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La culpabilité des enfants gâtés de la gauche et la fabrication de l’ennemi

Le billet de Charles Rojzman


La culpabilité des enfants gâtés de la gauche et la fabrication de l’ennemi
La militante Greta Thunberg à Barcelone, le 31 août 2025 © Emilio Morenatti/AP/SIPA

Ils sont les rejetons maladifs d’une Europe qui ne sait plus vieillir, enfants d’un monde repu qui croit avoir dompté l’Histoire, nourris de lait tiède et de discours maternels, assis dès la naissance dans le velours du confort, et pourtant rongés par une angoisse sourde, héritée des ventres possessifs qui les ont portés. Car leurs mères, trop présentes, trop aimantes en apparence, n’ont cessé de les accabler d’une tendresse conditionnelle : amour distribué comme une aumône, à la mesure de la soumission affective exigée. On leur a tout donné, mais avec cette insinuation empoisonnée : « tu n’en feras jamais assez ». Ainsi furent-ils comblés de biens et de soins, mais dépossédés d’eux-mêmes, saturés de culpabilité et de dette.

Histoire criminelle et parodie de croisade

De cette éducation sentimentale est née une colère muette, un ressentiment qu’ils ne parviennent pas à nommer et qu’ils projettent sur le monde extérieur. Incapables d’affronter la Mère, ils cherchent partout une figure de domination à abattre : l’État, la patrie, l’armée, l’Église, les colonisateurs, les pères symboliques. Ils se sont faits les orphelins volontaires d’une histoire qu’ils jugent criminelle. Et comme ils ont besoin d’aimer, mais qu’ils ne savent plus qui aimer, ils se précipitent du côté des « victimes » : les damnés de la terre, les peuples lointains, les révoltés de service, les insurgés dont la violence leur semble pure parce qu’elle s’oppose à l’ordre. Leur compassion est une liturgie, leur révolte une parodie de croisade.

Ils rêvent d’un monde sans frontière, d’une fusion planétaire où les antagonismes seraient dissous, d’un amour universel qui viendrait enfin combler le vide matriciel. Mais ce rêve est un délire de maternité manquée. Ils sacralisent l’Autre, jusqu’à lui prêter une innocence immaculée. Ils ferment les yeux sur la cruauté, l’humiliation, la haine pourtant palpables. Ils préfèrent exalter une humanité imaginaire plutôt que de reconnaître la violence réelle, comme si toute lucidité équivalait à une trahison de l’amour.

Leur culpabilité est sans fond. Coupables de leurs privilèges, coupables de ne pas aimer assez, coupables de haïr en secret, ils se rachètent en fabriquant un nouvel ennemi. L’Occident devient l’incarnation du mal, et avec lui ses satellites honnis : le capitalisme, les élites, Israël. Ils pleurent sur les juifs assassinés dans les camps, mais méprisent ceux qui, aujourd’hui, osent se défendre les armes à la main. Auschwitz leur inspire une compassion abstraite ; Tel-Aviv les révulse comme un scandale moral. C’est ainsi que, par un retournement d’une ironie diabolique, l’antiracisme d’Occident ressuscite la vieille figure du juif dominateur, l’éternel persécuteur, pourvu que ce juif soit israélien. Le mythe antisémite, loin d’avoir disparu, s’habille à nouveau des couleurs de la vertu.

Plus jamais ça… jusqu’à la prochaine

Car l’idéologie dominante est née de la cendre et du sang : « Plus jamais ça », répète-t-elle comme une prière expiatoire. L’Europe, honteuse de ses crimes, a fait du rejet du racisme et du vivre-ensemble les piliers de sa nouvelle religion. Le péché originel, désormais, c’est la peur. Il ne faut plus craindre. Il faut aimer sans condition, célébrer la diversité, accueillir l’étranger comme un frère. L’Autre est devenu le saint d’un catéchisme séculier.

Mais la peur n’est pas un vice, elle est une vérité de la chair. Elle est ce frisson ancestral qui avertit du danger, cette vigilance née de siècles de violence et de mémoire. Le moine bouddhiste en robe safran, dans le métro, ne suscite nulle crainte, car il ne porte pas en lui la menace. Mais le jeune homme agressif, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, fait trembler non parce qu’il est autre, mais parce qu’il incarne la possibilité du coup, de l’humiliation, de la haine. L’Occident a désappris cette distinction élémentaire : ce n’est pas l’altérité qui effraie, mais la violence.

Le mensonge du vivre-ensemble consiste à croire que la paix naît du consensus. Non. La paix naît du conflit reconnu, assumé, traversé. Refuser le conflit, c’est préparer l’explosion, l’irrationnel, le chaos. Il est légitime d’avoir peur de perdre son pays, sa langue, son emploi, sa dignité. Il est légitime d’interroger les pratiques religieuses qui contredisent les principes démocratiques. Il est légitime d’aimer son sol, ses morts, ses ancêtres, et de craindre leur effacement.

Il faut donc réhabiliter la peur, non comme un fantasme maladif, mais comme un signal vital. Il faut réhabiliter le conflit, non comme une guerre, mais comme un espace de vérité. La société sans tension est une fiction mortifère, un mensonge éducatif qui engendre le morcellement et la haine rentrée. Seul le conflit civilisé permet de regarder l’adversaire en face et de lui reconnaître une part d’humanité.

Culpabilité sans fin

Ils croient aimer, mais leur amour n’est qu’un miroir brisé. Ils croient lutter, mais leur lutte n’est qu’un théâtre moral, une pièce où ils tiennent le rôle du juste en condamnant des oppresseurs imaginaires. Car au fond d’eux-mêmes, ils savent qu’ils n’ont rien risqué, qu’ils vivent dans la sécurité douillette des métropoles, que leur rébellion se consomme comme une distraction, à l’ombre d’institutions qu’ils vilipendent mais qui les protègent encore.

C’est pourquoi leur culpabilité n’a pas de fin. Elle est la vraie jouissance de l’enfant gâté : se haïr soi-même, se flageller par procuration, déléguer au Palestinien, au migrant, à l’ennemi d’Israël, la violence qu’ils n’osent pas assumer. Ils jouissent du sang versé, à condition qu’il ne soit pas le leur ; ils jouissent de la haine, pourvu qu’elle soit exprimée par d’autres. Le monde devient pour eux une scène sacrificielle où ils se lavent de leur honte par l’offrande des victimes lointaines.

L’Europe, fatiguée d’elle-même, leur fournit le décor : une civilisation qui ne sait plus transmettre que la mémoire de sa faute, qui se croit condamnée à expier son histoire coloniale et son génocide fondateur. Elle n’enseigne plus la grandeur, mais la repentance. Elle ne produit plus de héros, mais des accusés permanents. Elle ne croit plus à son avenir, seulement à l’utopie d’un vivre-ensemble qui ressemble à une salle d’attente cosmopolite avant la disparition.

Le tragique, dès lors, n’est plus vécu : il est sublimé en moraline. On ne meurt plus pour sa patrie; on crie contre Israël. On ne se bat plus pour son peuple ; on brandit des pancartes au nom de l’Autre sacralisé. Le sang, le vrai, celui qui rappelle que l’histoire est tragique, on le nie ; mais le sang rêvé, celui de Gaza ou d’ailleurs, devient une drogue, un rituel d’innocence retrouvée.

Ainsi s’avance la fin de l’Europe, non pas dans le tumulte d’une guerre épique, mais dans le soupir honteux d’une civilisation qui se suicide à petit feu, en inventant sans cesse des ennemis de substitution pour donner sens à sa culpabilité. Ses enfants gâtés ne connaissent plus la joie tragique de vivre et de mourir ; ils ne connaissent que la jouissance morbide d’accuser et de condamner.

Il y a là l’image exacte de notre crépuscule : des générations assises sur les ruines, accusant les vivants d’être des bourreaux, célébrant les morts pour mieux mépriser ceux qui survivent. Et pendant qu’ils rêvent d’un amour universel, le monde réel se fracture, se durcit, se prépare à la guerre. L’Europe, elle, s’endort dans sa liturgie expiatoire, confondant l’ennemi et l’adversaire, abolissant le tragique dans la moraline, et s’abandonnant au luxe morbide de sa propre disparition.




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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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