Nathalie Azoulai publie en ce début d’année Toutes les vies de Théo qui met en scène ce qu’on appelle communément des «couples mixtes» ; c’est-à-dire des couples aux origines et aux identités très différentes. L’altérité étant devenue le mantra de notre époque, la romancière s’en empare pour nous en raconter les déboires…

Qui ne se ressemble pas s’assemble
« Théo aimait jeter dans la conversation que, dans une vie, on ne prenait que quatre ou cinq décisions cruciales. Il précisait toujours, vraiment cruciales. Le reste relevait non pas du hasard, mais de l’histoire, la matière du réel, grumeleuse, contrariante, trop épaisse pour être passée au tamis de la volonté. »
Ainsi commence le roman qui, paradoxalement, va contredire pareille affirmation. Car Théo, fils d’un Français breton catholique et d’une mère Allemande qui n’en finit pas de ressasser la culpabilité de son pays, obligeant son fils à regarder, le 27 janvier, la cérémonie du Bundestag à la télévision ; cérémonie durant laquelle on célèbre la libération du camp d’Auschwitz autant qu’on enfonce un peu plus le peuple allemand, part dans l’existence surdéterminé à réparer la faute dans les grandes largeurs. De fait, il fait la connaissance de Léa, juive mais heureuse d’épouser un goy qui la délivrera d’une fidélité obligée à ses origines. Rose, la sœur quasi jumelle de Léa, fera de même, au grand dam des parents un peu dépassés.
Bon anniversaire !
Tout se passe très bien jusqu’au 7-Octobre qui tombe le même jour que l’anniversaire de Théo pour lequel une grande fête est prévue. Et c’est là que tout bascule, et que la douleur ravivée va prendre des proportions telles qu’il n’y aura plus de place pour autre chose, et que Léa au sérieux incomparable va revenir à sa judaïté et ressasser le malheur à la manière de sa belle-mère. Au « plus jamais ça » succède un « ça recommence » et pire « cette fois-ci, c’est foutu ». Le lecteur est aussi éprouvé que Théo, tant la pesanteur est grande et toute discussion impossible.
Et le problème est bien qu’à cette névrose obsessionnelle correspond une réalité. D’où la patience d’un mari qui doit affronter au même moment la conversion de leur fille… au christianisme. Il faut croire que Noémie/Marie sature elle aussi avec le« malheur juif » et que la grâce lui offre un peu d’air.
Je me rends compte que racontée ainsi cette histoire a des accents comiques alors que sa lecture m’en avait privée. Mais à y réfléchir, je me dis que Nathalie Azoulai a peut-être voulu une certaine caricature pour accéder à ce rire, par-delà la tragédie réelle. Caricature, car entre Rose aux yeux de porcelaine et qui semble à dix mètres au-dessus du sol et Léa qui fait preuve d’une fidélité au malheur irrespirable, il y avait sans doute une troisième voie/voix possible ; celle d’une benjamine qui aurait pris, par-delà les circonstances effroyables, le parti d’un judaïsme tourné vers la vie.
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Toujours est-il que les maris goy n’en peuvent plus et s’en vont. Et c’est vers Maya, une artiste libanaise que Théo va se tourner : « Aux côtés de Maya, la nuit devint douce, onctueuse. Entre ses cuisses, cette douceur se fit fondante. Ses deux genoux d’un coup d’un seul s’abattirent bien à plat sur le drap. Théo se sentit accueilli par une souplesse providentielle. » Mais Maya qui, dans un premier temps, danse, peint et s’amuse, n’est pas seulement le contraire de Léa, elle en est aussi l’autre versant. Et c’est reparti pour un tour, mais de l’autre côté ; côté arabe cette fois-ci avec son malheur à lui ! Bref, Théo change de cause mais pas de mission ; il lui faut toujours soutenir la désespérance d’autrui.
Une fable
La délivrance passera par un retour au pays natal ; la Bretagne, où Théo en finira peut-être avec les missions qu’on se donne et trouvera, qui sait, sa voie.
Nathalie Azoulai, au sujet de son livre, parle « d’une comédie légère sur un sujet grave ». Certains critiques disent avoir beaucoup ri. Moi pas. Quant aux personnages, ils semblent incarner des thèses plutôt que des vies, à l’image de la troisième femme rencontrée sur une plage bretonne et qui conclura le livre en avouant éviter dorénavant l’altérité ! Cela sonne un peu trop théorique et pas si crédible tant tout être humain est un autre pour moi, par-delà les appartenances identitaires très marquées. Alors, sans doute, faut-il lire ce livre moins comme un roman que comme une fable, voire une satire pour pouvoir en rire. Pour ma part, je relirai plutôt Titus n’aimait pas Bérénice que j’avais profondément aimé.
Toutes les vies de Théo, de Nathalie Azoulai, aux Éditions P.O.L, 2025, 272 pages.
Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai, aux Éditions P.O.L, 2015 (prix Médicis), 416 pages.