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Médée massacrée par le woke

"Médée" de Luigi Cherubini, Opéra-Comique à Paris jusqu'au 16 février, reprise à Montpellier en mars


Médée massacrée par le woke
Photos Stefan Brion

À l’Opéra-Comique, la mise en scène et la vidéo grotesques de Marie-Eve Signeyrole transforment Médée en malheureuse migrante victime d’une société patriarcale.


Evidemment, LA référence pour Médée reste la Callas, qui immortalisa l’opéra de Luigi Cherubini à la Scala, en 1953, dans la version italienne du chef d’œuvre lyrique, Leonard Bernstein au pupitre. Il y a une quinzaine d’années, le Théâtre des Champs-Elysées en avait présenté, sous les auspices de l’iconoclaste metteur en scène polonais Krysztof Warlikowski – cf. son Don Carlos, de Verdi, repris fin mars prochain à l’Opéra-Bastille – une production qui fit beaucoup jaser.

Voilà que la salle Favart s’empare à son tour de Médée, mais dans la version « opéra-comique », les récitatifs transalpins remplacés ici par les très beaux dialogues parlés, en alexandrins classiques, tel qu’en 1797 le livret de François- Benoît Hoffman en accompagna la création parisienne, au Théâtre Feydeau. Le compositeur natif de Florence n’a alors que 37 ans. Cela fait déjà dix ans qu’il s’est établi à Paris. En ces temps troublés de la Révolution, il n’est pas encore l’artiste officiel qui, dans son âge mûr, composera les somptueuses messes pour le sacre de Louis XVIII puis pour le couronnement de son frère Charles X, ou  encore ses deux requiem, l’un dédié à la mémoire de Louis XVI en 1816, l’autre, pour chœurs exclusivement masculins, en 1836, et qu’on servira d’ailleurs pour ses obsèques. Plus français qu’italien, Cherubini s’éteint en 1842, à l’âge canonique de 81 ans ; la France lui réserve des funérailles nationales.

Le hiératisme et la puissance orchestrale qui habitent déjà Médée feront l’admiration de Berlioz, de Brahms ou de Wagner. Ce néo-classique est déjà romantique dans l’âme. Ce n’est pas sans curiosité qu’on attendait cette approche vraisemblablement plus épurée qu’en proposerait pour l’Opéra-Comique, sur instruments d’époque, Laurence Equilbey à la tête de son Insula orchestra et de son chœur accentus, dans cette co-production avec l’Opéra de Montpellier. De fait, la formation privilégie la vivacité rythmique, le tempo rapide, le son percussif, au détriment du legato, des formidables volutes et de l’épanchement des cordes, et au prix d’une certaine sécheresse d’exécution.

En compensation, si l’on ose dire, la soprano libanaise Joyce El-Khoury campe le rôle-titre de la sorcière infanticide avec éclat, le ténor français Julien Behr incarne un Jason implacable, à la projection puissante, tandis qu’en Créon excelle la basse franco-irlandaise rocailleuse et tonnante Edwin Crossley-Mercier. Quant à Dircé, sous les traits de la soyeuse soprano Lila Dufy, ou Néris, rôle tenu par la mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, elles ne déméritent ni l’une ni l’autre de ce casting de haute volée. Certes, il n’est pas facile, pour des professionnels du chant lyrique, de s’improviser également acteurs de théâtre : quoique se tirant fort bien de la diction exigée par la métrique classique, les récitatifs très conséquents, en vers, qui scandent airs, duos et sublimes morceaux d’ensemble de la partition, ne sont pas un sommet d’interprétation dramatique…

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Tout serait donc… presque parfait, n’était la mise en scène proprement grotesque de Marie-Eve Signeyrole, à qui l’on doit également la conception et la réalisation de la vidéo inepte qui s’y superpose. Car Madame Signeyrole l’a décidé, celle qui clame « Ô Tisiphone ! implacable déesse/ Etouffe dans mon cœur tout sentiment humain./ Rends-moi ce fer échappé de ma main (…) L’épouse de Jason ne se réduira pas / A regretter un parricide » et qui, avant que d’assassiner ses deux enfants, « achève d’étouffer tout sentiment humain » en elle, eh bien, notre infortunée  Médée n’est, dixit l’entretien publié dans le programme, rien d’autre que « le fruit d’une société raciste et patriarcale », « une mère acculée, sans secours, prise dans un cycle de violences, de manipulations et d’abus ». Et l’auteur(e)  – l’autrice ? – sur sa lancée, de poursuivre : « il nous a semblé qu’il était peut-être temps de revoir nos jugements et de rouvrir certaines enquêtes pour mieux en comprendre l’histoire » [sic]. Nous y voilà : Médée est LA victime. À partir de là, tout est permis. Les personnages masculins de l’opéra, tant Jason que Créon, sont traités comme des mâles dominants, poivrots, tabagiques, tour à tour violeurs, peloteurs, abuseurs : des porcs comme les goûte un certain hashtag. Médée, elle, prend l’étoffe de la migrante (ne l’oublions pas, elle vient de Colchide, soit l’actuelle Géorgie), étrangère sacrificielle qui a trouvé asile en Corinthe (soit la Grèce actuelle, c’est-à-dire l’Occident, par extension) pour y subir l’exil –  regroupement familial avant la lettre. On se bouscule beaucoup sur scène, quitte à polluer la musique par un boucan intempestif, on s’envoie même à l’occasion des chaises de cantine dans la figure…  Plaqué sur un décor superlativement hideux de part en part, une vidéo, passant dans des formats variés du noir et blanc à la couleur, nous montre des balançoires vides (l’intention est-elle assez claire ?), les dessins des mioches (forcément traumatisés), des prunelles féminines en gros plan (ah, la Femme, avenir de l’Homme !), des cartoons U.S, etc. Les mouflets eux-mêmes, secondés par l’image (il est vrai que l’aîné des deux est très mignon), sont convoqués en chair et en os sur le plateau, et même la comptine de la Mère Michel a droit à sa récitation.

Autant d’incrustations sensées expliciter les trahisons, le parricide et le double infanticide de Médée, redoublée de surcroît par une comédienne (Caroline Frossard), laquelle plaque sur le livret un texte imposé renvoyant aux infanticides actuels, au cas où le spectateur (présumé un peu bête) passerait à côté du message  – texte dont l’édition du programme, curieusement, nous fait grâce. Au moment où se dénoue cette prise d’otage du lyrique par le woke, un sur-titrage occupe le fond d’écran : « j’aurais tellement aimé que quelqu’un arrête mon geste ! qu’il en soit autrement », est-il écrit.  

Beaucoup, parmi les spectateurs, attendaient surtout que s’arrête le massacre.


Médée. Opéra-comique en trois actes de Luigi Cherubini. Avec Joyce El-Khoury, Julien Behr, Edwin Crossley-Mercier, Lila Dufy, Marie-Andrée Bouchard-Mesieur… Direction : Laurence Equilbey. Mise en scène et vidéo : Marie-Eve Signryrole. Orchestre Insula orchestra. Chœur accentus.
Durée : 2h40
Opéra-Comique, salle Favart, Paris. Les 10, 12, 14 février, 20h. Le 16 février, 15h.
Spectacle repris à l’Opéra Orchestre national de Montpellier les 8, 11 et 13 mars.




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