Y a-t-il un Amok dans l’avion?


Y a-t-il un Amok dans l’avion?

amok andreas lubitz

La catastrophe de l’Airbus de Germanwings a révélé au public un phénomène aux conséquences potentiellement dévastatrices : celui de l’amok. Qu’est-ce que l’amok ? Le dictionnaire nous apprend que le terme dérive d’un mot malais, « amuk », qui signifie « rage incontrôlable ». Observé par des ethnologues dans des contrées variées, allant de la Malaisie à la Terre de Feu, l’amok est une folie homicide qui affecte brutalement un sujet, toujours de sexe masculin, agissant seul. Cet accès subit de violence meurtrière débouche sur la mort de l’individu après qu’il a lui-même tué un nombre plus ou moins élevé de personnes. Il s’agit donc d’un équivalent de suicide (direct ou indirect), accompagné d’une libération de pulsions homicides. Le mécanisme psychologique qui mène à l’amok est la décompensation de frustrations importantes (humiliation publique, échecs répétés…), induisant un désir de vengeance à l’encontre d’autrui et de mort pour soi-même. Par extension, on parle d’amok pour qualifier le fou qui se précipite, fer en main, contre tout ce qui se présente, ne finissant sa course que dans la mort, dans un spectaculaire carnage collectif. L’homme qui est la proie de cette frénésie, « dès qu’il a vu le sang couler, n’épargnera personne, ni amis, ni enfants, ni parents. Une force surnaturelle l’anime » (H. Fauconnier, Malaisie). Si l’amok a été décrit dans les sociétés traditionnelles, où il est ordinairement perpétré à l’arme blanche, on peut en trouver l’équivalent moderne dans les exactions de tueurs fous munis d’une arme à feu, s’achevant par l’exécution ou le suicide du meurtrier. Les États-Unis notamment sont fréquemment secoués par de tels drames. Dans la société moderne, l’interprétation sociologique ou religieuse qui était celle des sociétés traditionnelles cède le pas à une explication pathologique : les amoks sont des malades mentaux (presque) comme les autres, en tout cas parmi tant d’autres.[access capability= »lire_inedits »]

Andreas Lubitz était donc un amok, meurtrier suicidaire qui a entraîné dans la mort 149 personnes. Et notre société abrite, n’en doutons pas, d’autres individus susceptibles de basculer dans cette folie criminelle. Tout cela fait peur, très peur, et pas seulement à ceux qui sont sur le point de prendre l’avion.

L’émotion bien légitime suscitée par cette tragédie a soulevé la question de la prévention, qui échoit logiquement au détenteur du monopole de la violence légitime, l’État. Et l’État, mis en demeure d’empêcher les amoks de sévir, se tourne vers les experts patentés de la santé mentale, les médecins. L’affaire semble entendue : il faut que les médecins dépistent les amoks potentiels, c’est-à-dire, puisque le phénomène est soudain, les personnes « à risque » – donc à la fois celles qui sont « susceptibles de faire une crise d’amok » et celles « dont une crise d’amok aurait des conséquences sociales catastrophiques ».

Pour le deuxième sens, le pilote d’avion de ligne est ici archétypal. Son contrôle étroit est réclamé par la population et semble aller de soi. Mais qu’en est-il de la première acception ? Comment repérer avec un degré de certitude suffisant les futurs amoks ? C’est ici que l’exercice devient très difficile, en fait quasi impossible. L’expertise psychiatrique ne peut pas prévoir l’avenir avec certitude, elle prévoit au mieux un risque de dérapage. Beaucoup de gens ont eu des troubles psychiques dans leur vie, et s’en sont bien remis. Parfois ils gardent une fragilité, mais cette fragilité ne les prédispose nullement à s’en prendre à autrui et n’impacte pas leur aptitude professionnelle, même quand ils sont pilotes de ligne. Les chiffres sont éloquents : la psychose maniaco-dépressive (forme la plus grave de dépression nerveuse) touche presque 1 % de la population ; cela veut dire que 1 % d’entre nous fera au moins un épisode de dépression grave dans sa vie ! Et les syndromes schizophréniques ont à peu près la même prévalence… Voilà déjà 2 % de la population générale affectée d’une pathologie psychiatrique sérieuse ! Et il faut ajouter tous les autres problèmes psychologiques qui peuvent se développer chez l’homme de la rue, aussi lisse et banal semble-t-il de l’extérieur : dépression légère, burn-out, anxiété, crises d’angoisse, troubles du sommeil, troubles obsessionnels compulsifs, instabilité psychomotrice, névroses, phobies, perversions… Les troubles de la personnalité au sens large sont un abîme où chacun peut être plongé d’un coup de baguette psychiatrique. Il paraît même que les difficultés sentimentales font partie de ces « problèmes » qui pourraient déclencher une crise d’amok ! Le cas Lubitz l’a bien montré : sa compagne, enceinte, venait de le quitter… Et on lui confie un avion de ligne, quelle imprudence, quelle négligence !

Et puis, pourquoi se limiter à la psychiatrie ? Il y a les problèmes médicaux somatiques, le champ immense de la neurologie (épilepsies, troubles cognitifs, accidents vasculaires, ictus amnésiques…), de la cardiologie (troubles du rythme cardiaque, malaises divers…), de l’ophtalmologie (atteinte de l’acuité ou du champ visuel…)… Si on devait éliminer de la vie professionnelle toutes les personnes « à risque », il ne resterait pas grand monde sur le pont ! Car ce qui vaut pour les pilotes d’avion vaut pour tout conducteur, qui peut mettre les autres en danger par un comportement inapproprié – imaginez un amok pilotant un TGV, un TER, un métro, un bus ou un camion, voire une simple voiture, tout à fait capable de tuer quelques innocents quand elle est lancée à contresens sur l’autoroute ? Et il y a aussi péril dans ce policier en possession d’une arme de service, dans ce soldat qui patrouille dans le cadre du plan Vigipirate, dans ce chasseur du dimanche, dans ce collectionneur d’armes… De plus, pourquoi s’arrêter à l’amok ? Ne faudrait-il pas prendre en compte plus largement le risque de mal faire son travail ? Pour peu qu’on y pense sérieusement, on découvre partout des failles : le professeur qui instruit mal les gosses, le chirurgien qui opère mal ses patients, le garagiste qui répare mal les voitures, le patron qui dirige mal son entreprise, tout cela pour de lourdes raisons psychiques ou physiques ; tous ces malades en puissance sont aussi très nuisibles. Sans compter l’ingénieur employé d’une centrale nucléaire, dont les penchants mélancoliques cachent peut-être de funestes intentions ! À dénoncer sans tarder à la « police du travail » – pardon, la « médecine du travail » !

Toute à son fantasme sécuritaire, la société exige de la médecine un contrôle de plus en plus pesant des individus. Les experts devraient prédire les comportements déviants, édicter et imposer la norme pour tout et pour tous, se porter garants de l’hygiène physique et mentale, soigner les malades qui peuvent l’être ou exclure du champ social ceux qui se révèlent incurables (et ils sont nombreux – les capacités diagnostiques de la médecine excèdent largement ses capacités thérapeutiques, en particulier en psychiatrie). On passe du « surveiller et punir » de Foucault au « contrôler et juguler »… La médecine préventive qu’appellent de leurs vœux des citoyens bien intentionnés, mais peu clairvoyants, pourrait se retourner contre eux.

Jusqu’à présent, les médecins ont résisté à cette demande. Estimant être au service, non de la société en général, mais de leurs patients en particulier, ils ont à cœur de remédier à leurs difficultés d’insertion professionnelle et sociale. Ainsi ce sont bien les psychiatres qui ont été à l’origine du mouvement de « désinstitutionnalisation » qui a ouvert les portes de l’hôpital psychiatrique et permis à des centaines de milliers de gens de reprendre une vie sociale. Mais la pression de la société s’accroît, et grandit chez les médecins la tentation de régner en experts, voire de s’abandonner à un exercice totalitaire de la médecine prédictive en monnayant un savoir respecté.

Le risque social lié aux pathologies non dépistées doit donc être mis en balance avec le risque de détruire la vie des malades potentiels mis sur la touche. De même que pour les malades mentaux qu’on hésite à laisser dans la nature, la chasse aux amoks et autres mabouls repose sur un équilibre délicat entre principe de précaution (pour la société) et principe de bienfaisance (pour le patient). « Si on devait traiter les gens selon la justice, peu d’entre nous échapperaient au fouet », disait Nietzsche. Pourrir la vie de tous pour sauver celle de quelques-uns : voilà ce qui nous menace avec l’obsession sécuritaire d’une médecine et d’une psychiatrie chargées d’assurer le « risque zéro ». Que les gens qui réclament à hauts cris des mesures préventives fassent leur examen de conscience – ou plutôt leur examen médical. Ou bien on met tout le monde hors jeu, et donc au chômage (ou plutôt en invalidité): cloîtré chez soi ou enfermé à l’hôpital psychiatrique, aucun d’entre nous ne sera plus un danger pour les autres. Les amoks potentiels n’auront plus qu’à se frapper la tête contre les murs – qu’on aura pris soin de molletonner. Il faut savoir garder raison – ou, en l’occurrence, déraison. Les dangers du dépistage extensif des maladies physiques et mentales doivent nous convaincre d’en rabattre d’un cran dans nos prétentions de maîtrise des risques. Il nous faut vivre avec les amoks, comme nous l’avons toujours fait.[/access]

*Photo : Michael Mueller/AP/SIPA. AP21731084_000002.

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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