Benoit Duteurtre, trop tôt disparu l’été dernier, nous a laissé un récit autobiographique qui reflète l’évolution d’un lieu, Les pieds dans l’eau. Arrière-petit-fils de René Coty, qui fut le dernier président de la IVème République et le propriétaire d’une maison baptisée « La Raméee », l’écrivain fera de cette dernière sa demeure de prédilection pour goûter, à la manière de Proust, au temps retrouvé.
Partis d’une manécanterie chantant Haendel et Lully, nous assistons dans les années 70 à la reconversion d’un christianisme social dans de juteuses productions de l’industrie américaine du spectacle (Hair et Jésus Christ superstar) à laquelle un désir d’émancipation se prête naïvement. « Avant que la modernité ne révèle sa noire litanie de chômage, pauvreté, sida, désastre écologique, décomposition sociale, liquidation du bien public ». Pendant que les enfants de la bourgeoisie catholique se laissent entraîner à fumer quelques joints, l’épicier du coin devient plus « prospère que les héritiers de fortunes décomposées, et milite pour l’élargissement des routes et l’extension des parkings. » Tout en sachant « puiser dans leur patrimoine ». Ainsi, « chaque saison, on voit ouvrir de nouvelles brasseries typiques existant depuis 1865… »
C’est la fin de l’ambition sociale, comme si la génération précédente s’en était définitivement chargée. « On se contente de fumer du cannabis sur fond de musique suicidaire new-wave ». Cependant, la crise de conscience finira par s’achever. « Nombre de familles sont restées arrimées à leur capital dopé par les nouveaux profits de la finance et de l’immobilier. Après 1985, les adolescents se droguaient moins, se suicidaient modérément, découvraient comme un tout la sexualité et le préservatif. Frais, sportifs, heureux du monde où ils vivaient, ils se draguaient gentiment, portaient des maillots de marque et allaient au ski en Tarentaise ».
Notre narrateur optera pour un chemin plus oblique. Observer le monde et ses transformations tout en ayant, comme il dit, de manière savoureuse, « le goût des vieux ». « Mon goût des vieux abolissait une frontière. A l’âge où d’autres ne songeaient qu’à l’agitation sexuelle du monde, tout mon plaisir visait à fréquenter ces êtres d’un autre temps. Face à la rumeur obsédante du changement, j’adorais me livrer à une fuite en arrière. Je ne trouvais pas le passé préférable en soi, mais je le trouvais irrésistible au moment de disparaître ». Il s’agit moins de nostalgie à proprement parler que d’une sorte de pitié, voire de piété pour un monde perdu, pour la disparition elle-même. Pour autant, l’écrivain avoue apprécier la compagnie de personnes ayant conservé quelques manières ; « comme si le savoir-vivre était là pour atténuer la brutalité de la vérité et du crime. En ce sens, le mensonge bourgeois marque un point admirable de civilisation ».
À lire aussi : A Ré, un bain de musique après le bain de mer
Outre une analyse subtile des rapports sociaux, sur la plage notamment, ce livre ne nous met pas que les pieds dans l’eau, le corps s’y plonge aussi. Et c’est alors que différentes nages, selon la mer du moment, nous sont offertes pour notre enchantement. « Passons vite sur le bain nerveux qui s’impose parfois, sous le vent du nord, quand une infinité de vaguelettes agaçantes vous fouettent le visage avec l’insistance du roquet ». Allons plus loin, prenons le large car « Il faut que la clameur de la terre s’éteigne pour entendre bien mieux la présence de la mer, cette sonorité première. A présent, tandis que je progresse vers l’horizon, le frottement de l’eau et de l’air produit seulement un léger chuchotement de surface. Je nage et ma nage devient le sujet de toute chose, le seul phénomène tangible entre moi et l’infini ».
Enfin, bien sûr, au centre, Etretat et ses fameuses arches encadrant la plage. Et je conclurais volontiers mon éloge par le texte que Benoît Duteurtre lui-même mit en exergue à son roman :
« Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Etretat, avec ses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposait sous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autre sa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë. » (Guy de Maupassant, « Le modèle », 1883).
Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau, Gallimard 2008, 256 pages.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !




