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Espagne: enquête sur la génération «nini»

Les jeunes Espagnols s’entassent dans les universités et continuent à encombrer le foyer parental...


Espagne: enquête sur la génération «nini»
La bataille d'eau annuelle, dans le quartier madrilène de Vallecas, 17 juillet 2022. ©Jaime Alekos/Anadolu Agency/AFP

Ce sont les Tanguy espagnols. Ces jeunes qui ne travaillent pas et n’étudient pas profitent du nid familial et s’adonnent aux loisirs et aux angoisses à la mode: Netflix et le changement climatique. Malgré 32% de chômage chez les moins de 25 ans, cette vie de «bonheur» est encouragée par la ministre du Travail.


« C’est Tanguy ! » dit-on d’un jeune adulte qui poursuit indéfiniment ses études et rechigne à quitter le nid familial. En 2001, le film d’Étienne Chatiliez brossait le portrait d’un normalien de 28 ans, étudiant en sinologie, lancé dans une thèse longue comme la muraille de Chine, au grand désespoir de ses parents, André Dussollier et Sabine Azéma, prêts à tous les stratagèmes pour inciter leur grand dadais de fils à quitter la maison. On imagine mal Tanguy dans un pays comme l’Espagne, que nos représentations contradictoires fantasment en immense bar à tapas sur fond de bains de mer, de soleil et de foules chaleureuses, mais aussi en pays réaliste, authentiquement courageux et âpre au travail.

30% des postes dans l’agriculture non pourvus, 25% dans le tertiaire!

Et pourtant, c’est dans cette Espagne qui prévoit le départ à la retraite à 67 ans d’ici à 2027 (l’âge légal actuel est 66 ans et quatre mois) que prolifèrent les nouveaux Tanguy. Pire, les « ninis », autrement dit : ni études ni travail [1]. Ces jeunes vivotent chez leurs parents jusqu’à des âges indécents et représentent, selon les chiffres de l’OCDE, 22,7 % des 20-24 ans (24,2 % pour la Grèce, 10,5 % pour l’Allemagne, 19 % pour la France). Toute une génération de parents – voire de grands-parents – se voit obligée de couver parfois jusqu’à ses 30 ans passés une progéniture oisive qui pour la moitié d’entre elle (seulement) cherche du travail. Quant à ceux qui, sur le mode Tanguy, accumulent masters et langues étrangères, convaincus que leurs diplômes universitaires leur permettront d’accéder à un emploi digne d’eux, ils participent à hauteur de 8,6 % au taux de chômage global. En effet, vice-championne de l’UE pour les ninis, l’Espagne l’est aussi pour le nombre d’étudiants inscrits à l’université (40,7 % de la population espagnole a fait des études supérieures, pour une moyenne européenne de 33 %). Entre les ninis et les Tanguy, 8 % des jeunes de moins de 25 ans travaillent et étudient à la fois – contre 33 % en Allemagne. Résultat: 30 % des postes dans l’agriculture et la pêche, et 25 % des postes du secteur tertiaire sont restés non pourvus en 2022. Cherchez l’erreur.

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La réforme menée depuis février 2022 par la ministre communiste du Travail Yolanda Díaz s’avère être un échec cuisant : sur dix jeunes Européens devenus chômeurs en 2022, quatre sont espagnols. L’Espagne a beau afficher un taux de chômage de 32,3 % chez les moins de 25 ans, soit 540 000 jeunes sans emploi sur près de 3 millions de chômeurs (14,5 % de la population active), la ministre s’est félicitée de son bilan. « Nous sommes le meilleur gouvernement de la démocratie » (sous-entendu : de la démocratie espagnole depuis la fin du franquisme), déclarait-elle en décembre. C’est la conclusion qui s’imposait. C’est qu’elle a une grande ambition : « Je veux un pacte social vert, féministe, à la fois centré sur les jeunes et intergénérationnel, pacifiste et qui fasse de nous un pays heureux », dit-elle aussi. Accusée par le patronat de « populisme irresponsable » et de « diaboliser les entreprises », elle ne semble pas avoir pris la mesure du hiatus entre la jeunesse espagnole et la notion même de « travail ». Le « bonheur » – nouveau leitmotiv d’un communisme tendance désireux de se distinguer d’une autre extrême gauche qu’il juge hargneuse – n’est plus vraiment lié au travail. L’existence de ces jeunes adultes (mis à part les plus défavorisés qui ne peuvent se permettre le luxe de l’introspection) ne vise plus à la réalisation de soi dans l’activité professionnelle, mais à la réinvention permanente de soi, qui peut ponctuellement passer par un travail plaisant mais aussi par des loisirs (le mot videojugador, « joueur de jeux vidéo », vient d’entrer au dictionnaire de la Real Academia) ou la défense de causes à la mode. Soucieux d’assurer leur capital santé, leur capital bien-être, leur capital planète, ils n’attendent du travail qu’un salaire qui, s’il est suffisant, leur permettra de s’émanciper plus vite, d’accéder à un logement inaccessible dans des villes telles que Madrid, Barcelone ou San Sebastian, d’avoir peut-être un premier enfant vers 32-33 ans pour les femmes (indice de fécondité très faible : 1,18) et de se réserver du temps pour « profiter » (le fameux enjoy anglais inlassablement décliné en disfrutar espagnol). Iñaki Ortega Cachón, économiste et professeur à l’université internationale de La Rioja (UNIR), résume bien les choses : « Avant, un homme de 38 ans était vieux avant l’heure : il partait de chez lui à 8 heures du matin en costard-cravate et ne rentrait que pour le dîner. Aujourd’hui, un type de 38 ans se déplace en bermuda et trottinette, il a certes moins d’aisance financière mais une meilleure qualité de vie et le travail est pour lui le moyen d’atteindre d’autres objectifs : voyager, profiter, sortir, draguer, aller à la salle de sport, boire un verre, ce que ne faisaient pas ses parents. » (cité par El Mundo, 2021). Finies les Penélope Cruz en executive women harassées, oubliée l’ambiance « femmes du sixième étage » et son stéréotype de la joie de vivre des plus humbles : les temps sont à la salle de sport, à Netflix, au voyage sur Ryanair et au salaire médiocre. Pour le sociologue Santiago Niño Becerra, ce sera le lot de la majorité des Espagnols dans les années à venir : salaire minimal et loisirs presque gratuits.

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Dans un pays en proie à une vive émotion suite à la dérive autoritaire du gouvernement, les Espagnols attendent avec impatience les rendez-vous électoraux de 2023 (élections municipales de mai et élections générales fin 2023) susceptibles de mettre un coup d’arrêt définitif à une politique que certains barons socialistes comparent au populisme latino-américain version Chávez. Quant aux jeunes Espagnols – de plus en plus apolitiques –, ils continuent à s’entasser dans les universités, à encombrer le foyer parental et à se demander ce qu’ils aimeraient faire, angoissés par leur avenir professionnel, mais davantage encore par le changement climatique (enquête de 2020 de la Fondation Funcas). Un peu comme Ana Iris Simón, 29 ans, auteur d’un livre à succès publié en 2021, où elle formule cette curieuse réflexion : « J’envie la vie qu’ont eue mes parents à mon âge […] et je donnerais mon minuscule royaume, mes étagères Ikea et mon téléphone portable en échange d’une définition claire, concise et concrète du progrès. » Ils sont bien la « génération nini » : ni libres ni responsables.


[1] En anglais, neet: not in education, employment or training

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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