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Quand la dette publique faisait le lit de la Révolution

Bien avant la Ve République, l'Ancien régime est tombé car la France était incapable de se réformer économiquement


Quand la dette publique faisait le lit de la Révolution
Caricature hollandaise représentant John Law, dont le « système » fit la fortune de quelques-uns et ruina la plupart des épargnants en 1720 © Alamy

Crack financier, plans d’austérité, déficits, inflation… Les crises économiques étaient déjà connues sous l’Ancien Régime. Mais en se montrant plus soucieux de préserver les privilèges de castes que de mener les réformes nécessaires, l’État a fait le lit de la Révolution.


« Je m’en vais mais l’État demeurera toujours. » 1er septembre 1715 à Versailles, quand Louis XIV, sur le point de rendre son dernier souffle, prononce ses derniers mots, il sait qu’il laisse à son successeur, âgé de cinq ans, un pays voué à un grand avenir. L’un des royaumes les plus peuplés au monde, la France est alors dotée d’un vaste empire colonial, regroupant notamment la Louisiane, le Québec, les Antilles, le Sénégal et la Réunion. En Europe, elle vient de remporter une grande victoire diplomatique, avec la paix d’Utrecht, qui reconnaît à Philippe de Bourbon, l’un des petits-fils du Roi-Soleil, le droit de s’asseoir sur le trône d’Espagne.

Seul hic : les caisses du royaume sont vides. La dette s’élève à dix années de recettes fiscales. Chargé d’assurer la régence jusqu’à la majorité de Louis XV, Philippe d’Orléans pourrait certes tailler dans les pensions et imposer une grande réforme fiscale… mais ce serait mettre à contribution la noblesse. Hors de question ! Reste une solution, que lui suggère un improbable personnage, digne d’un film de cape et d’épée que Stanley Kubrick aurait pu tourner à la bougie : John Law.

Rumeur financière

Le siècle des Lumières fut celui des philosophes mais aussi des fripouilles, des cyniques et des hâbleurs. John Law en est l’un des plus illustres exemples. Dès l’âge de 17 ans, ce fils d’un banquier d’Édimbourg tue un rival amoureux lors d’un duel. C’est le début d’une cavale en Europe, d’abord à Amsterdam, puis à Venise, où il observe les négociants qui troquent de l’or ou de l’argent contre des bouts de papier. Il n’ignore pas que, depuis 1691, à Londres, la toute nouvelle Bank of England, dont les actionnaires forment l’élite politique et économique du pays, prête à la couronne britannique, moyennant des taux fixes, de quoi financer l’effort de guerre tandis que, de l’autre côté de la Manche, le royaume de France, pris dans l’étau de ses conflits aux prolongements incertains, doit improviser le financement de ses nécessités en empruntant n’importe comment et souvent au prix fort.

John Law cogite : et si le succès des Anglois, vainqueurs de Louis XIV lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), était d’abord financier ? En audacieux, il pense que la France ferait bien de reprendre les méthodes de la City. Entre deux parties de pharaon, il imagine un système à grande échelle, organisé autour d’un établissement parisien qui émettrait des certificats contre le dépôt d’espèces métalliques. Parvenant à convaincre le régent, l’aventurier écossais est nommé contrôleur général des Finances et autorisé à créer en 1716 la Banque générale.

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Dans un premier temps, c’est l’emballement. Le papier-monnaie de Law fait fureur. Mais l’Écossais a eu le don de se faire quelques ennemis. Certains, tapis dans l’ombre, notamment le prince de Conti, attendent leur heure. Les voilà qui achètent à tout-va des billets, dont la valeur grimpe jusqu’à atteindre 40 fois le prix d’émission. Puis soudain, les plus gros possesseurs demandent, de conserve, à récupérer leur mise de départ. Quand c’est au tour des moins gros, effrayés par la rumeur d’une faillite, de réclamer leur dû, il n’y a déjà plus d’or ni d’argent dans les caisses. Au moment des comptes, les uns se sont allègrement enrichis, les autres en ressortent plumés, le système Law est un échec retentissant. En décembre 1720, son initiateur doit s’enfuir, déguisé en vieille dame. Bruno Le Maire n’a pas été amené à une telle extrémité au moment de quitter Bercy pour Lausanne.

Tout n’était pourtant pas à jeter chez Law. Quatre ans avant sa déchéance, le mémoire qu’il avait rendu au régent pour lui soumettre son plan d’action était d’une grande sagacité. On pouvait y lire  : « L’abondance et bonne conduite de la monnoie, entretiennent et augmentent l’industrie, les manufactures et le commerce, bonifient les revenus du Prince et des propriétaires des terres etc, et rendent l’Etat riche, peuplé et puissant. La rareté et mauvaise conduite des monnoyes, produisent les effets opposés. » Précurseur de John Maynard Keynes, l’Écossais avait compris que la monnaie est le véritable sang de l’organisme économique. En émettre en temps de crise, c’est comme transfuser le malade ; l’en saigner comme le faisaient les médecins de Molière, c’est l’anémier. Une utile théorie économique interventionniste aurait pu naître avec lui.

Guerres ruineuses

En pratique, le système Law eut aussi, paradoxalement, un effet appréciable. En faisant tourner à plein la planche à billets, le pouvoir a engendré une spirale d’inflation qui du même coup a généreusement (et douloureusement) dévalué la monnaie dans laquelle étaient libellés ses emprunts. Au prix des bas de laine des épargnants, l’État a allégé le poids de sa dette. L’épisode inspire aussi la littérature de l’époque, et non des moindres. Dans son second Faust (1832), Goethe raconte comment Méphistophélès fait succomber l’empereur germanique aux charmes du papier-monnaie. Diabolique.

Le scandale Law n’empêche pas l’économie française, portée par la poussée démographique, de se développer dans les années qui suivent. Sous le règne de Louis XV, le royaume passe de 20 à 27 millions d’habitants ; avec une hausse de la production agricole qui fait mieux que suivre l’embellie démographique. L’État pilote les premières initiatives industrielles, crée les Ponts et Chaussées (1747). On assiste au début d’accumulation du capital. La France n’est pas loin de connaître un décollage comparable à l’Angleterre. Sauf que Louis XV mène, à côté, les guerres les plus ruineuses. Quand il nomme l’abbé Terray contrôleur général des Finances en 1770, celui-ci sait que l’intendance ne pourra suivre éternellement. Il prend alors des mesures fortes, qualifiées à l’époque de banqueroute – on parlerait aujourd’hui de plan d’austérité.

Selon Colbert, « l’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris ». Terray ne s’encombre pas tant des cris d’orfraie et taille dans le vif, réduit l’intérêt des rentes, diminue les pensions. Il est le père Fouettard que l’économie française aime à se donner de temps en temps dans les situations désespérées. À un administré, scandalisé par tant de nouvelles taxes, qui lui demande : « Faudrait-il donc que j’égorge mes enfants ? », l’abbé répond : « Peut-être leur rendriez-vous service ! » Ses mesures, aussi impopulaires qu’elles soient, permettent un redressement des comptes. Las, après la disparition de Louis XV en 1774, son héritier, le très charitable Louis XVI, cède à la pression de l’opinion et congédie notre Antoine Pinay en soutane.

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C’est peu dire que l’époux de Marie-Antoinette ne fait pas preuve d’une clairvoyance financière à toute épreuve. Ainsi, son idée d’équiper une flotte de guerre en soutien aux troupes de George Washington qui mène une lutte sans merci contre l’Empire britannique est une folie. Si, à Versailles, les courtisans applaudissent les exploits des révolutionnaires anticolonialistes américains, ils contrarient, chez eux, toute réforme qui leur coûterait un centime. De même, les parlements d’Ancien Régime s’opposent à l’égalité devant l’impôt et à la remise en cause des restes de droits féodaux. Dans l’incapacité de réformer le système, Louis XVI organise l’instabilité ministérielle et tente tous les expédients. Toute ressemblance avec la situation française actuelle n’est peut-être pas fortuite. De Turgot en Necker, de Calonne en Loménie, de Loménie en Necker, la détresse des finances publiques reste inchangée tant que le pouvoir reste impuissant à ponctionner les privilégiés, lesquels parviennent à mettre l’opinion de leur côté en dénonçant les dépenses et la corruption de la cour. Dur d’incarner l’austérité quand on a soi-même un train de vie dispendieux ! François Fillon l’a appris à ses dépens.

Paysan vendant ses assignats auprès d’un changeur, Jean-Baptiste Lesueur, vers 1789-1796 (C) Musée Carnavalet, Histoire de Paris

Au pied du mur

En 1789, au pied du mur, le roi tente le tout pour le tout et convoque les États généraux, soit l’assemblée des représentants de la noblesse, du clergé et du tiers état. La suite est connue : ces derniers constituent l’Assemblée nationale, s’arrogent la souveraineté, précipitent la Révolution et mettent à bas les privilèges durant la nuit du 4 août en proclamant la fin des inégalités, notamment fiscales, devenues insupportables dans tout le royaume. Cependant, les caisses demeurent désespérément vides. Le déficit atteint deux milliards. Talleyrand, évêque d’Autun, monte à la tribune. C’est lui qui gère la colossale fortune de l’Église de France. Il choisit de trahir son ordre et convainc de résorber le déficit en nationalisant les biens du clergé, puis en les nantissant pour émettre des assignats. Problème : le cours desdits assignats ne tardera pas à s’effondrer. Des petits malins en profiteront pour acquérir à vil prix le patrimoine gagé. Ce sont les fameux acquéreurs de biens nationaux, que Balzac décrit dans Eugénie Grandet comme une nouvelle classe de parvenus sans vertu ni vergogne, et dont Barbey d’Aurevilly raconte, dans L’Ensorcelée, l’ascension sociale, qui n’a d’égale que la déchéance financière des vieilles familles seigneuriales.Dans les campagnes, on estime que les transferts de propriété représentent 10 % des richesses foncières. L’émergence de nouvelles dynasties bourgeoises aux fortunes mal acquises ne renfloue pas pour autant l’État. L’inflation succède à la déflation. Les particuliers thésaurisent leur monnaie métallique et l’argent se cache. En 1797, pour s’en sortir, le Directoire décrète finalement la banqueroute. Les deux tiers de la dette publique sont dénoncés. Le gouvernement travestira cette ruine du créancier en parlant de « tiers consolidé ». On parlerait aujourd’hui d’assouplissement quantitatif et de renégociation de la dette : l’Etat est moins avare de langue de bois que de monnaie de singe. Les comptes assainis, la France peut envisager des réformes. L’autorité et la confiance reviendront avec Bonaparte et le coup d’État de Brumaire. Bientôt, le futur empereur associera son nom au franc germinal (1803). Il s’efforcera, malgré la guerre, de maintenir l’équilibre budgétaire.

Morale de l’histoire : les résistances financières ont scellé le destin de la monarchie. Ce qui aurait pu être une transformation ordonnée s’est muée en révolution brutale. À force de multiplier les occasions manquées, les Bourbon ont révélé leur incapacité à se projeter dans l’avenir. L’État absolutiste, dans son désir de tout embrasser, avait en fait figé le mouvement et renforcé l’orgueil d’une noblesse qui cherchait à compenser par les privilèges financiers le pouvoir politique qu’elle avait perdu. La France de l’Ancien Régime, avec son aristocratie oisive, son clergé possessif et ses financiers rapaces, portait dans ses petitesses les germes de nos gloires futures : une rage de recommencer, encore et encore, une histoire qui oscille entre le sublime et le grotesque, où chaque crise, à défaut de nous corriger, au moins nous édifie.

Octobre 2025 – #138

Article extrait du Magazine Causeur




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