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Libérons-nous du libre


Libérons-nous du libre

L’informatique aime la mythologie, l’occultisme, les gourous, les « communautés », le religieux. Nous savions déjà que l’histoire de cette technologie s’était écrite à grands coups de mythes et légendes : le destin tragique d’Alan Turing, un mathématicien britannique grand pionnier de l’informatique, qui se suicida en avalant une pomme trempée dans le cyanure, fonde le genre. Suivent le mythe de la création « entre potes », et dans des garages, de futurs empires industriels tels que Microsoft ou Apple (toujours cette foutue pomme…) ; le récit apologétique des conditions de travail « si extraordinaires » au sein des dernières start-up à la mode, où l’on peut jouer au ping-pong dans la salle de réunion et organiser son temps comme l’on veut (à condition de travailler 100 h par semaine…) ; les succès-story époustouflantes d’étudiants boutonneux devenus multimilliardaires grâce à la création de Facebook ou Google ; sans parler de l’emballement médiatique des années 90 autour des « autoroutes de l’information », lorsque la presse pensait encore que le développement du Net allait accoucher d’homo numericus, l’homme touchant du doigt la plénitude, dans l’harmonie glacée d’une vie totalement wired et virtuelle.

Les mythes païens et légendes religieuses sont partout dans l’histoire de l’informatique… On les retrouve aussi lors des grand-messes que savent organiser les professionnels du secteur, et notamment la grande réunion des fanatiques des produits Apple, la « MacWorld Expop » de San Francisco où l’on voit chaque année s’illuminer le visage extatique d’informaticiens barbus devant les discours emphatiques de leur maître à penser, le créateur de l’entreprise, Steve Jobs. Dans un registre légèrement différent, on se souviendra avec une nostalgie consternée du lancement des dernières versions du système d’exploitation de Microsoft Windows : avec ces files d’attente interminables d’inconditionnels de la marque, attendant l’ouverture des magasins dès le milieu de la nuit, et sous la neige, pour pouvoir s’offrir les premiers exemplaires du nouveau logiciel. On se souviendra de ces pèlerins fous se battant presque autour de Bill Gates, pour se faire dédicacer un exemplaire de « Windows » par leur sympathique gourou binoclard.

Il convient d’examiner l’une des dernières expressions de cette religiosité : la mythologie libertaire et « morale » qui entoure les logiciels libres. Qu’est-ce qu’un logiciel libre ? Selon le site francophone du projet GNU (un système d’exploitation « libre ») : « L’expression ‘Logiciel libre’ fait référence à la liberté pour les utilisateurs d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel. » Selon l’encyclopédie « collaborative » Wikipédia : « Un logiciel libre est un logiciel dont la licence dite libre donne à chacun le droit d’utiliser, d’étudier, de modifier, de dupliquer, de donner et de vendre ledit logiciel sans contrepartie. » Ces logiciels « libres » et gratuits s’opposent aux logiciels dits « propriétaires » ou « privateurs » (dans le jargon de cette mouvance). Non seulement ces applications « libres » sont la plupart du temps absolument gratuites, mais elles ont littéralement les tripes à l’air : n’importe qui peut prendre connaissance de leur structure, de leur fonctionnement, et peut les modifier à loisir…

On dirait ces définitions forgées pour notre modernité, dont l’un des moteurs est la perpétuelle apologie de la « liberté », de la « transparence », de « l’interaction », du « collectif », de la « gratuité », etc.

L’Alsace a consacré le 1er décembre un édifiant dossier à la question. Evoquant la visite en grande pompe du mythique programmateur américain Richard Stallman à l’université de Montbéliard, le journal titrait : « Le père des logiciels ‘libres’ en prêche à l’UTBM… » Sous couvert de la farce, et d’une autodérision lucide, cet apôtre du « libre » appuyait jusqu’à l’absurde la dimension prosélyte de sa communauté : « Curieux tableau, vendredi soir, dans le grand amphithéâtre de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard. Coiffé d’un disque dur et vêtu d’une aube, un gourou bénit les ordinateurs des étudiants. ‘Je suis Saint Ignucius, de l’église Imax’ lance t-il. Derrière ce prophète farfelu se cache l’un des grands génies de l’informatique mondiale : Richard Stallman (…) activiste de la cause des logiciels libres. » J’apprends dans la presse que de mystérieuses « Install Party » sont presque sur le point de se substituer aux offices catholiques dominicaux, et mettent en péril la suprématie de Microsoft, l’enfant de Bill Gates, notre père à tous… Qu’est-ce qu’une « Install Party » ? Un événement festif, se déroulant souvent dans une « salle polyvalente » municipale, durant lequel des militants associatifs du « libre » sont à la disposition des quidams voulant transformer leurs ordinateurs « infidèles » et asservis aux logiciels commerciaux, en ordinateurs « libérés » et modernes… Ces fêtes geek et techno, d’un nouveau genre, existent. Je les ai rencontrées. Elles se développement même à travers le pays. On pouvait ainsi lire, le 18 mai dernier, dans le Télégramme de Brest : « Une vingtaine de personnes, venues du Sud-Finistère et même de Brest, ont suivi avec intérêt, samedi, un après-midi d’installation du système d’exploitation Linux, à la cybercommune, après-midi animé par Aurélie Le Corre, du Pays Glazik. Install’party ou « fête d’installation » est une réunion qui permet de faire se rencontrer des utilisateurs expérimentés des systèmes basés sur des logiciels libres et des novices. L’objectif est que les novices repartent à la fin de la journée avec leur ordinateur fonctionnant sous un nouveau système d’exploitation, correctement installé, configuré et agrémenté de nombreux logiciels. » À propos d’une autre, dans Centre Presse Aveyron, fin novembre : « Ubuntu… dans une langue africaine, cela veut dire l’humanité vers les autres. C’est un nom, parmi tant d’autres, donné au système d’exploitation Linux. Un système qui a la particularité d’être libre et gratuit, ‘gratuit parce que libre, et non l’inverse’, comme tient à le préciser l’un des responsables de l’association des utilisateurs de logiciels libres Aru 2L. » Ce genre de réunions Tuperware du « logiciel libre » a lieu un peu partout en France, pour « convertir » vertueusement nos vieux PC poussifs, victimes d’une triste addiction aux logiciels commerciaux, en bêtes de course, équipés de pied en cap en applications libres, détachées de tout « marché »… le tout sous le patronage symbolique d’un nom emprunté à une culture sub-saharienne du tiers-monde. C’est dire…

Bref, le « logiciel libre », c’est l’attirail de camping complet : valeurs, philosophie, convictions politiques, fatras new-âge… Stallman, en visite à Montbéliard : « Un programme libre est démocratique. C’est la somme des contributions individuelles de ceux qui l’ont utilisé et transformé. Par contre, un programme privateur de liberté est la dictature de celui qui l’a développé. Un instrument pour imposer son pouvoir aux utilisateurs. » Démocratie versus dictature, rien que ça… fantasme d’un univers « non marchand » – à venir – contre l’atroce marché libéral des flux économiques et des échanges commerciaux , no logo et tutti quanti. Il n’y va pas avec le dos de la cuiller, le gourou open space. Ou plutôt si : le catéchisme anti-mondialiste de base. « Stallman, indique L’Alsace, a volontiers taclé les dirigeants mondiaux – à commencer par George W. Bush et celui qu’il appelle le ‘sarkome[5. Un jeu de mots misérable basé, on l’imagine, sur l’assonance approximative entre le nom de notre président de la République, Sarkozy, et le nom de ce cancer impitoyable de la peau, appelé ‘sarcome…]’ – et emprunté des accents mystiques. C’est que, pour ce militant des droits de l’Homme, la question dépasse largement le cadre de l’informatique. Elle soulève aussi des questions éthiques et politiques. » On imagine que les dirigeants mondiaux ainsi taclés ne s’en sont pas remis. « Le logiciel propriétaire est immoral et ne doit pas exister… », dit-il encore, pas à court d’une sottise. Le monde tremble sur ses bases.

Les « logiciels libres » sont l’objet d’une abondante règlementation sans doute apparue par génération spontanée (L’Alsace) : « Le programme peut être exécuté sans condition / Sa substantifique moelle appelée ‘code source’, peut être étudiée et modifiée. Le programme peut être adapté aux utilisations. / C’est la liberté d’aider le voisin. Elle inclut la distribution des copies exactes du programme, gratuites ou payantes. / Les programmateurs peuvent contribuer à la communauté en distribuant des copies de leurs versions modifiées, gratuites ou payantes. » Les voisins, en prime. Le cauchemar.

Bref, le « logiciel libre » est en pointe dans le combat contre le grand méchant loup libéral, symbolisé par l’infâme Bill Gates qui se nourrit chaque matin de dix enfants innocents, et de deux vierges cuites à l’étouffée. Combat pour la morale comme l’expliquait le 1er décembre Le Monde de l’Education : « Au delà de la question économique, les motivations sont aussi d’ordre philosophique ou éthique : selon Jean-Pierre Archambault, chargé de mission au CNDP : ‘les valeurs de partage et d’indépendance véhiculées par le logiciel libre sont fondamentalement en phase avec les missions de l’école et la culture enseignante’. » On frissonne en imaginant cette « culture enseignante » qui s’oppose à l’Ancien régime de la France moisie… du « privé », des pratiques de consommation individualistes (aller à la Fnac et acheter un logiciel aliéné, créé par des ingénieurs esclaves de leur entreprise…), du repli sur soi, de l’indifférence à autrui, du cynisme, et même d’une forme de proto-fascisme doux… le monde de ceux qui se plient à la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle « devrait » être.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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