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Yasukuni: sanctuaire de mémoire ou symbole du nationalisme?

Impasse mémorielle et contradictions contemporaines japonaises


Yasukuni: sanctuaire de mémoire ou symbole du nationalisme?
Le leader populiste japonais Sohei Kamiya traverse le sanctuaire Yasukuni à l’occasion du 80e anniversaire de la reddition du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, à Tokyo, vendredi 15 août 2025 © Louise Delmotte/AP/SIPA

À Tokyo, le sanctuaire Yasukuni-jinja, lieu de mémoire des soldats nippons tombés lors de la Seconde Guerre mondiale, attire officiels et anonymes chaque année. Mais derrière son rituel de recueillement, il incarne aussi un nationalisme en pleine résurgence qui divise le pays et irrite ses voisins asiatiques.


Le sanctuaire photograpié en 2018. DR.

Le 15 août 2025, c’est une minute de silence qui a été observé dans tout le Japon afin d’honorer la centaine de milliers de morts, victimes de la bombe atomique larguée par les Américains sur Hiroshima et Nagasaki. Une date qui résonne également comme le symbole d’une défaite, celui d’un empire qui a dominé toute l’Asie durant la moitié du XXe siècle.

Chaque année, élus et membres du gouvernement se rendent au sanctuaire Yasukuni-jinja afin d’honorer tous les héros tombés pour la défense de la nation. Mais derrière ses torii majestueux et ses lanternes de pierre, il cristallise des polémiques récurrentes : lieu de recueillement pour certains, symbole d’un nationalisme exacerbé pour d’autres, il divise profondément la société japonaise et irrite régulièrement ses voisins asiatiques.

Provocations diplomatiques

Situé en plein cœur de Tokyo, à quelques pas du Palais impérial, le sanctuaire Yasukuni-jinja (« préservation de la paix ») a été fondé en 1869 par l’empereur Meiji pour honorer les âmes des soldats morts au combat, il abrite aujourd’hui les esprits de près de 2,5 millions de personnes tombées pour la patrie. On y trouve les âmes des combattants de la guerre de Boshin (1868-1869), puis celles des conflits impérialistes du Japon : la guerre sino-japonaise (1894-1895), la guerre russo-japonaise (1904-1905), et enfin ceux de la Seconde Guerre mondiale. Là, les morts ne sont pas anonymes : leurs noms, grades et origines sont soigneusement consignés afin que tous puissent se recueillir devant leur mémoire.

Depuis 1978, le sanctuaire de Yasukuni abrite également les restes de 14 criminels de guerre de classe A, condamnés lors du procès de Tokyo (1946-1948), dont l’ancien Premier ministre et général Hideki Tōjō, considérés par les plus nostalgiques comme « un martyr Shôwa ». La présence d’élus transforme chaque visite officielle en provocation diplomatique. Cette année encore, cinquante-deux parlementaires, principalement des membres conservateurs du Parti Libéral-Démocrate, le ministre des Finances (Kato Katsunobu), celui de l’Agriculture (Shinjirō Koizumi) et ceux du parti populiste Sanseito, ont défilé au sanctuaire.

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Interrogé par la presse présente, Shinjirō Koizumi n’a pas hésité à déclarer qu’il fallait rendre hommage à « ceux qui ont donné leur vie au pays ».  Rien d’étonnant en soi pour cette étoile montante du PLD quand on connaît ses origines familiales. Fils du Premier ministre Jun’ichirō Koizumi (entre 2001 et 2006), lui-même issu d’une dynastie politique proche de la monarchie, des milieux nationalistes en vogue au siècle dernier, sa famille a donné un pilote mort en kamikaze à la fin du conflit mondial. Elle est également connue pour avoir des liens avec la Nippon Kaigi (« Conférence du Japon »), un mouvement d’extrême-droite révisionniste, partisan du retour de la monarchie absolue, très influent au Soleil levant, qui a su infiltrer toutes les officines du pouvoir, y compris au Parlement et au Sénat jusqu’à le dominer.

Pour Pékin et Séoul, honorer ces figures du conflit revient à nier les crimes de l’occupation japonaise en Asie, particulièrement violents en Mandchourie, devenu un laboratoire à ciel ouvert pour expériences humaines (Unité 731). Un territoire transformé en Etat fantoche (Mandchoukouo) dirigé par Pu Yi, le dernier Empereur de Chine, qui niera avoir été au courant des activités japonaises durant le procès de Tokyo. Pointés du doigt par ces deux pays, le musée militaire du sanctuaire, le Yūshūkan, qui glorifie les « sacrifices héroïques » des soldats japonais. est critiqué pour son parti-pris : il occulte souvent les atrocités commises par l’armée impériale, des massacres de Nankin (1937) à l’exploitation des « femmes de réconfort » (esclavage sexuel), dénoncent la Chine et la Corée du Sud. 

Le fantasme du retour du régime impérial

Yasukuni n’est plus seulement un lieu de culte : c’est devenu un instrument idéologique qui glorifie l’Empire conquérant défunt et sa lignée impériale millénaire. La droite conservatrice l’utilise pour flatter un électorat attaché à une vision patriotique de l’histoire, tandis que les progressistes y voient une dérive dangereuse. Certains descendants de soldats refusent d’ailleurs que leurs ancêtres soient enrôlés spirituellement dans ce culte national, sans avoir eu leur mot à dire. Contrairement aux monuments aux morts occidentaux, l’inscription au sanctuaire est automatique, privant les familles de tout choix. Depuis plusieurs années, on assiste au Japon à un retour (inquiétant ?) du révisionnisme historique et une demande de remilitarisation du pays. Des personnalités politiques, intellectuelles et médiatiques relativisent les crimes de guerre, tandis que des manuels scolaires actuels peuvent minimiser le rôle du Japon impérial dans la Seconde Guerre mondiale, faisant en sorte de déculpabiliser les jeunes générations à contrario de leurs alter égo allemands. La nomination, en 2024, de l’amiral à la retraite Umio Otsuka à la tête du sanctuaire a marqué une nouvelle étape dans cette « renationalisation » assumée de Yasukuni.

La jeunesse japonaise, quant à elle, semble se montrer de plus en plus détachée de la mémoire de la guerre. Née loin du conflit, elle se tourne vers des préoccupations économiques, sociales et identitaires. Si certains jeunes rejoignent des mouvements nationalistes ou populistes comme le Sanseito (porté par son leader charismatique, Sohei Kamiya, qui a créé la surprise en faisant élire 15 députés à la Diète lors de l’élection législative de juillet avec le slogan : « Les Japonais d’abord ! ») beaucoup se désintéressent du débat, indifférents aux commémorations. Effet Kiss cool, ce désengagement favorise paradoxalement la montée d’un récit officiel plus conservateur, qui trouve peu de contrepoids dans l’espace public et remodèle le roman national conformément à la tradition et sous couvert de fierté nationale.  

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Le Premier ministre Shigeru Ishiba, lors des cérémonies du 15 août, a préféré s’abstenir de visiter le sanctuaire, envoyant seulement une offrande. D’ailleurs, depuis 2013, plus aucun dirigeant de gouvernement ne se présente au sanctuaire, soucieux de préserver la stabilité régionale. Selon un sondage de la NHK (2022), 40% des Japonais considèrent pourtant comme problématiques les visites des politiques au sanctuaire Yasukuni, tandis que 30% les jugent légitimes au nom du devoir de mémoire. Les autres ne se prononçant pas. Cette division illustre l’impasse dans laquelle se trouve le pays : comment honorer ses morts sans raviver les blessures du militarisme et nourrir le nationalisme japonais, préserver l’image pacifiste que le Japon entretient difficilement ?

Du côté occidental, les États-Unis oscillent entre compréhension et inquiétude. Alliés stratégiques du Japon, ils craignent que ces visites officielles fragilisent la coopération régionale face à la Chine. L’Union européenne, quant à elle, reste discrète, mais suit avec attention les réactions diplomatiques des pays asiatiques, les déplacements mêmes de certains leaders d’extrême-droite au temple (en 2010, le leader du Front National Jean Marie Le Pen avait volontiers fait le voyage, invité, vers le sanctuaire) qui rendent hommage aux soldats et officiers japonais. De quoi raviver les tensions et les peurs fantasmées de partis politiques que craignent toujours un embrasement général dans cette partie de l’Asie, de la Chine qui n’a pas oublié l’occupation japonaise.

Yasukuni-jinja n’est pas seulement un sanctuaire : il est le miroir des contradictions du Japon contemporain. Lieu de recueillement pour certains, instrument de nationalisme pour d’autres, il illustre la difficulté de concilier mémoire, fierté nationale et responsabilité historique. Tant que le pays ne saura pas trancher entre honorer ses morts et apaiser les blessures du passé, le sanctuaire Yasukuni restera un symbole vivant des tensions, un lieu où le temps de la paix et celui de la controverse se croisent sans jamais se confondre.




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Journaliste , conférencier et historien.

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