Accueil Édition Abonné Avril 2019 Scruton contre « les penseurs de la gauche moderne »

Scruton contre « les penseurs de la gauche moderne »

L'intellectuel tory tire à boulets rouges sur les prophètes de la déconstruction


Scruton contre « les penseurs de la gauche moderne »
Roger Scruton. ©Guillem Lopez/Photoshot/NurPhoto/AFP

Plus de trente ans après sa parution, L’Erreur et l’Orgueil, essai décapant du philosophe conservateur britannique contre ce qu’on n’appelait pas encore la French Theory, est enfin traduit. L’intellectuel tory y tire à boulets rouges sur les prophètes de la déconstruction qui irriguent la gauche moderne (Sartre, Foucault, Badiou). Une charge jubilatoire quoique légèrement surannée. 


Relativement peu connu du grand public français, le philosophe anglais Roger Scruton est l’auteur d’une quarantaine de livres portant sur des sujets très divers, dont cinq seulement ont été traduits en français. Le dernier vient de l’être sous un titre (L’Erreur et l’Orgueil) qui édulcore quelque peu l’original anglais (Fools, Frauds and Firebrands, 2015), plus suggestif quant aux errances intellectuelles des plus illustres « penseurs de la gauche moderne ». Telle est en effet la cible de l’auteur dont les analyses, brillantes et caustiques, sont dénuées de ce sens du compromis propre au « conservatisme » culturel et politique dont il est l’ardent défenseur. Considérant que ces penseurs ont sapé les bases de la civilité sociale et intellectuelle qui fut celle de la culture européenne, Scruton ne pouvait se contenter de converser sereinement avec cette intelligentsia, qu’il accuse de s’être continûment fourvoyée en abandonnant toute lucidité critique au profit d’idéologies plus ou moins inspirées par le marxisme. Il s’inscrit ainsi dans la lignée du grand précurseur que fut en la matière Albert Camus (L’Homme révolté, 1951), suivi des quelques réfractaires qui mirent eux aussi en doute la cohérence doctrinale et les bienfaits sociaux de la « pensée 68 » (Aron, Hayek, Revel, Ferry-Renaut).

L’histoire mouvementée de ce livre mérite d’être brièvement rappelée, dans la mesure où elle permet de relativiser la critique majeure qu’on pourrait lui adresser : tirer à boulets rouges sur des penseurs qui eurent leur heure de gloire dans les années 1960-1990, mais dont l’influence s’est amoindrie dans une société où la gauche connaît aujourd’hui de sérieux revers, n’est-ce pas se condamner à une réflexion déjà obsolète ou nécessairement datée ? Dans la version récemment publiée de cet ouvrage, Scruton reprend en effet pour l’essentiel la matière première de l’essai dont la publication (1985) valut à l’universitaire qu’il était d’être ostracisé par ses pairs, et au livre d’être rapidement retiré de la vente. Un accueil plus chaleureux lui fut réservé dans les pays de l’Est où il circula clandestinement, et où l’audience de son auteur alla grandissant parmi les dissidents. De cet épisode, difficile mais instructif, Scruton conclut avec humour qu’il lui a permis de vivre une vie beaucoup plus intéressante que celle qu’il menait jusqu’alors dans un cadre académique !

Des penseurs de gauche initialement retenus, certains ont été écartés (Laing, Bahro) au motif qu’ils « n’ont rien à nous dire aujourd’hui » ; d’autres ont été ajoutés (Saïd, Badiou, Zizek) en raison de leur éclatante participation « à la ruée vers l’insignifiance postmoderne ». L’équilibre entre penseurs anglo-saxons et français s’en trouve néanmoins peu modifié, même si les Français (Sartre, Foucault) gardent le privilège d’avoir actionné durant quelques décennies, avec une particulière, visibilité la « machine à non-sens » qui avait pignon sur rue à Paris (Lacan, Althusser, Deleuze). Après avoir traversé ce « paysage lugubre », on se demande où on en est aujourd’hui avec l’idéologie de la « déconstruction ». Était-il vraiment nécessaire d’en rappeler les incohérences et les méfaits politiques et intellectuels ?

Si percutantes et nuancées soient-elles, les réflexions consacrées par Scruton à chacun de ces « penseurs de la gauche moderne » secrètent en effet ce même ennui teinté d’effroi qu’on ressentait lorsqu’on débarquait jadis dans la grisaille totalitaire des pays de l’Est. Comment est-il possible que des êtres intelligents – ces penseurs le sont tous – aient cru aux contre-vérités qu’ils énonçaient ? Conscient de ne restituer qu’en partie des systèmes de pensée parfois très complexes, Scruton en fait néanmoins apparaître les points de convergence et les obsessions communes : égalitarisme ravageur, émancipation des victimes réelles ou supposées au prix d’autres formes d’aliénation, mise à bas de toutes les « structures de domination », création d’une novlangue censément libératrice… Ces monographies mettent au jour le décalage entre le niveau d’intelligence de ces penseurs et leur capacité à produire de quoi détruire les bases sur lesquelles a toujours plus ou moins reposé la vie collective. Une « culture de la répudiation » a bel et bien vu le jour dans les années d’après-guerre, dont nos sociétés portent encore les séquelles.

Mais par quoi l’aveuglement intellectuel à ce point assumé est-il porté, sinon par l’orgueil ? Celui des « intellectuels de gauche » fut, selon Scruton, incommensurable et on en oublierait presque à le lire que d’autres intellectuels, de gauche ou pas, défendirent aussi parfois courageusement de justes causes. A-t-on par ailleurs attendu la venue quasi messianique de ces chantres de l’« engagement » pour penser, polémiquer, s’engager dans des combats d’idées ? Figures incontournables de la bien-pensance capables de « renoncer au sens commun et à l’honnêteté intellectuelle », les intellectuels dont il est ici question sont aussi coupables d’avoir installé dans les mentalités « cette asymétrie morale qui attribue à la gauche le monopole de la vertu ». Figures de la « déloyauté autosatisfaite » qui occupa au xxe siècle le haut du pavé, ces penseurs ont, du même coup, contribué à déconsidérer une intelligentsia plus discrète et mesurée, plus « conservatrice » en somme, car soucieuse de préserver les acquis du passé.

Aussi faut-il également voir dans cette anthologie des erreurs intellectuelles une archéologie des mentalités postmodernes, qui devrait nous rendre plus attentifs aux stéréotypes faussement fédérateurs qui continuent à stériliser la vie sociale et intellectuelle française. Si le communisme stalinien ne présente plus une menace réelle et si les intellectuels semblent fatigués de leur propre jargon qui ne leur assure plus un succès planétaire, le totalitarisme n’a fait que changer de visage et l’utopie égalitariste s’accommode dorénavant fort bien des inégalités réelles. Une « culture de l’aide sociale » bureaucratisée va ainsi de pair avec une pratique affichée du mépris, de la disqualification systématique et de la bassesse morale, tranquillement installée sur les décombres des anciens usages « bourgeois ». On peut donc dès lors établir une continuité entre la violence verbale des « intellectuels de gauche » à l’endroit de la bourgeoisie, du capitalisme, de la famille et de la religion, et la brutalité actuelle des échanges sur les réseaux sociaux : lynchage public, liquidation des « ennemis », usage décomplexé du mensonge et de la calomnie. Parlant du « djihad de Sartre », Scruton nous rappelle que le « terrorisme » pratiqué par certains intellectuels au nom de l’émancipation des peuples et des esprits a généré en France un climat de méfiance et de violence qui perdure encore aujourd’hui.

On comprend en tout cas mieux, après avoir lu L’Erreur et l’Orgueil, le sens et la portée du « conservatisme » prôné par Scruton dans certains de ses autres livres[tooltips content= »De l’urgence d’être conservateur (trad. Laetitia Strauch-Bonart), Paris, L’Artilleur, 2016 ; Conservatisme (trad. Astrid von Busekist), Paris, Albin Michel, 2018. »]1[/tooltips] ; et ce n’est pas son moindre mérite que d’inciter le lecteur français à réviser les idées toutes faites qu’il cultive à ce sujet, obsédé qu’il est par le souci de ne surtout pas paraître « réactionnaire » ou pire encore : fasciste, néonazi, etc. Au regard des dérives intellectuelles et politiques décrites dans ce livre, le « conservatisme » plutôt affable et consensuel de Scruton – une « philosophie de l’attachement », dit-il – rappelle l’importance des acquis culturels indispensables à la survie de la société humaine en tant que communauté civilisée. En matière de civilité et de créativité, de sens de la mesure et de l’équité, la filiation intellectuelle et spirituelle de Roger Scruton –Edmund Burke, Matthew Arnold, Thomas Stearns Eliot – mérite d’être redécouverte par les Français toujours prêts à penser que les Lumières dont ils prétendent être les dépositaires les dispensent d’avoir à se cultiver. On aura compris en lisant Scruton que, sans une certaine dose de « conservatisme », il n’est pas de transmission donc pas de culture, et que sans culture le conservatisme n’est plus que sa propre caricature. Voilà pourquoi il faut « être moderne en défense du passé, et créatif en défense de la tradition ».

Roger Scruton, L’Erreur et l’Orgueil : penseurs de la gauche moderne (trad. de Nicolas Zeimet), Paris, L’Artilleur, 2019, 496 pages.

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Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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