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Prix littéraires : tous pourris ?


Prix littéraires : tous pourris ?
Edmond et Jules Goncourt, par Nadar.
Edmond et Jules Goncourt, par Nadar.
Edmond et Jules Goncourt, par Nadar.

Tous les ans, un petit vent d’octobre secoue le même marronnier. Tous les ans, c’est la saison, les gazettes résonnent des mêmes flonflons. Vas-y Mimile, les prix sont corrompus, chauffe Marcel, les renvois d’ascenseurs dans la presse, et allez donc, les copinages, et Galligrasseuil, etc. Ça chaloupe dur pendant quelques semaines, et puis ça se calme, ça reviendra l’année suivante, comme la trêve des confiseurs, les giboulées de mars, le bal du 14 juillet, tout ça. On ne s’en lasse pas. On s’y attache, au contraire. La corruption littéraire fait partie du sympathique folklore français, comme l’accordéon, le béret basque et le fromage qui pue. On y tient. Les Américains, ces puritains, n’en ont pas, eux. Et puis ça ne porte pas à conséquence.

Les Français adorent tourner en rond en répétant les mêmes figures. Mais pour ça, il convient d’endosser le déguisement qui convient. La bourrée de la corruption littéraire se danse en costumes typiques. Costume poujadiste : tous pareils, tous pourris. Costume cynique : corrompus, oui, et alors ? Ça n’empêche pas d’être un bon écrivain. Costume vertueux : il faut dénoncer les collusions, moraliser la vie littéraire. Costume nietzschéen : Et alors ? Les moralistes et les curés nous fatiguent. Costume fataliste : de toutes façons, c’est pareil partout, on n’y peut rien. Costume taquin : c’est çui qui le dit qui y’est. Costume renseigné : mais on le sait bien, tout ça. Chacun fait son petit tour sur scène, c’est joli à regarder.

Chaque année, il faut dire que l’orchestre y met du cœur. On change un peu les paroles, mais ce sont toujours plus ou moins les mêmes musiques. On rit, on s’amuse, on en redemande. Donnons quelques exemples de rengaines, histoire de savoir de quoi nous parlons. Une trouvaille récente : La Bibliothèque nationale de France vient de créer un nouveau prix littéraire, destiné à récompenser un écrivain majeur d’aujourd’hui. Il a été décerné au printemps dernier. Qui est l’heureux lauréat ? Philippe Sollers. Et qui figure dans le jury du prix ? Julia Kristeva, épouse de l’heureux lauréat. Très joli, bravo. Quelqu’un s’est-il ému qu’une institution d’état fonctionne tranquillement au népotisme ?

Il est vrai qu’on a là une figure récurrente du folklore. Pour ne donner que deux autres exemples, Yannick Haenel et François Meyronnis publient en 2005 Poker, un livre d’entretiens avec Sollers, précédé de quelques pages d’adoration lyrique (« Il y a en effet chez Sollers […] cette force d’acuité qui lui permet d’avoir accès aux expériences verbales les plus extrêmes » ; « l’étrange individu nommé Philippe Sollers est capable de jouir des tourbillons de la case vide ; il est donc le mieux placé pour entendre Yannick Haenel, me dis-je, avec une extravagante modestie »). Et qui publie ce livre d’adoration envers Sollers ? Mais Sollers, bien sûr, dans sa collection de « L’Infini ». Pas mal. Peu de temps après, le prix Décembre couronne Yannick Haenel, pour un roman publié dans la collection « L’Infini ». Et qui figure dans le jury du prix ? Philippe Sollers, éditeur de l’heureux lauréat. Car toute peine mérite salaire. C’est à ce prix qu’on arrive.

Mais on n’en finirait pas de faire la liste, BHL (du Point) nous fournirait mille exemples à lui seul. Dernier en date : il vient de faire l’éloge de Yann Moix (du Figaro), qu’il considère comme un grand cinéaste. S’il n’est pas certain que Yann Moix soit un aussi grand cinéaste que, mettons, BHL, il semble en revanche avéré que le sens du grotesque se perd dans nos élites intellectuelles.

Naguère, l’air des articles de complaisance était joué par de vieux ménétriers. La relève est assurée brillamment par les jeunes, notamment Yann Moix, le Howard Hawks du XXIe siècle, qui, dans Le Figaro, trouve que Philippe Labro, du Figaro, est un aigle, un phénix, un Faulkner, ou qui passe la rhubarbe à Beigbeder, lequel lui refile le séné. Sans parler de toute la partie invisible : Machin écrit un article élogieux sur le dernier livre de Truc publié par la maison Chose. On ne sait pas que la maison Chose a versé un copieux à-valoir à Machin pour un livre qu’il n’a jamais écrit. Machin rembourse en articles. Passons sur les jurys de prix littéraires qui volent au secours du succès, ou votent comme de bons godillots pour obéir au président ou aux pressions de leur éditeur.

Oui, mais qui peut se vanter d’être un pur ? Qui est assez impeccable pour donner des leçons ? Tout dénonciateur de pailles n’a-t-il pas une poutre dans l’œil ? Sans endosser le costume du cynique ou du poujadiste, on peut estimer que la compromission est inhérente à la vie sociale et professionnelle. Que vivre, c’est faire des compromis avec ses idées, dans presque toutes les situations, client, parent, amoureux, touriste, salarié, etc. Un écrivain a des amis, des éditeurs, connaît des journalistes, publie des papiers dans tel ou tel journal, reçoit des prix, figure dans des jurys. Peut-il jurer de ne s’être jamais trouvé dans une situation où il va favoriser un ami ? De ne s’être jamais fourvoyé dans des émissions télévisées bas de gamme ? On ne pourrait à la rigueur jouer les purs que si l’on dénonçait les travers du dehors. Mais en travaillant, en consommant, en vivant tout simplement, on est compromis, et on fait des compromis.

Il ne s’agit pas de tout justifier, ni de tomber dans un confortable relativisme mais d’éviter les deux ornières complémentaires du rigorisme moralisant et de l’indifférence cynique. Le puriste dénonce tout le monde indistinctement, ce qui revient à ne pas faire de différence entre les comportements, et les vrais corrompus en profitent pour mener leurs petites affaires tranquillement. Les voilà justifiés : ils ne sont pas pires que les autres, ils sont pareils. Le puriste, qui ne distingue pas, est le complice objectif de la corruption. De même, la rébellion est devenue un argument commercial et une pose de notables. On croule sous les rebelles, mais on manque de critiques.

Faudrait-il alors, pour éviter tout conflit d’intérêt, se retirer du monde ? Faudrait-il que les écrivains ne puissent pas être en même temps critiques littéraires ? Mais qui est vraiment retiré du monde ? L’austère Julien Gracq a pratiqué aussi la critique sur la littérature de son temps. Il s’est engagé. Le meilleur de notre critique, celle qui reste, c’est celle des écrivains : Barbey, Schwob, Bloy, Mérimée, Gourmont, Baudelaire, Sartre, Jacques Laurent, Vialatte, etc. Dans une conception rigoriste de la déontologie littéraire, ils n’auraient pas dû publier d’articles critiques. Et nous n’aurions plus, à ranger dans l’histoire de la critique littéraire, que Paul Souday, Duvergier de Hauranne ou André Chaumeix.

Il faut tenter de coller au plus près à un idéal d’honnêteté, savoir dire non, tout en sachant qu’on est dans le bain, et que dès lors on ne détient aucunement le privilège absolu de la vertu. L’important, c’est de distinguer. Les situations et les cas sont complexes, autant que la réalité humaine. C’est au prix de cette distinction qu’on pourra éventuellement se permettre de dénoncer.

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Pierre Jourde est romancier ("Paradis noir" sortira chez Gallimard en février), essayiste ("Littérature monstre" vient de paraître) critique littéraire ("La littérature sans estomac") et professeur à l'université de Grenoble III, du moins tant que quelque chose comme l'université existe encore, ça ne devrait pas durer.

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