article de Malika Sorel). Pour faire court et clair, si on veut remédier à la crise de l’intégration, il faut renverser la question : c’est à la France d’avant, ou « de souche », de s’adapter à ses nouveaux citoyens, ce qui revient, concrètement, à s’effacer pour ne pas les froisser. Bref, après cette belle journée, la laïcité est seulement en sursis. Les enfants de Chanteloup, eux, ont déjà perdu leur crèche. Pour l’apprentissage de la liberté de conscience, ils repasseront. Cela facilitera leur intégration à la nouvelle France.[/access]

*Photo : HALEY/SIPA. 00611024_000001.

Arctique : l’eldorado de demain

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pole nord arctique

pole nord arctique

 

Le pôle Nord n’en finit pas de susciter une soif de découverte. Les conditions extrêmes qui y règnent font de ce lieu un territoire des possibles. L’aquarium de Paris ne s’y est pas trompé en consacrant son exposition de fin d’année à une exploration sous-marine du Grand Nord. Elle joue sur la fascination du public. L’audace et le courage des aventuriers fameux du début du XXe siècle ont façonné la légende polaire. Le cycle de conférences qui s’ouvre revient sur la première expédition « Under the Pole » de 2010, brillamment relatée dans le documentaire On a marché sous le pôle. Sous la direction de Ghislain Bardout, spécialiste de la plongée polaire et cameraman sous-marin, elle avait pu rapporter des images époustouflantes des cathédrales immergées sous la banquise. Lors de cette première internationale, il ne s’agissait pas seulement de « raconter en image la vie d’un univers à la dérive », comme le précise en exergue le compte-rendu de l’expédition, mais aussi d’étudier la physiologie humaine en condition de plongée extrême, d’analyser l’épaisseur de la glace et son évolution et enfin d’en apprendre davantage sur les organismes qui peuplent ces eaux malgré les conditions hostiles.

Science et émerveillement se mêlent dans cette aventure. En compagnie d’Emmanuelle Périer, Ghislain Bardout prépare une seconde expédition dont le départ est prévu en janvier prochain. Cette fois-ci l’équipe parcourra les dernières terres du plateau continental. Pendant 22 mois, la vie à bord du voilier qui longera les côtes du Groenland sera rythmée par les plongées, les tournages et les études climatiques. Si la France est en pointe en glaciologie et dans les études environnementales sur l’Océan Arctique, c’est qu’elle cultive encore l’esprit d’exploration. Néanmoins, on pourrait y voir un désavantage notoire quand on sait que l’enjeu des grandes puissances voisines du pôle Nord est actuellement de financer des études géologiques pour déterminer de futurs sites de forage. Pourtant, l’esprit d’exploration qui anime la France est héritier de ces grands hommes que l’Histoire a retenus tandis que l’esprit de prospection se distingue par son cortège d’anonymes.

Le recul de la banquise aiguise en effet les appétits des consortiums. Se modifiant perpétuellement, cet immense territoire glacé se réduit année après année. En 2012, sa superficie avait été réduite de moitié par rapport à celle de 2002. Même si elle se reforme pendant la période de nuit polaire, son recul significatif pendant l’été arctique n’a pas échappé aux grandes puissances. L’enthousiasme des expéditions polaires françaises est rattrapé par le pragmatisme et la frénésie des investisseurs. En effet, même si l’exploitation du gaz de schiste a réfréné les ambitions immédiates des Etats-Unis, il n’en demeure pas moins que l’Arctique représente 22% des ressources qui ne sont pas encore exploitées. Pétrole, gaz, métaux précieux, l’avenir de la prospection se joue en Arctique. Et à ce jeu, la France en pointe sur le plan de l’innovation scientifique, peine à s’imposer dans l’ère du pragmatisme, nouvelle alchimie, qui consiste à convertir ses découvertes en monnaie sonnante et trébuchante.

Chaque nation riveraine se bat pour revendiquer sa part du gâteau à venir. Avant même que les glaces aient totalement disparu, Russes et Canadiens affirment que l’Arctique est le prolongement de leurs plaques continentales respectives. Nouvelle passe d’armes, vendredi dernier puisqu’Ottawa a déposé un document à la Commission des  Nations Unies pour définir clairement ses frontières du Nord et par là englober de nouveaux territoires. En effet, depuis 2006 et la création du Conseil de l’Arctique qui regroupe les nations riveraines, notamment le Danemark, les Etats-Unis, la Russie, le Canada et la Norvège, les avant-postes militaires ne cessent de fleurir. C’est sans compter, la Chine en embuscade, qui, en 2008, avait déjà affrété un cargo guidé par un brise-glace pour tester la navigabilité du passage du Nord-Est. Rentabilité oblige, le trajet jusqu’à l’Europe devrait être diminué de quinze jours. Les spécialistes s’accordent pour dire qu’en 2050 les voies de navigation seront praticables une bonne partie de l’année.

Cette frénésie internationale ne fera que s’accentuer au cours des années à venir. Ce sont les prémisses d’une ruée énergétique pour alimenter la croissance mondiale. Peu importent les conséquences puisque le génie humain n’est dévolu qu’à découvrir de nouveaux gisements. En effet, on ne sait pas si en cas de fuites d’hydrocarbure, la technologie actuelle permettrait d’endiguer une marée noire. On ne sait pas non plus si la civilisation Inuit, qui n’est pas considérée comme une nation, s’en relèvera. Dans ce vide juridique où l’Arctique n’est protégé par aucune convention internationale, la fonte des glaces est simplement une aubaine.

Comment s’étonner de cette course folle vers des territoires restés jusque-là sauvages, quand on sait que l’ingéniosité humaine ira toujours plus loin pour prospecter ? « Plus oultre » était la devise de Charles Quint au XVIe siècle. La découverte du Nouveau Monde avait suscité partout en Europe une euphorie indicible, une appréhension nouvelle du monde, avant de se muer en ruée vers l’or et en pillage des mines indiennes. De même, au XIXème siècle, l’Amérique exaltait « l’esprit pionnier ». Chantée par Emerson, la conquête de l’Ouest était pour le poète synonyme de grands espaces inexplorés qui s’offraient à la connaissance et à la contemplation. On connaît la suite. Invariablement, il semblerait que l’enthousiasme de la découverte soit indissociable de l’affairisme des prospecteurs. Pourtant, les expéditions françaises sont le signe que la France cultive encore une forme d’idéalisme dans l’exploration et qu’il ne se limite pas à sauvegarder sur pellicule ce qui disparaîtra.

Nombreux sont les films de science-fiction à prédire le règne des consortiums dans l’exploration spatiale et dans l’exploitation minière des planètes que l’Homme serait susceptible de coloniser. Evidemment, tout cela est de l’ordre de l’hypothèse dans un futur bien éloigné, reste que l’impulsion est donnée dès aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité : la croissance économique, la croissance énergétique, la croissance démographique, la croissance militaire, la croissance territoriale, la croissance exponentielle et infinie, pour le meilleur et pour le pire.

*Photo : ZHANG JIANSONG/CHINE NOUVELLE/SIPA. 00604030_000003.

«Désigner, c’est stigmatiser»

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diversite ayrault immigration

diversite ayrault immigration

La sentence est tombée. Les cinq groupes de travail[1. « Connaissance reconnaissance », « Faire société commune dans une société diverse/Égalité réelle », « Habitat », « Mobilités sociales », « Protection sociale ».] installés en juillet par le Premier ministre pour proposer les axes de refondation de la politique d’intégration ont remis leurs conclusions. La France est reconnue coupable des pires ignominies, et elle ne bénéficie d’aucune circonstance atténuante. Nous savons à présent à quelle sauce l’identité française sera mangée. Jean-Marc Ayrault « salue la grande qualité de ces travaux et remercie l’ensemble des personnes qui y ont  contribué ». Ce travail illustre un bel esprit de coopération : les ministres concernés ont été étroitement associés à la composition des groupes.  Une saisissante homogénéité se dégage des différentes contributions, comme si la diversité, célébrée  de toutes parts, ne devait surtout pas concerner les opinions.

Il est reproché à l’École de la République d’avoir enseigné « jusqu’aux années 1960, une histoire “qui avait pour tâche de communiquer l’amour de la patrie par une représentation du passé autour de la seule France” ». Circonstance aggravante : encore de nos jours, « l’histoire enseignée se réfère à des figures incarnées qui demeurent très largement des “ grands hommes ” mâles, blancs et hétérosexuels. » De plus les enseignants, otages de « stéréotypes et préjugés » auraient opéré une hiérarchisation des élèves en fonction de leurs origines ethno-raciales.[access capability= »lire_inedits »] Sans compter qu’ils ne se seraient pas « spontanément mobilisés pour souligner les effets contre-productifs de la circulaire Chatel » de mars 2012, qui évoquait la laïcité et s’était « attachée à rappeler de façon descendante et universelle ses principes », quand il eût fallu « réfléchir aux conditions de développement d’une conception inclusive et libérale de la laïcité, d’une laïcité commune, sensible à la fois aux contextes et aux conséquences de sa mise en pratique ».

C’est donc en toute logique qu’est recommandée la « suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires discriminatoires, concernant notamment le “ voile ” ». Comprenez : la loi de 2004 doit être défaite, nonobstant le fait que les Français ont plébiscité la Charte de la laïcité à l’École, et que 83 % soutiennent l’idée d’une loi qui interdirait le port de signes religieux ou politiques dans toutes les entreprises privées. Dans ces statistiques se trouvent aussi des Français de confession musulmane, qui savent que la laïcité garantit la paix civile et conjure les guerres confessionnelles telles que l’Europe en a connues et qui ébranlent de nos jours le monde musulman.

La police, de son côté, est accusée d’avoir pratiqué « un traitement collectif sur des critères infondés en droit ». Aussi convient-il de prendre des « mesures énergiques pour introduire du discernement dans les modes d’intervention de la police ». « De ce fait, il s’agit là d’un des chantiers majeurs pour l’Autorité de lutte contre les discriminations sociales et ethnoraciales » qui devra voir le jour. Les policiers ne seront pas seuls à bénéficier de sa bienveillante attention, car, contrairement à la conviction d’Albert Camus, nommer les choses ajoute au malheur du monde : en vertu de quoi, il devient crucial de « revisiter tous les registres lexicaux utilisées au sein et par les institutions d’action publique tout comme par les médias et les partis politiques » et d’« étudier le recours à la sanction pour contraindre à la non-désignation » car « désigner, c’est assigner et c’est stigmatiser ». Il va de soi, bien entendu, que « seules les personnes devraient avoir le droit de se désigner elles-mêmes, si elles désirent valoriser une filiation, un attachement, une identité ».

La possibilité du « recours à la sanction pour contraindre à la non-désignation » devra être étudiée et un « délit de harcèlement racial » institué. La tâche de l’Autorité pourrait être titanesque, car il faudra par ailleurs « évaluer les programmations et actions de toutes les structures artistiques et culturelles de spectacles vivants, de musées, de médiathèques, de centres d’art…, afin de déterminer si les objectifs de connaissance et reconnaissance de la culture plurielle de la société française sont effectifs dans les propositions aux publics. » L’étendue des discriminations est le point de départ de la refondation de la politique d’intégration et constitue le fil conducteur des recommandations. Elle commande l’introduction dans le droit français du « sujet collectif » et l’instauration du « recours collectif ». Il faut rappeler ici le bilan des activités de la Halde en 2009 : sur 10 545 réclamations, 177 dossiers avaient donné lieu à un règlement à l’amiable, 212 à une intervention devant les tribunaux et seulement 8 à une sanction pénale. De telles statistiques peuvent-elles justifier la violence de la charge menée contre la société française et la création d’une « Cour des comptes de l’Égalité » chargée de veiller dans les faits à l’application d’une politique de discrimination positive tour à tour baptisée « égalité réelle », « égalité des chances » ou encore « promotion de la diversité » ?

Les Français sont priés de changer de regard, donc d’identité, puisque le regard n’est rien d’autre que la matérialisation de l’identité : Je pense, donc je suis. Même la langue française, considérée par les Français comme l’un des attributs majeurs de leur identité, pourrait un jour voir sa position remise en cause : « La reconnaissance des langues, de toutes les langues, constitue un enjeu de reconnaissance des personnes. Encore faut-il que ces langues soient reconnues de manière identique. » La France, tour de Babel en devenir ? L’identité française doit céder la place à un « Nous inclusif et solidaire » et « la rencontre interculturelle doit donc être conçue comme un échange entre personnes, ou groupes de personnes, de différentes cultures permettant l’émergence d’un espace de négociation ». Qu’adviendra-t-il du vivre-ensemble ? Il est concédé que « l’un des enjeux majeurs, pour tout citoyen mais plus encore pour les institutions, est en conséquence l’apprentissage d’un savoir-faire avec l’hétérogénéité et dans la conflictualité ». Traduit dans la langue de Molière, cela signifie que les Français devront se résoudre, de gré ou de force, à la conversion de leur pays au multiculturalisme. Le plus effrayant est qu’ils sont sommés de s’en réjouir et de considérer que c’est une chance, eux qui se vivent pourtant, plus que tout autre peuple européen, comme un peuple indivisible ; indivisibilité sur laquelle l’État veille depuis des siècles. Oui, mais l’État est en faillite. Voilà le vrai problème, celui qui a engendré tous les autres. Publié au Journal Officiel en août, un décret[2. Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale.]  a entériné la fin de la politique de l’intégration.

Le Secrétariat général chargé des questions d’intégration devient la Direction des Étrangers, qui a pour mission d’accueillir puis de veiller sur tous ceux qui ont mis pied sur le sol français. Et ensuite ? Il ne reste qu’à octroyer un peu plus tard des papiers d’identité, pour que la population française s’en trouve miraculeusement accrue. Les groupes de travail n’auraient- ils finalement été là que pour servir de caution ? Reste à savoir si le peuple français – dans lequel j’inclus les enfants de l’immigration extra européenne qui se sont intégrés – acceptera la sentence, ou la rejettera pour porter l’affaire devant le tribunal de l’Histoire. De tous temps, et  sous tous les cieux, ce sont les peuples qui écrivent leur destin.[/access]

.*Photo : LANCELOT FREDERIC/SIPA. 00616979_000002.

Pourquoi Noël a supplanté Pâques

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noel paques jesus

noel paques jesus

Noël reste, de très loin, la fête chrétienne la plus populaire. Mais cette prédilection est-elle un signe de bonne santé spirituelle ? Au risque de  jouer les trouble-fête, il est permis d’en douter. Expliquons-nous. En donnant la priorité, dans son affection, à la Nativité au détriment de Pâques, l’opinion la lui accorde également dans sa « théologie », aussi sommaire que soit cette dernière. Si un sondage interrogeait les Français sur l’événement liturgique le plus important du christianisme, il y a de fortes chances en effet que la Nativité soit désignée comme le sommet des célébrations de la religion initiée par le Christ.

Or, il n’en est rien. C’est Pâques qui constitue le moment décisif de l’année liturgique, le centre autour duquel gravitent toutes les autres fêtes, Noël, l’Assomption ou la Toussaint. Malheureusement, cette donnée fondamentale de la foi n’est plus intégrée par la majorité de la population. Dans son esprit, Noël a pris la place de Pâques. Plusieurs raisons expliquent cette éviction. Je ne m’attarderai pas ici à les énumérer toutes. Je me pencherai plutôt sur ce dont cette éviction de Pâques est le signe en ce qui regarde la compréhension du christianisme par une bonne partie de l’opinion, et ce que nous pouvons en conclure relativement à la santé spirituelle de nos contemporains.

En faisant passer Noël avant Pâques dans l’ordre d’importance des célébrations, nos pays sécularisés font déjà l’économie du carême ! Sans doute ignorent-ils que l’Avent reste pour les chrétiens orthodoxes une rude période de jeûne. Mais pourquoi leur demander de connaître la tradition des autres alors qu’ils ignorent la leur? Toujours est-il que dans l’esprit de beaucoup de personnes, se préparer à Noël est moins ardu que faire place nette dans son esprit à la mort et la résurrection de Jésus. Effeuiller jour après jour un improbable « calendrier de l’Avent », ce n’est pas la mer à boire ! Ainsi placer la Nativité devant Pâques, cela équivaut déjà à se faire  du christianisme une conception de religion assez facile, assez « light ». Seuls le sport ou la promotion professionnelle osent encore nous parler d’ascèse, ou de travail sur soi, sans craindre que nous nous hérissions. Dans ce domaine, la religion (chrétienne) se tient coite. Comme si elle avait à se faire pardonner d’avoir trop prêché l’abstinence, la mortification, par le passé! Cependant une religion qui « parle au coeur » directement, toute souriante, sans effort,  est-ce encore une religion que l’on continue à prendre au sérieux? Il n’est pas interdit de se poser la question, un peu dérangeante avouons-le, en cette période où l’on ressort les santons des cartons, où l’on apprête le sapin.

Deuxièmement, en brûlant dans l’opinion la priorité à Pâques, la fête de Noël devient le signe (à son insu!) que notre culture marche désormais à l’affectif, à l’émotion. Quoi de plus bouleversant en effet qu’un  nouveau-né? On nous objectera qu’un supplicié est tout aussi émouvant, sinon plus. Alors pourquoi l’enfant de la crèche prend-il le pas sur le condamné du Golgotha? C’est que nous n’aimons pas trop nous pencher sur la mort. S’apitoyer, oui. Fondre devant un bambin, encore plus. Mais regarder la mort en face: il existe des spécialistes pour cela maintenant. Ils exercent généralement dans des lieux eux-mêmes spécialisés, appelés « hôpitaux » ou « maison de retraite ». La société leur délègue volontiers cette tâche ingrate. Quant à la « religion », elle prendra le relais une fois le décès dûment constaté. Mais dans l’intervalle, qu’on nous fiche la paix avec la mort !

À ce niveau, incontestablement Noël est davantage en phase avec la disneylandisation des esprits que le Triduum pascal. La postmodernité peut même se permettre le luxe de ramener l’événement de la crèche à un conte sentimental, une féerie bon marché, quasi-mythique (« Trop beau pour être vrai! »), tout en continuant à jouir de sa « magie », sans que cette incrédulité ne vienne gâcher la fête. En revanche, Pâques se prêtre plus difficilement à une telle réduction. Même si on n’y croit plus, c’est un peu trop fort de café. Le citoyen de la cité séculière n’est plus habitué à ce qu’on lui parle si durement, si crûment, et sur des sujets aussi importants. Il reste psychologiquement trop fragile pour ne pas être durablement traumatisé par l’évocation de la mort en croix du Fils de Dieu. Alors silence! Revenons-en au bambin de Bethléem et restons-en là. Devenu grand, celui-ci n’aura qu’à faire comme nous pour s’éviter les emmerdem…du Golgotha: ne pas grandir, prendre le moins de responsabilité possible, en se déchargeant sur l’Etat Providence du soin de le conduire au bonheur, au lieu de dire leurs quatre vérités à tous ceux qu’il croisera sur son chemin.

Si Noël prévaut sur Pâques, cela tient aussi à ce que la question du salut est devenue inaudible pour nos contemporains. La notion de progrès (même si elle a pris entre-temps quelques plombs dans l’aile elle aussi) s’est substituée à celle de la rédemption. Que l’Incarnation soit un mystère salvifique passe à mille lieux au-dessus de leur tête. Pour ceux qui se souviennent encore que l’événement célébré par les chrétiens le 25 décembre a trait à leur foi en Dieu, cette fête reste théologiquement plus buvable que Pâques. Le Dieu de Noël est infiniment plus compréhensible que celui qui envoie son Fils au supplice pour une tractation avec le péché au sujet de laquelle plus personne n’entend goutte.

L’absence de culture théologique est en effet un facteur aggravant dans cette affaire. Outre que le citoyen postmoderne ne ressente plus le besoin d’être sauvé, il éprouve de surcroît les pires difficultés, qu’il soit cultivé ou non, à saisir les tenants et les aboutissants de la mort et la résurrection du Christ, et leurs liens avec notre rédemption. Tandis que le langage de Noël lui parle instantanément. Certes les prédicateurs pourraient facilement opérer le lien entre les deux mystères. Mais seraient-ils entendus ? Les églises deviendraient-elles subitement aussi bondées pour la vigile pascale que lors de nos messes de minuit ? Rien n’est moins sûr.

Notre société, revenue de tout, de toutes les idéologies, fait la part belle à la jeunesse, à l’enfant. Atteinte d’un symptôme régressif, désirant en revenir à l’indifférenciation matricielle, elle se sent parfaitement à l’aise, en phase, avec le bambin de la crèche. En revanche, regarder en face le condamné du Golgotha, c’est une autre paire de manches ! Les postmodernes ne sont plus assez adultes dans leur tête pour le « dur langage de la Croix ».

Il n’est pas question de faire la fine bouche devant le succès perdurant de Noël, ni de jouer les rabat-joie. Que la Nativité soit synonyme de joie, même pour ceux qui ne partagent plus la foi de l’Eglise, les chrétiens ne s’en plaindront pas. Toutefois, que cette fête ait supplanté Pâques n’est pas un signe de bonne santé spirituelle. N’ayons pas peur d’en faire le constat en cette période de l’Avent. L’émerveillement qui reste le nôtre en cette période d’attente de la venue du Seigneur n’interdit pas la lucidité, et encore moins la sollicitude pour nos frères et sœurs que nous aimerions ouvrir à l’intégralité de la joie chrétienne.

 *Photo : Ramon Espinosa/AP/SIPA. AP21342677_000001.

«Aujourd’hui, le gaullisme social, c’est le FN !»

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philippe martel fn

philippe martel fn

Causeur. Vous avez récemment confié au Monde que, hormis sur l’Europe, vos convictions politiques n’avaient globalement pas changé depuis  votre adhésion au RPR au début des années 1980. Il y a pourtant un fossé entre les positions libérales que vous défendiez au côté de Jacques Chirac  et le projet social-étatiste de Marine Le Pen !

Philippe Martel. À l’époque, une grande partie de la classe politique était imprégnée de la pensée libérale des « reaganomics ». Mais je n’opposerais pas aussi frontalement l’État stratège, interventionniste et protecteur de Marine Le Pen au libéralisme économique. On peut à la fois vouloir un État fort et être favorable à la libre entreprise. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la France cultive ces deux approches dans son économie mixte. Pendant la crise financière de 2008, grâce à ce modèle, elle a d’ailleurs mieux absorbé le choc que la plupart de ses partenaires européens.

Mais si l’on en croit Marine Le Pen, l’Union européenne nous impose des diktats libéraux qui détricotent le fameux « modèle français »…

C’est ce que j’ai, hélas, mis du temps à comprendre : derrière les traités européens se cachent des politiques économiques et sociales ultralibérales. Rétrospectivement, je crois avoir  commis une lourde erreur au RPR, à l’époque, en menant campagne pour le traité de Maastricht aux côtés de Jacques Chirac et d’Alain Juppé. Les analyses de Philippe Séguin correspondent bien davantage à ce que je pense aujourd’hui. Ce gaullisme social et souverainiste que le RPR a abandonné en se dissolvant dans l’UMP, c’est désormais le FN qui l’incarne ![access capability= »lire_inedits »]

Le souverainisme s’incarne aussi chez certains députés UMP comme Henri Guaino ou Jacques Myard. Pourquoi n’avez-vous pas tenté de défendre une ligne gaulliste à leurs côtés ?

Comment défendre une quelconque ligne dans un parti présidé par un Jean-François Copé et qui compte au moins sept prétendus présidentiables ? Depuis sa création, l’UMP rassemble des personnalités aux convictions très différentes, s’agissant de la souveraineté comme de l’économie. Mais si les anciens RPR contrôlent l’appareil, idéologiquement, c’est l’UDF qui a gagné. Cette « udéfisation » laisse au Rassemblement bleu marine un vaste espace politique.

Un espace également convoité par Nicolas Dupont-Aignan, au parcours gaulliste proche du vôtre. Pourquoi ne pas l’avoir rejoint ?

J’inverserais votre question : pourquoi Nicolas Dupont-Aignan n’est-il pas avec nous ? Je ne vois pas bien ce qui le sépare idéologiquement de Marine Le Pen. Debout la République n’a pas atteint la taille critique pour peser de manière indépendante. La logique voudrait qu’il fasse prospérer sa formation au sein du RBM.

De son côté, Dupont-Aignan critique l’aspect dynastique du FN, arguant que votre parti est aux mains d’une famille. Que lui répondez-vous ?

Marine Le Pen n’a pas hérité du parti. Elle a été élue présidente du Front national après une campagne interne très disputée. La bataille a été sérieuse, idéologique, sans bourrages d’urnes ni favoritisme.

Si les militants du FN se reconnaissent majoritairement dans la figure de Marine Le Pen, la base du parti se retrouve-t-elle vraiment dans ses discours ? On a l’impression que vos candidats locaux sont tantôt identitaires, tantôt gaullistes, tantôt libéraux, avec le rejet de l’immigration comme seul dénominateur commun.

Tout le monde adhère à la ligne mariniste. Même s’il y a des nuances et une grande liberté de pensée, les militants du Front national sont derrière leur présidente.

Même Bruno Gollnisch ?

Lorsque Marine Le Pen lui a récemment demandé d’abandonner le groupe de l’Alliance européenne des mouvements nationaux, qui comptait certains partis peu fréquentables, il l’a fait immédiatement.

Une preuve, en effet… Malgré ces gestes de bonne volonté, le FN peine à adopter une image présentable. Nombre d’électeurs reprochent à Marine Le Pen de piétiner le « pacte républicain » en stigmatisant les musulmans…

Je suis un peu juriste et je ne sais pas ce qu’est le « pacte républicain ». La France a une Constitution dont le préambule renvoie notamment à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ça, c’est du concret. Le « pacte républicain » et les « valeurs de la République » sont des notions dont je me méfie. On emploie de plus en plus ces expressions, mais sans jamais préciser ce qu’elles recouvrent. On nous expliquera bientôt que le multiculturalisme, la diversité, le métissage ou le vivre-ensemble sont des valeurs de la République. À ce propos, je suis stupéfait que l’on n’ait pas davantage relevé les propos de Malek Boutih, qui disait récemment à Florian Philippot, en direct à la télévision : « Même si vous arrivez au pouvoir par les urnes, vous ne serez pas légitimes ! » Au motif que le Front national ne respecterait pas ce fameux « pacte républicain », certains sont donc prêts à bafouer la démocratie.

La présidente du FN a tout de même laissé entendre que des millions de Mohamed Merah en puissance allaient déferler sur nos côtes…

Les propos de Marine Le Pen ont été exploités de manière absolument scandaleuse. Elle avait simplement déclaré qu’il y aurait peut-être des futurs Mohamed Merah parmi les nouveaux arrivants. S’il y a un Merah bis, il y a peu de risques que ce soit un Thaïlandais ou un Argentin venu s’installer en France. Je ne vois pas ce qu’il y a de scandaleux à le dire.

Le tireur parisien, un certain Abdelhakim Dekhar, s’il est d’origine algérienne, n’a a priori aucun lien avec les milieux islamistes. N’exagérez-vous pas la menace intégriste, au risque de montrer du doigt l’ensemble des Français musulmans ?

Soyons pragmatiques. La question de l’islam se pose aujourd’hui en France pour deux raisons : l’afflux d’immigrés de confession musulmane et la montée du fondamentalisme.

Cela fait longtemps que la France accueille des immigrés musulmans. Mais leur nombre a littéralement explosé. En démographie, ce ne sont pas les principes, c’est le nombre qui compte. De surcroît, l’islam s’est radicalisé. Dans les années 1960, 1970 ou 1980, on n’aurait pas songé que  l’immigration puisse engendrer un Mohamed Merah. Le processus par lequel ce dernier est devenu français me semble d’ailleurs devoir être complètement revu. Nos lois sur la nationalité sont devenues aberrantes.

Merah est né en France. Reniez-vous le droit du sol au profit du droit du sang ?

Oui. On diabolise le droit du sang en insinuant qu’il serait là pour perpétuer je ne sais quelle pureté raciale. L’un de mes enfants est né à l’étranger où je travaillais. J’aurais trouvé très étrange qu’on lui donne la nationalité d’un pays qui n’était pour moi qu’un lieu de passage et dont je n’avais pas adopté la culture, même si j’en respectais scrupuleusement les modes de vie.

Mais les immigrés et leurs enfants ne sont pas simplement « de passage ». Pensez-vous qu’il existe une identité française immuable que leur présence altère ?

Étant moi-même d’origines très diverses, avec notamment du sang chinois, je serais mal placé pour défendre le principe d’une identité française pure et intangible. Mais, sans vouloir essentialiser les choses, force est de reconnaître qu’il y a bien un type français, italien ou allemand que tout le monde a en tête. Si je vous demande d’imaginer un Italien, vous vous figurerez un homme latin, sans doute catholique, plutôt qu’un Asiatique ou un Africain. Contester une telle évidence, c’est nier le réel.

Que voulez-vous dire ?

Il est beaucoup plus facile pour des immigrés issus de cultures européennes, sédentaires et judéo-chrétiennes de s’intégrer en France que pour des étrangers d’origine musulmane.

Ceci étant, il y a beaucoup d’exceptions à la règle. Je pense à Rachida Dati, modeste fille d’immigrés marocain et algérien, dont l’ascension mérite le respect. Hélas, elle a appelé sa fille Zohra, ce qui contredit son parcours. Il y a là un signal de refus de l’assimilation ou du moins une marque d’incompréhension de ce qu’elle suppose. De la même manière, je regrette que Nicolas Sarkozy, président de la République, ait donné à sa fille un prénom italien.

Pensez-vous qu’on puisse intégrer des millions de personnes en leur donnant des prénoms français ?

Bien sûr que non. Mais si l’on ne fait pas de petits efforts de ce genre, on ne se donne aucune chance d’intégration. Les bobos se moquent des Kevin et des Priscilla issus des classes populaires, mais ne voient rien à redire à l’emploi de prénoms étrangers par les élites. Deux poids, deux mesures.

Polariser le débat public sur les questions d’immigration, d’islam et d’intégration ne  crée-t-il pas un climat dangereux ? Sans vouloir nier la réalité, on peut craindre qu’une parole totalement décomplexée attise le racisme et la xénophobie.

Je crois au contraire que ce qui est dangereux c’est de considérer que le peuple n’a pas à aborder ces sujets. S’il y a un climat à déplorer, c’est plutôt l’intoxication médiatique que nous subissons de la part des professionnels de l’antiracisme. Heureusement qu’Abdelhakim Dekhar a été assez vite arrêté car, si l’affaire avait duré, on allait nous seriner, comme au début de l’affaire Merah : « Ça y est, c’est le Breivik français ! »

La garde des Sceaux a néanmoins essuyé de lourdes attaques racistes !

Soyons clairs : ces attaques racialistes sont intolérables et ridiculisent leurs auteurs. En substance, on peut résumer le message à : « Elle est noire, donc elle est moins bien. » C’est d’une bêtise sans bornes. Mais je ne pense pas que cela renvoie à un phénomène plus large dans l’opinion. Christiane Taubira a suscité la rancœur des opposants au « mariage pour tous » ou à sa politique pénale laxiste, mais si son action est critiquée, ce n’est pas parce qu’elle est guyanaise. Elle aurait été d’origine asiatique comme Fleur Pellerin ou viendrait de la Nièvre comme Arnaud Montebourg que cela n’aurait rien changé aux critiques.

Pour réconcilier les Français, vous avez dernièrement appelé à tourner la page de la guerre d’Algérie. Est-elle vraiment restée ouverte depuis 1962 ?

Je crois en effet que cette plaie est toujours vive. La France a traité les pieds-noirs en vaincus, comme si elle avait honte d’eux. Même si, en 1962, j’aurais voté pour l’indépendance de l’Algérie, je comprends la souffrance des rapatriés. On ne parle jamais vraiment d’eux, mais ils gardent en mémoire l’accueil qui  leur a été réservé à l’époque à leur arrivée en métropole.

Comment le Front national, traditionnellement attaché à l’Algérie française, pourrait-il panser cette blessure ?

C’est justement parce que le FN est lié à cette histoire qu’il peut réconcilier les mémoires. En accueillant des gaullistes comme Florian Philippot ou moi-même sans renier le passé de son parti, Marine Le Pen montre qu’elle peut réduire cette fracture entre les droites et rassembler bien au-delà.[/access]

 

*Photo : Hannah.

1984 en 2014 ?

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1984 orwell crise

1984 orwell crise

L’aspect le plus pervers du totalitarisme, c’est qu’on ne s’en rend pas compte. C’est comme la bonne santé, paradoxalement. On ne se réveille pas tous les matins en se disant « Je suis en bonne santé » ou alors, pensait Cioran, c’est le signe qu’on sera bientôt malade. Le totalitarisme, c’est la même chose. Il va de soi. Et si par hasard on se réveille un matin en se disant « je vis dans un monde totalitaire », c’est qu’on est malade. Regardez ce qui arrive à Winston Smith dans 1984 de George Orwell. C’est comme une grippe ou une dépression,  c’est une prise de conscience qui s’apparente à la fois à un malaise physique et à une maladie de l’âme. Heureusement,  il sera rééduqué dans les caves du ministère de l’Amour et à la fin il aimera de nouveau Big Brother. Le totalitarisme, c’est l’art que met un système à se présenter comme parfait et à désigner ceux qui le contestent comme des malades, des gens dont la perception de la réalité est altérée.

Alors, autant vous le dire, je dois être malade. Je cherche un policier de la pensée pour tout lui avouer. J’ai l’impression de vivre dans un monde totalitaire. Or, il est évident que notre monde n’est pas totalitaire. Le vrai totalitarisme, comme tout le monde le sait, a disparu avec la chute du Mur de Berlin. Les pays de l’Est, l’URSS étaient des pays totalitaires, n’est-ce pas ? La preuve, ils enfermaient les dissidents, souvent dans des hôpitaux psychiatriques car précisément seuls des paranoïaques ou des maniaco-dépressifs pouvaient contester l’excellence des réussites du socialisme réel.

À propos de dissident, il est où Snowden ? Quelque part à Moscou, d’après les dernières nouvelles. L’histoire a de ces renversements. Poutine, protecteur presque malgré lui d’un Winston Smith version 2.0, sûrement malade, qui a refusé de continuer à falsifier l’Histoire dans les locaux de la NSA qui ressemblent furieusement à ceux du Ministère de la Vérité. Et Assange, toujours coincé à l’ambassade d’Equateur à Londres. Depuis juin 2012 ? Ah, quand même…

Mais bon, je sais : dire que j’ai l’impression, une impression qui s’est singulièrement accentuée en 2013, de vivre dans un monde totalitaire, c’est presque indécent. Je ne me rends pas compte de la chance que j’ai. Chaque jour, j’ai pourtant des preuves visibles, tangibles de l’insoutenable liberté qui est la mienne.

Par exemple, je peux m’informer, 24h sur 24, en temps réel. Il y a les chaines infos, il y a internet, il y Ttwitter. Et c’est de ma faute, uniquement de ma faute si d’une part j’ai l’impression d’entendre toujours la même chose et d’autre part si j’ai de plus en plus de mal à hiérarchiser tout ce qui m’est si généreusement donné. Je n’ai qu’à faire un effort, me dit-on du côté de la génération Y, je préférais peut-être l’époque de l’ORTF ou des journaux papier qui tâchaient les mains ?

Je peux encore voter aux élections. Elles sont organisées régulièrement. Tout le monde a le droit se présenter. Certains amis, aussi malades que moi, me font cependant remarquer que depuis qu’ils sont en âge de voter, aucune élection n’a vraiment changé quoi que ce soit.  Que si les élections servaient à quelque chose, il y a longtemps, qu’on les aurait supprimées comme le disait Coluche, cet orwellien qui s’ignorait. N’est-ce pas la gauche à partir de 1983 (tiens, un an avant 84) qui s’est chargée de mettre le pays aux normes de ce qu’il fallait qu’il devienne, c’est-à-dire une entité territoriale permettant à la mondialisation de se déployer comme elle l’entendait ?

Ce déploiement s’est d’ailleurs poursuivi dans l’indifférence générale le week-end dernier à Bali. 160 pays de l’OMC, pendant que l’humanité pleurait Mandela, ont  signé un accord pour continuer de mettre en place la libéralisation des échanges, c’est-à-dire ce qui va façonner tous les aspects de notre existence dans les années qui viennent et nous donner un nouveau monde. Un nouveau monde qui pour le coup va vraiment nous faire regretter Mandela, au-delà de cette surenchère émotionnelle un rien suspecte, un rien stalinienne de ces derniers jours. Je ne compare pas Mandela à Staline, bien entendu, je compare les deux émotions planétaires, à la fois sincères et orchestrées, autoalimentées, qui se sont emparées de l’humanité à 60 ans tout juste d’intervalle. Je compare, de fait, deux émotions totalitaires.

Et quand bien même on se serait intéressé à ce qui s’est dit à Bali, l’OMC vous aurait expliqué à quel point elle était philanthropique et que son but était d’enrichir les pays du Tiers monde. Que répondre à tant de bonnes intentions ? Comment oser critiquer une telle pureté  d’âme ? Bien sûr, le moyen proposé pour enrichir les pays du Tiers monde, c’est de faire tomber les dernières barrières douanières des pays riches ou moins pauvres, autant dire achever la destruction des modèles sociaux péniblement mis en place au cours de l’histoire. Comme ça, on ne rendra pas forcément plus riche la population des pays pauvres mais on rendra sûrement plus pauvre la population des pays riches.

Mais non, j’exagère, je suis malade : l’OMC ne peut pas avoir autant de pouvoirs. Penser que ce sont aujourd’hui des organismes supranationaux composés d’experts non élus qui décideraient de ce que vont devenir des pays entiers, c’est très exagéré. C’est un symptôme de ma maladie, de ma paranoïa : demandez aux Grecs, au Espagnols, aux Portugais ce qu’ils en pensent. Ils vous diront à quel point c’est du grand n’importe quoi, ils vous diront heureusement que la Troïka était là pour les aider à faire un régime et perdre toute cette mauvaise graisse, ils vous diront qu’ils sont presque guéris, qu’ils n’ont plus de système de santé ni de retraites et que grâce à ça, bientôt, ô joie, pleurs de joie ! , ils pourront emprunter de nouveau sur les marchés ! Et que tout pourra recommencer comme avant !

Alors, lecteur, je t’en prie. Ne suis pas ce chemin dangereux sur lequel je m’égare. Jouis de ton ordinateur, de ton smartphone, n’écoute pas les prophètes de malheur, les Cassandre névrosées qui t’expliqueront que le Sénat vient de confirmer un vote de l’Assemblée sur la loi de programmation militaire dont un article permet l’accès à toutes des données personnelles. De toute façon, c’est comme pour le télécran, euh pardon pour la vidéosurveillance : tu n’as rien à cacher, n’est-ce pas ?

*Photo : 1984.

Qu’est-ce qu’ils achètent?

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clients prostitution zahia

clients prostitution zahia

J’avais 24 ans, j’étais dans le bureau de Claude Lefort, à l’École des hautes études, passablement vexée : il venait de me signifier qu’il refusait de diriger ma thèse, dont le sujet était, il faut dire, assez vaguement défini – quelque chose comme une approche féministe de Rousseau. Laissant Rousseau de côté, il ne voyait pas, me disait-il, sur quel sujet portait la revendication féministe, quel en était le mobile actuel.

– « Monsieur, lui dis-je fièrement (et d’autant plus fièrement que je n’avais rien à perdre), dans un monde où les hommes peuvent acheter le corps des femmes, il y a toujours motif à la révolte féministe. »

– Il me regarda fixement, sans se laisser intimider, et demanda : « Que croyez-vous qu’ils achètent ? »

Cette question m’est restée. Parce qu’elle est pauvre en expérience humaine, la jeunesse se paye facilement de mots. Bien entendu, les clients n’achètent pas le corps des femmes, ils ne repartent pas avec. On pourrait tout au plus affirmer qu’ils en louent une partie – c’est à ce titre qu’on rapproche parfois le travail de la prostituée de celui du masseur, de la shampouineuse ou du kinésithérapeute, tous métiers de contact physique. Cependant, clairement, la spécificité de la prostitution se perd dans ce genre de comparaisons.[access capability= »lire_inedits »] Tâchons de ne pas l’édulcorer.

Les clients n’achètent pas un corps, ils achètent un ticket d’entrée sur un théâtre d’illusions. Ils sont venus chercher des émotions fortes. Comme les vitrines d’Amsterdam ou le monde flottant de l’ancien Japon, le bois de Boulogne est une scène. Des formes de femmes y surgissent dans la lumière des phares. On a connu des mises en scène plus confortables et plus raffinées. Pour les prostituées, on ne peut guère parler de progrès.

Mais enfin, telle qu’elle est, cette scène forme pour les hommes une alternative à la vie quotidienne ; pour certains, cette alternative est vitale. Il faut ajouter que, sur ce théâtre, tous ne sont pas en quête des mêmes sensations. Outre les plaisirs variés qu’elle procure, la scène prostitutionnelle dispense au moins trois genres d’illusion.

La première est la croyance en un monde du sexe à l’état pur. Dans les rues mal famées, on trouverait le sexe en lui-même, délivré du fatras de liens sentimentaux, des attendrissements et des engagements qui l’enserrent et l’étouffent dans la vie réelle. Ici, les femmes sont idéalement disponibles. Réellement, elles « ne pensent qu’à ça ». Ici s’exerce comme en rêve la toute-puissance phallique : où je veux, quand je veux. Il va de soi que les moralistes et les femmes ordinaires ne sont pas à court de répliques : le sexe vénal n’est pas le sexe comme tel; on peut aussi soutenir que la toute-puissance, comme l’emportement tyrannique, est la ruine de la puissance car, en amour comme en politique, la puissance ne s’affermit qu’en se limitant. N’entrons pas dans ce débat. Avant de dégonfler une illusion, il faut la prendre en compte. Que la prostitution fasse apparaître le sexe comme tel, cela tombe sous le sens. Le deuxième genre d’illusion est moins apparent. Il faut se rappeler que les hommes sont classés par les femmes dont ils disposent. Il est courant qu’un homme riche s’affiche avec une actrice, un mannequin, une Miss.

Ce lien entre la puissance et la beauté faisait le fond de l’argument de Michel Houellebecq : la hiérarchie de la réussite sociale est redoublée par une hiérarchie de la réussite sexuelle, de sorte que les vainqueurs sur un plan sont aussi les jouisseurs sur l’autre plan. Là encore, il y a bien des objections : si la concurrence des mâles pour la jeune et jolie fille est un fait indéniable, la monogamie chrétienne complique certainement le jeu. La femme de Bill Gates ne confirme pas la vision de Houellebecq. Reste que cette vision est répandue, particulièrement chez les perdants : bien des hommes ont le sentiment d’être exclus des places enviables dans le monde du travail, et repoussés par les femmes aimables dans le monde du loisir. À tous ceux qui enragent d’être dans de mauvais draps, la prostitution offre une compensation imaginaire, une échappatoire pour éviter, mitiger ou voiler la dure hiérarchie des mâles entre eux. Soudain, le perdant peut jouir des faveurs d’une jeune blonde, d’une

Noire ou d’une brune. D’un coup de baguette magique, l’homme lambda s’égale au mâle alpha. Égalité provisoire, égalité imaginaire, mais égalité tout de même. La vie l’avait mal servi, la prostitution répare magiquement ce triste sort, ou du moins jette par-dessus le voile d’une illusion.

La prostitution desserre l’étau. Cette illusion est moins consolatrice que vengeresse. Elle concerne uniquement le rapport des hommes aux prostituées, car les femmes ne se mesurent pas entre elles de cette façon, par l’attrait physique de leurs compagnons respectifs. De ce point de vue, les femmes sont classantes car elles ne sont pas classées. Bien sûr, il arrive qu’un gigolo soit désiré pour son charme et sa jeunesse, mais pas parce qu’il est une arme contre d’autres femmes, une preuve de supériorité sur elles : à ma connaissance, cette motivation n’existe pas.

Le troisième genre d’illusion est l’illusion amoureuse elle-même. Il ne faut pas méconnaître sa puissance persévérante, dans des conditions qui semblent l’exclure. Cette fois, le motif est mixte. Pour les femmes vieillissantes comme pour les hommes de tous âges, ce n’est pas forcément l’orgasme qu’on achète, ce peut être aussi le souvenir que l’amour existe. Le recours à la prostitution apparaît dans le parcours de grands poètes érotiques comme

Verlaine ou Auden. Ce dernier disait, à la fin de sa vie, que seuls les Philistins – c’est-à-dire les bourgeois – méprisent le sexe vénal. Venant de lui, ce mot donne à penser. Celle ou celui qui vend ses charmes peut être le dernier refuge de l’amour sur terre, la dernière auberge, aussi incommode et triste qu’on voudra, mais qui accueille encore quand tout s’est refermé. Avant de la dire sordide, il faudrait savoir si la vie absolument privée d’Eros ne l’est pas davantage.

Entre le dégoût de la réalité et le charme poignant du mensonge vénal, c’est-à-dire entre l’absence d’amour et son triste reflet, il faut espérer ne jamais devoir choisir.

La prostitution est une scène sur laquelle se joue une représentation. C’est cela qu’on y achète. Toute prostituée est donc aussi une actrice. Elle est pourvoyeuse d’illusions diverses qui peuvent être brutales, vengeresses ou consolatrices selon que le client recherche auprès d’elle l’accès à la sexualité comme telle, l’abolition de la hiérarchie sociale ou la persévérance de l’illusion amoureuse. Certes, la représentation qu’ordonne la prostituée est très particulière puisqu’elle est en même temps une réalité. Il se passe quelque chose dans la passe, comme il se passe quelque chose au cours d’une corrida, autre cas de spectacle réalisant.

L’actualité du fait physiologique – l’agonie de l’animal ou l’orgasme du client – cloue à la représentation : c’est maintenant que ça se passe. Comment ne pas comprendre la répugnance pour cette brutalité effective ? Ce qui attache le spectateur à ce genre de représentation est barbare.

Pourtant, dans les deux cas, le spectacle existe aussi pour lui-même, et ce spectacle est cosa mentale. Il répond, sur un mode esthétique et imaginaire, au besoin d’autre chose que la vie ordinaire. Je n’imagine certes pas qu’il comble ce besoin : j’espère de tout mon cœur que les clients repartent Gros-Jean comme devant, mon vœu est qu’ils finissent par sentir le néant de ce qu’ils achètent, et qu’ils parviennent à nouer un rapport au féminin moins brutal et plus heureux. L’intercompréhension des sexes, telle est la seule perspective qui convienne à la société mixte. Le projet socialiste de prohibition ne fait pas avancer d’un millimètre dans cette direction. Appuyé sur un nouveau féminisme vindicatif et répétitif, il en barre le chemin.[/access]

*Photo : Jacques Brinon/AP/SIPA. AP21415994_000001.