Accueil Culture Un soir à Montparnasse avec Mirbeau

Un soir à Montparnasse avec Mirbeau

"Le journal d’une femme de chambre" au Théâtre de Poche, à Paris, avec Lisa Martino


Un soir à Montparnasse avec Mirbeau
L'actrice française Lisa Martino © Fabienne RAPPENEAU

Lisa Martino interprète magistralement «Le journal d’une femme de chambre» au Théâtre de Poche du mardi au samedi à 19h00


La salle du bas s’en remet à peine. Elle se déplie lentement. Elle a été saisie par toutes les émotions, tous les spasmes que la scène est en mesure de procurer avant d’aller souper. Du rire au fracas, de l’irrévérence au malaise, de la cruauté à l’humanité friable, de l’érotisme poisseux à l’indigence ménagère ; une heure et dix minutes à bord de ce grand huit, il y eut des pics vertigineux et des abysses amoraux. La salle se vide calmement, sans brouhahas. Quelques chuchotements à peine.

Lisa Martino possédée par le texte de Mirbeau

Ce soir, le silence vaut approbation et hommage car c’est le dernier spectacle personnellement programmé par Philippe Tesson (1928-2023) dans son théâtre de Montparnasse. Un classique lu, enseigné et disséqué dans tous les collèges de France. Les spectateurs remontent péniblement les marches, groggys et heureux, sous l’effet d’Octave Mirbeau (1848-1917), son venin libertaire et sa drôlerie assassine bousculent toujours les idées reçues et chahutent notre douillet confort intellectuel. Aucune bousculade dans l’escalier, la pièce infuse dans toutes les têtes, elle fait patiemment son travail de sape, elle mine, une à une, toutes nos certitudes. On repart avec elle, dans son veston ou son sac à main, elle nous accompagnera durant toute la nuit. Elle terrifie autant qu’elle amuse, elle racle l’existence comme ces pelleteuses qui rappent parfois le lit des rivières et en soulèvent tout le limon, elle est sans répit, sans rédemption, diabolique et addictive. Mirbeau autopsie avec un scalpel, il ausculte toutes les parcelles de chair, dévoile tous les faux-semblants et traque le monstre derrière chaque Homme. Chez Mirbeau, la domesticité rend compte de l’abjection en mouvement. D’une chute inexorable des valeurs. Tout est pourri au royaume de l’indifférence.

À relire, du même auteur: Profession: chroniqueur d’opinion

La misère sociale, l’appât, la décomposition des sentiments, la rapacité des rapports, les plaisirs artificiels, cette brutalité sourde d’être mal née, cet esclavage moderne sont les ferments d’une immoralité qui gangrène l’âme. Comment incarner cette radicalité et cet abandon nocif sans trahir le propos de l’écrivain, sans le réduire à une dénonciation puérile ?


Il fallait une actrice possédée par son texte, capable de déstabiliser le public, par un jeu ample et abrasif, ne se contentant pas d’effleurer le vice et l’opprobre, mais de s’y lover avec déraison. Lisa Martino est une grande comédienne qui ne s’économise pas, ne s’appuie pas sur quelques trucs du métier, ne s’épargne pas dans l’effroi, elle prend ce rôle de femme de chambre dans l’entièreté de sa dimension dramatique. Elle ne vacille pas devant une telle gageure. Mais, quelle rigueur, quel écho, quelle puissance scénique ! Elle tient jusqu’au bout. Drôle et désespérée. Faible et réfléchie. Empruntée et libre. Dépouillée et merveilleuse dans les décors signés Bastien Forestier. Horrible et immense à la fois. Instable au bord du gouffre, ne pouvant résister à l’étreinte du mâle. Sur une mise en scène de Nicolas Briançon, Lisa Martino nous cloue sur notre banquette en velours rouge, en offrant une interprétation d’une pureté et d’une intensité sans filet. Elle ne minaude pas, elle encaisse, elle ne cherche pas à plaire, elle joue simplement juste, aussi bien dans la verdeur que dans l’aigreur de la pièce, acceptant l’ignominie d’une vie sans horizon. Emancipée, elle chantonne avec des accents poulbots en faubourienne des buanderies ; terrassée par ses origines, elle est tout en désordre intérieur surtout quand elle raconte les affres de son enfance ; et pourtant, elle ne tombe jamais dans la confession démagogique, puis elle se fait aguicheuse par nécessité et pulsion ; toute l’écume de Mirbeau passe dans sa voix et ce corps délié. Lisa Martino est tout à la fois, incandescente victime, irrépressible bourreau, empêchée et forte, tentant d’avancer dans le cloaque des destins confinés. Elle apparaît dans son bain, elle s’éponge d’abord, puis elle va se confesser avec une forme de lucidité grandiose et désobligeante, outrageante et chaotique, où la réalité vécue est soigneusement malaxée, triturée, macérée. Tant que la pièce est encore à l’affiche, ne passez pas à côté de cette splendide opération de dénudement psychologique avec une actrice de premier plan.  

Le journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau – Mise en scène Nicolas Briançon avec Lisa Martino – Théâtre de Poche




Article précédent Interdiction de manifester et obligations de faire aux footballeurs: la liberté d’opinion définie par l’exécutif
Article suivant Immigration: la droite découvre la lune!
Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération