Pour son dernier épisode de l’été, Monsieur Nostalgie nous parle d’écrivains vivants qui, par leur singularité et leur style, tracent un chemin original dans les méandres de l’édition.
L’homogénéisation nous guette. C’est le mal du XXIème siècle. La planification des romans, astuces d’écriture et stratégies de conquête, est à la manœuvre surtout à l’approche de la rentrée littéraire. Alors que les administrés attendent désespérément une simplification administrative qui n’arrive jamais ; dans l’édition, elle est la règle de survie. Le lecteur est ce vieil enfant que l’on doit prendre par la main, ne surtout pas réveiller, encore moins l’éveiller à des sonorités nouvelles ; continuellement lui mâcher la dictée, le plonger dans un état somnolent, où aucune phrase ne viendra bousculer son confort, toujours l’abreuver d’images déjà vues et de tournures décharnées, calibrer sa peur et ses désirs, l’amener sur des terres mille fois foulées, lui ânonner la vie comme s’il était un grand malade impotent.
Deux littératures bien distinctes
Cette littérature inoffensive est en passe de devenir la norme, elle remplit les rayons et les tables des librairies. L’autre littérature, la dissidente, la nerveuse, la fantasmée, celle que l’on qualifie à tort d’exigeante, est réservée à une poignée d’initiés. Déjà Valery Larbaud dans son journal (1912-1935) se faisait l’écho de cette apathie généralisée : « Les derniers livres arrivés, coupés et ouverts. En les coupant, des mots sautent jusqu’à moi, comme des étincelles d’un feu plus ou moins obscur. Romans, toujours des romans et deux cent cinquante, trois cents pages, situations et personnages étant donnés, cela paraît s’écrire de soi-même, dans la molle coulée et le demi-sommeil d’une invention relâchée ». Le rouleau-compresseur aplanit pour mieux nous endormir. L’entonnoir nous étouffe. Guy Dupré avait repris à son compte ce triste constat dans L’âme charnelle, son journal courant de 1953 à 1978. L’écriture automatique, doucereuse et perverse, a remplacé les boîtes manuelles caractérielles des auteurs qui s’attachent à creuser leur sillon, à imposer leur propre tempo, à écrire avec leur propre structure mentale.
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Heureusement, il existe encore aujourd’hui beaucoup d’écrivains qui n’ont pas vendu leur âme à cette écriture ouatée, désespérante et assommante. Par goût, par nécessité, parce qu’écrire, c’est se distinguer, ces écrivains-là sont reconnaissables aux premiers mots. Au premier flow. Leur rythme est leur ADN, leur vocabulaire, une malle aux trésors. Ils teintent leurs livres d’une empreinte remarquable. Ceux-là, on les aime plus que tout car ils ne sont pas interchangeables. Ils ne courent pas après un hypothétique succès bien qu’ils ne cracheraient pas sur des ventes à quatre, voire, dans leurs rêves les plus fous, à cinq chiffres. Ils ont ce que j’appelle un toucher de plume, leur propre art de la narration s’affirme souvent contre eux-mêmes, ils ne font pas du commun, du lyophilisé, ils sont emportés par une vague qui les dépasse. Ils auraient pu moduler leur paragraphe, lisser certains endroits, asphyxier leur voix, taire leur colère, sucer la roue des tendances frelatées, ils ont préféré écrire à leur main. « Hecho a mano », comme l’on dit à Cuba, dans les fabriques de cigares. Pour clore ma série de l’été, j’ai eu envie de vous citer pêlemêle des auteurs parfois très proches, parfois très éloignés de moi mais qui m’ont toujours saisi par leur singularité. Dans un monde sous cloche, chérissons ces identités-là, particulières et nécessaires. En cette fin d’été, j’aime retrouver leur cadence. Je me mets dans leur pas.
Quelques écrivains inspirants
Je pense à Aude Terray, à la rigueur historique de ses récits, qu’elle s’imprègne de la vie de la Princesse Bibesco, de Jean Moulin, de Drieu ou de Madame Malraux, elle injecte toujours une veine élégante et désenchantée, inhabituelle et donc surprenante à la vie des illustres personnes. Parmi les inclassables éclectiques, je veux citer ici, Valère-Marie Marchand, esprit brillant, critique de haute volée, capable d’écrire sur des sujets aussi variés que les arbres, Boris Vian, le Facteur Cheval ou la calligraphie, et dont le premier roman sorti fin 2024, Spleen au lavomatic (Héliopoles), flirte avec l’univers poétique de Marcel Aymé. Il y a du passe-muraille dans les textes de cette iconoclaste. Parfois, on est happé par des histoires littéraires qui n’étaient pas à priori inscrites dans notre spectre de lecture. Je pense aux livres de Jean-René van der Plaetsen, son militarisme romantique a quelque chose de chevaleresque et d’unique. Il revient début octobre avec un recueil de nouvelles (À contre-courant au Rocher). Il a tellement bien écrit sur l’honneur, il est imbibé de ces engagements-là, sa sincérité émeut ; avec lui les galonnés ou non ne sont plus seulement des noms sur des monuments aux morts mais des êtres de chair.
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J’aime aussi le pastoralisme éclairé de Charles Wright, ses échappées pleines de foi et de tendresse sont un remède à la mélancolie. Il écrit à bas-bruit pour mieux faire ressortir les petites joies et les peines de l’existence. Chacun de ces auteurs nous parlent d’une façon différente. Comment ne pas tomber sous le charme de notre ami chroniqueur Philippe Lacoche, le fatal Picard de la mémoire cheminote. Hier encore, je tombais sur deux de ses anciens livres, Cité Roosevelt et Scooters, il est le seul à faire communier ouvriérisme non larmoyant et stylistes écorchés à droite de l’échiquier, il écrit admirablement sur les gens de peu et les figures d’élite. Cette double-culture nous est aujourd’hui indispensable. Lacoche n’est d’aucune coterie. Parmi les écrivains bien vivants, à la verve mousseuse, Olivier Maulin se pose en taulier goguenard. Chez lui, j’admire son œuvre de diariste, son journal de 1997/1998, Histoire des cocotiers parue jadis chez Rue Fromentin, est abyssal. Il est le Léautaud des Tropiques. Ne désespérons pas, des écrivains résistants s’organisent partout pour faire perdurer les plaisirs interdits de la lecture. Nous les suivrons avec bonheur.
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