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TikTok: la jeunesse est un naufrage (Philippe Muray)

Génération "snowflakes"


TikTok: la jeunesse est un naufrage (Philippe Muray)
National Animal Rights March, Londres le 17 août 2024. SOPA Images/SIPA

Obsédés par eux-mêmes, nombre de jeunes se complaisent dans une culture de la thérapie qui explique et excuse en termes pseudo-scientifiques leur paresse, leur susceptibilité, leurs vulnérabilités, jusqu’à leur peur de la fin du monde. Et au lieu de se prendre en main, ils chougnent sur TikTok.



Capture d’écran de TikTok, avec le hashtag #ADHD. L’application permet aux annonceurs de cibler les jeunes utilisateurs qui croient souffrir d’un trouble du déficit de l’attention.

La dernière fois que j’ai enseigné dans une université anglophone, c’était pendant la première phase de la pandémie. Mon cours portait sur le traitement des actualités par les médias, et j’ai été surpris quand on m’a transmis la requête d’une étudiante qui demandait que l’examen final ne comporte aucune question sur le Covid-19, puisque ce sujet serait « trop stressant ». Dans son message d’origine, destiné à une secrétaire, l’étudiante ajoutait qu’elle allait s’isoler et se couper de toutes les sources d’information afin de « protéger sa santé mentale ». Au moment où la société combattait un virus inconnu, où des patients luttaient pour leur vie – et que certains la perdaient –, une partie de la jeunesse trouvait parfaitement normal et légitime de se retirer dans une bulle protectrice, à l’abri de cette réalité désagréable. Voilà de quoi justifier l’insulte « snowflakes » (« flocons de neige ») dont les gens plus âgés qualifient les jeunes de la génération Z, nés entre 1997 et 2010, considérés comme trop émotionnels, psychologiquement fragiles, glandeurs, facilement offensés, ne supportant pas la contradiction et imbus d’un sentiment de « tout m’est dû ». À cette insulte, courante depuis 2016, les jeunes ripostent à leurs aînés, nés entre 1945 et 1964, par l’exclamation « OK boomer ! » (« Ta gueule, papi ! »). Certes, les conflits intergénérationnels ont toujours existé : au Ve siècle avant J.-C., Les Nuées d’Aristophane opposent un père travailleur, économe, vertueux, à son fils paresseux, dispendieux, égoïste et adonné à des vices.

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Pourtant, si on regarde les vidéos postées par les jeunes de toutes les nationalités sur TikTok, la plateforme chinoise comptant plus de 1,2 milliard d’utilisateurs actifs, on trouve un monde bizarre où les individus rivalisent pour attirer l’attention générale en se travestissant en animaux de fantaisie, se déguisant selon la « fluidité » de leur « genre », se lamentant de la destruction imminente de la planète et se présentant comme affligés de troubles mentaux dont la plupart ne souffrent pas. Il ne s’agit pas de tous les jeunes de notre époque, mais d’une proportion inquiétante de ceux-ci. Et si ces modes et lubies viennent – comme tant d’autres – d’Amérique du Nord, elles s’infiltrent facilement parmi les populations européennes. Ici, nous sommes face à un phénomène inédit dont l’explication ne se réduit ni à une prétendue faiblesse inhérente aux nouvelles générations ni à une indulgence excessive de la part de leurs parents. Il s’agit de tout le cadre de vie de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, prise en tenaille entre les technologies numériques et une culture de la peur qui, ensemble, provoquent une crise de l’identité personnelle.

La république des thérapeutes

Les réseaux sociaux numériques sont depuis presque vingt ans la source d’une véritable addiction pour les internautes, surtout les jeunes dont les cerveaux ne sont pas encore entièrement formés. Une étude du centre de cartographie cérébrale de l’Université de Californie à Los Angeles, datant de 2016, met en lumière la réceptivité des jeunes aux alertes et leur quête obsessive de likes qui provoquent des sécrétions de dopamine dans le cerveau. Les conséquences de cette addiction sont une baisse dans la pratique des sports et des activités en plein air, ainsi que des comparaisons obsessionnelles avec d’autres individus, en termes de popularité ou d’image corporelle (surtout pour les filles), aptes à créer un sentiment d’infériorité et une préoccupation excessive sur son statut personnel dans un groupe. Dans une étude réalisée par la société Express VPN en novembre 2021, 86 % des gens interrogés, âgés de 16 à 24 ans, pensaient que les réseaux sociaux avaient un impact négatif sur leur « bonheur ».

Tout cela avait été prédit dans les années 1960 par l’universitaire canadien Marshall McLuhan qui soutenait que la forme de nos médias – qu’il définissait comme des extensions technologiques de notre corps et de notre cerveau – influençait fortement le fond des messages envoyés [1]. Lui qui ne connaissait que la radio et la télévision prédisait déjà que l’évolution des médias électroniques conduirait à un nouveau tribalisme post-nationaliste, chaque citoyen cherchant désespérément une appartenance qui lui apporte consécration sociale et estime de soi. Ce n’est pas le narcissisme débordant de nos jeunes qui trouve à s’exprimer à travers la technologie numérique, mais cette dernière qui engendre une obsession de soi-même et la crise d’identité qui en résulte. Les confinements récents, en plus de ce qu’ils pouvaient avoir de déprimant en eux-mêmes, ont renforcé cette dépendance par rapport aux écrans.

Mais certaines des causes de notre situation actuelle viennent de plus loin que la révolution numérique et remontent aux années 1980 et 1990. Comme le montrent les travaux de Frank Furedi, sociologue canado-magyar basé outre-Manche, c’est à partir de cette époque que, petit à petit, se construit dans nos sociétés occidentales ce qu’il appelle une « culture de la thérapie [2] ». Selon la perspective développée par cette culture, tout défi, tout revers de fortune, voire tout problème de la vie normale est représenté comme une menace pour le bien-être émotionnel de l’individu, un choc pour son estime de soi et la source potentielle d’un trauma durable nécessitant une intervention thérapeutique. Au-delà du rôle concret des psychothérapeutes, le langage et l’imagerie promus par nos institutions tournent autour de la vulnérabilité non seulement physique, mais mentale de l’individu. Bref, toutes les difficultés de la vie sont psychologisées. En détournant le titre d’Albert Thibaudet, La République des professeurs (1927), on peut dire que nous vivons désormais dans une société de thérapeutes où il suffit de s’écrier « I feel unsafe » (« je ne me sens pas en sécurité ») pour attirer l’attention et l’indulgence. Cette société de la thérapie se révèle inapte à la socialisation des enfants, incapable qu’elle est d’inculquer aux nouvelles générations les valeurs du passé et de leur transmettre cette résilience qui a permis jusqu’ici la survie de l’espèce humaine. Si, à la société des thérapeutes, on ajoute la technologie, le résultat est TikTok.

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Êtes-vous neurodivergent ?

Nos adolescents, tourmentés par leur crise d’identité, formatés par la culture thérapeutique, ne se tournent pourtant pas vers les professionnels de la santé mentale, mais vers internet. C’est sur TikTok en particulier que circulent pléthore de vidéos où des individus partagent les symptômes de leurs souffrances psychiques. C’est là que se constituent des groupes de personnes en proie aux mêmes afflictions mentales qui prodiguent des conseils permettant aux néophytes de faire leur autodiagnostic. Vous avez des difficultés à vous concentrer, à accomplir des tâches ennuyeuses ou difficiles ? Vous souffrez du Trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité (TDAH). Vous ressentez de l’anxiété ? Votre cas est celui d’un Trouble anxieux généralisé. Vous êtes sujet à des changements d’humeur ? Trouble bipolaire ! Il vous semble parfois que vous êtes habité par des personnalités différentes ? Trouble dissociatif de l’identité ! Vous avez des difficultés à entretenir des relations avec autrui ? Vous vous situez quelque part sur le spectre de l’autisme… N’importe quelle difficulté banale – de celles que nous connaissons tous – peut être interprétée comme le signe d’une pathologie qui explique et justifie les problèmes d’un individu, renforce et légitime ses échecs, son impuissance, son inaction. Une fois qu’il a enfin trouvé son diagnostic, l’individu peut l’afficher devant les autres. C’est ainsi que le vrai stress induit par les réseaux sociaux est compensé par l’exhibition d’un statut privilégié de souffrant.

Ce qui rend possible ces autojustifications sous forme d’autodiagnostics, c’est que nous parlons de plus en plus de troubles flous qui n’ont pas encore de statut médical officiel, mais qui en ont les apparences. Un exemple notoire – et très commode pour les jeunes – est la « scolionophobie » ou la peur de l’école. Mais même quand il s’agit de pathologies très réelles qui sont répertoriées dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, dont le dernier avatar, le DSM-5, date de 2015, les interprétations peuvent être élastiques. C’est notamment le cas du spectre de l’autisme, qui va des cas les plus sévères aux plus légers sur lesquels des individus pourtant en bonne santé peuvent se projeter. Certes, nous savons depuis longtemps que les frontières entre le normal et le pathologique sont instables, mais ce genre d’amalgame est favorisé par le concept de neurodiversité. Ce terme non médical a été forgé en 1998 dans une bonne intention, celle de donner une image positive de ceux qui souffrent notamment de Troubles du spectre de l’autisme. Un individu « neurodivergent » est quelqu’un dont le cerveau est atypique, dont les défis et les qualités positives ne sont pas les mêmes que ceux des « neurotypiques ». Bien que les neurodivergents puissent présenter des difficultés d’apprentissage ou peiner à entretenir les relations sociales, ils peuvent aussi avoir des dons exceptionnels en mathématiques ou en arts plastiques.

Pourtant, cette vision excessivement positive a été survendue au grand public, y compris par des professionnels de la santé qui ont souvent un intérêt commercial à attirer des clients. On trouve fréquemment sur internet des listes de personnes célèbres censées être ou avoir été neurodivergents : Einstein, Marie Curie, Van Gogh, l’acteur Anthony Hopkins, le footballeur Lionel Messi – et bien sûr Greta Thunberg. Il est tentant d’ajouter son nom à ces augustes lignées pour se singulariser devant les autres dans un geste qui mélange à la fois l’autocompassion et l’autoglorification. On excuse ses points faibles et on transforme ses points forts en pouvoirs de super-héros. On peut aussi intégrer une communauté en ligne, rejoindre une tribu dont les membres sont unis à la fois dans leur souffrance et leur supériorité. Enfin, on est inattaquable parce que victime : les critiques et les adversaires, aveuglés par leur « capacitisme », sont aussi peu ouverts à la diversité (dont la neurodiversité est une forme) que les racistes et les machistes. Vulnérable, je deviens invulnérable.

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La fin des temps

Pourtant, n’y a-t-il pas de vraies raisons d’être inquiet ? Le monde, à cause de la paresse et de l’égoïsme des boomers et des générations X et Y, ne va-t-il pas bientôt finir dans une apocalypse écologique ? Cette possibilité a donné naissance à un autre trouble qui n’est pas encore entré dans le DSM-5 : l’éco-anxiété. L’individu qui en souffre est en proie à des émotions de colère, de culpabilité et de désespoir provoquées par son impuissance face à l’inévitabilité de la catastrophe climatique. Une étude réalisée cette année pour l’Académie américaine de la médecine du sommeil suggère que 70 % d’Américains auraient souffert d’insomnie à cause de l’éco-anxiété. Beaucoup de psychothérapeutes ne sont pas encore formés à traiter ce trouble, car comment gérer l’inévitable ? Comment se préparer à la fin des temps ?

On peut se consoler avec la mode des « animaux de soutien émotionnel » qui se multiplient. Ce ne sont pas de vrais animaux d’assistance comme des chiens-guides, mais on peut les emmener un peu partout si on a une lettre d’un thérapeute attestant que la bête contribue à son bien-être psychologique. L’École de médecine de Harvard et l’École de droit de Yale fourniraient de tels animaux dans leurs bibliothèques pour rassurer les étudiants. On peut aussi décider de sortir de cette culture thérapeutique, de refuser le double rôle de victime et d’accusateur des autres et enfin de tourner le dos aux mondes numériques et virtuels qui nous mesmérisent et nous infériorisent. On peut encore proclamer comme le poète Rimbaud à la fin d’Une Saison en enfer : « moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à éteindre ! »


[1] Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias es prolongements technologiques de l’homme (1964 ; traduction française, 1968).

[2] Frank Furedi, Therapy Culture (2004) et How Fear Works (2018).

Janvier 2023 – Causeur #108

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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