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Bienvenue dans la France Jurassique Parc!

Alpes, Pyrénées, Jura, Vosges... personne ne sera épargné


Bienvenue dans la France Jurassique Parc!
Loups du parc animalier de Sainte-Croix, au cœur du parc naturel régional de Lorraine, à Rhodes, mai 2013. Photo : EAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Des technocrates écologistes voudraient transformer les Alpes, les Pyrénées, voire le Jura ou les Vosges, en immenses réserves naturelles peuplées de prédateurs disparus. Le ministère de la Transition écologique voit d’un bon œil ce projet aux retombées touristiques juteuses. Enquête.


Elle se nomme Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas). Financée par des dons spontanés et des campagnes de financement participatif (« crowdfunding »), elle a déjà acheté des terrains dans les Côtes d’Armor, l’Hérault et la Drôme en vue de les transformer en réserves de vie sauvage. Ils ne sont pas très vastes, mais l’Aspas est en train de passer à la vitesse supérieure. « Nous finalisons un projet de 500 hectares dans le Vercors », s’enthousiasme sa présidente, Madline Reynaud.

Objectif, créer des sanctuaires, où seraient réintroduites des espèces disparues de nos contrées depuis des siècles, voire des millénaires  : bisons, chevaux sauvages, élans, puis, à terme, lynx, loups et ours, les seconds, carnivores, assurant (en les boulottant) le contrôle démographique des premiers, herbivores. On notera que nul ne propose encore de faire renaître des dinosaures. La réserve drômoise du Grand Barry, créée par l’Aspas en 2014, est déjà reconnue par Rewilding Europe, organisme basé aux Pays-Bas qui affiche une devise sans équivoque : « Faire de l’Europe un endroit plus sauvage. » Il fédère de nombreuses initiatives qui visent toutes à organiser, au nom de la biodiversité, le recul des activités humaines pour laisser la nature reprendre ses droits. Loin d’être une lubie d’environnementalistes en roue libre, ces projets bénéficient d’un fort soutien institutionnel. Le réseau Rewilding Europe est soutenu par l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), le WWF, la Wild Foundation, la Fondation Albert II de Monaco et la Banque européenne d’investissement.

Carcasse d’un mouton tué par un loup, dans le parc national du Mercantour, avril 2008. Photo : D.R.
Carcasse d’un mouton tué par un loup, dans le parc national du Mercantour, avril 2008. Photo : D.R.

Côté français, en 2010 déjà, la secrétaire d’État à l’écologie, Chantal Jouanno, en pleine polémique sur les ours, exprimait son souhait de voir « les Pyrénées devenir un Yellowstone à la française ». Premier parc national au monde, créé en 1872 dans l’État américain du Wyoming, Yellowstone est la référence incontournable des partisans du réensauvagement. Sur près de 9 000 km², il offre un sanctuaire à la faune qui dominait le Grand Ouest avant la conquête par les Européens. Ours, lions des montagnes, élans, bisons et wapitis s’y ébattent en liberté entre montagnes et geysers. Les loups, qui y ont été réintroduits en 1995, y sont désormais plus de 1 500. Ils ne posent pas de problème aux éleveurs, pour la bonne raison qu’à Yellowstone, il n’y en a pas. La densité de population du Wyoming est très faible (2,2 ha/km²) et elle avoisine zéro à Yellowstone. Le parc reçoit chaque année 3 millions de visiteurs, mais dans leur immense majorité, ils s’éloignent très peu de la route circulaire qui fait le tour des plus beaux points de vue.

Où créer un tel site en France ? Les départements réputés « sauvages » comme les Hautes-Alpes (25 hab/km²) ou l’Ariège (31 hab/km²) sont dix à quinze fois plus densément peuplés que les Rocheuses. Maillés de villages et de hameaux, ils sont, jusqu’à 2 500 mètres d’altitude, le domaine des bergers et des troupeaux, y compris dans les parcs nationaux. Il n’a échappé à personne que le retour des loups dans les Alpes (en 1992) et les réintroductions d’ours dans les Pyrénées (depuis 1996) suscitaient de vives réticences au sein des populations locales.

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Nature préservée, mais payante

Pourtant, l’idée d’un ensauvagement à la française fait son chemin au ministère de la Transition écologique. Comme le sujet est politiquement sensible, la prudence est de mise. Pas question d’en parler au journal de 20 heures. Dans les colloques spécialisés, en revanche, les techniciens du ministère se confient sans détour. Ils dessinent le paysage d’une sorte de montagne 2.0, réserve de biosphère où le couple loup bison générera plus de valeur que le tandem berger brebis. L’écologie et l’économie marchant main dans la main, le calcul est simple : puisque 75 % au moins des éleveurs de montagne tiennent seulement grâce aux aides de la politique agricole commune, pourquoi ne pas les remplacer par de grands herbivores sauvages, qui attirent les touristes et entretiennent les espaces naturels ? « Le budget pour restaurer des écosystèmes est considérable. Ces espèces le font gratuitement et en plus elles apportent quelque chose à l’économie locale, on est vraiment dans une stratégie gagnante », pointait Gilles Rayé, chef de la mission Biodiversité et services écosystémiques du ministère de la Transition écologique, le 4 octobre 2018, au séminaire de la plate-forme d’évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (Efese). Derrière lui, sur la présentation PowerPoint de rigueur, une affirmation déguisée en question : « À long terme, ne pourrait-on pas imaginer un Yellowstone à la française? » Quant à ce que deviendront ces bergers « assistés », nul ne semble s’en soucier. Sans doute leur proposera-t-on un boulot d’agent d’ambiance.

Dans cette optique, les loups ne doivent plus être considérés seulement comme des destructeurs a expliqué lors du même colloque Serge Garcia. Spécialiste en économétrie de l’environnement à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), il a travaillé sur la « capacité maximale des ménages à payer pour accéder à la forêt » – nature, que de poésie en ton nom. Cette capacité augmente s’il y a de gros animaux à voir. Le loup, dans cette perspective, est un actif naturel valorisable.

Quelle proportion du territoire aurait vocation à redevenir sauvage, avec tickets d’entrée, boutiques souvenirs et parkings géants ? Le chiffre de 17 % revient souvent, car la France a entériné en 2010 un objectif de conservation de la biodiversité sur 17 % de son territoire (ce qu’on appelle les « objectifs d’Aichi », du nom de la ville japonaise où la négociation a eu lieu). À l’horizon d’une décennie, « 10  % est un objectif raisonnable », estime Gilbert Cochet, auteur de Ré-ensauvageons la France (Actes Sud, 2018, avec Stéphane Durand)… Selon lui, il faut envisager de sanctuariser « toute la haute chaîne des Pyrénées », ainsi qu’un super-parc alpin englobant ceux de la Vanoise et des Écrins.

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Le monde agricole vent debout

Gilbert Cochet s’en cache à peine, le pastoralisme n’a aucune place dans son schéma. « Les éleveurs des Pyrénées se plaignent parce que l’ours tue 200 brebis par an, mais c’est la lune de miel ! Quand le loup viendra, ce sera 20 000 par an. » Selon le naturaliste, les paysans doivent s’effacer. « On est allé au bout du bout. Ils ont des aides en pagaille. Il va peut-être falloir leur expliquer que s’ils ne changent pas de comportement, on leur coupera les vivres. » Une approche pour le moins dépourvue d’empathie, qui rencontre un accueil favorable au ministère. Le 15 novembre 2018, Gilbert Cochet était invité par le Conseil général du développement durable à donner une conférence sur le thème suivant : « Retour de la faune sauvage : quels apports pour les écosystèmes français et l’économie des territoires ? »…

Derrière ce jargon, il s’agit encore d’affaires de gros sous. Tant qu’on n’aura pas délogé bergers et agriculteurs, ils feront des histoires. En 2018, l’indemnisation des dégâts causés par les quelque 500 loups recensés a coûté 25 millions d’euros à l’État. Si leur population est multipliée par cinq ou dix, l’addition deviendra faramineuse. Solution envisagée, laisser les loups prendre le dessus sur l’élevage en montagne et en moyenne montagne, quitte à les tuer quand ils s’égarent en plaine. C’est l’approche en vigueur aux États-Unis. « Il faut des zones pour nourrir la planète et des zones pour la biodiversité », traduit diplomatiquement Madline Reynaud.

Sénatrice LR de l’Isère, Frédérique Puissat ne l’entend pas de cette oreille. « Ce qui se dessine est un partage du territoire, discuté entre l’administration et des associations, dans le dos des instances de délibérations classiques. L’idée de bannir les activités humaines dans certains périmètres, car tel est bien le programme, avance sournoisement. L’Aspas a approché le maire de Lans-enVercors pour savoir quels propriétaires de sa commune étaient prêts à vendre, afin de créer un sanctuaire. Elle a pris contact par ailleurs avec d’autres associations qui militent pour le retour de l’ours dans le Vercors. Il est temps d’avoir un débat public. » L’espoir de votre serviteur est de contribuer à l’ouvrir.

Les sondages réalisés sur les réintroductions de grands prédateurs donnent tous les mêmes résultats. Plus de 80 % des Français y sont favorables au niveau national, mais la proportion chute à 40  % ou 30  % dans les secteurs où l’expérience est tentée.

« L’ensauvagement est contraire à tout ce que nous défendons », abonde Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne et éleveur dans le Jura. Après beaucoup de déchirements internes, la confédération, traditionnellement attachée à la défense de l’environnement, a pris position contre le loup dans les zones pastorales, au nom de la défense d’une agriculture diversifiée, avec des exploitations à échelle humaine. « Je peux entendre que la biodiversité est importante, poursuit Nicolas Girod, mais elle ne se résume pas aux loups et aux ours. Les troupeaux entretiennent le paysage  ! La limite à ne pas dépasser, c’est de faire reculer l’élevage sous prétexte d’écologie. »

A lire : L’agriculture s’est complètement affranchie de la nature

JEAN-ROBERT PITTE « L’HOMME FAIT PARTIE DE LA NATURE » 

Jean-Robert Pitte, géographe, président de l’université Paris-Sorbonne de 2003 à 2008, président de la Société de géographie. Photo : D.R.
Jean-Robert Pitte, géographe, président de l’université Paris-Sorbonne de 2003 à 2008, président de la Société de géographie.
Photo : D.R.

Causeur. Que pensez-vous des projets d’ensauvagement et de Yellowstone à la française ?

Jean-Robert Pitte. Ils sont absurdes. Notre contrée est occupée par l’homme depuis le Néolithique. En cinq mille ans, le paysage a changé dix fois. Il n’y a plus un seul endroit sauvage en France. Tout a été transformé, jusqu’à la chimie du sol ! Pour rendre la terre moins acide, on a chaulé intensément la Bretagne, l’Auvergne et même le pays de Caux.

Quel exemple citeriez-vous de paysage que le promeneur croit « naturel », alors qu’il ne l’est pas ?

Comme j’ai fait ma thèse sur ce sujet, je dirais les châtaigneraies. Une forêt de châtaigniers « sauvages » est en réalité un verger à l’abandon. Ces arbres ont été plantés, tout comme les châtaigniers qui délimitent les champs dans l’ouest de la France (la châtaigne a été introduite en Gaule par les Romains, NDLR). Avant les châtaigniers, il y avait en général des chênes, mais nos belles forêts de chêne multicentenaires sont également le produit d’un long travail de coupes et d’éclaircissements !

Le retour à la nature semble pourtant avoir la faveur des technos.

Le ministère de l’Écologie est léger sur de nombreux sujets depuis trop d’années. Des fonctionnaires disent «  retour à la nature  », mais entendent «  recul de l’homme  ». Je le déplore, parce que l’homme fait partie de la nature. Les parcs régionaux me semblent adaptés aux réalités françaises, contrairement aux parcs nationaux, avec leurs restrictions drastiques des activités humaines. Franchir un pas supplémentaire et rendre des zones aux grands prédateurs et aux grands herbivores n’est pas raisonnable. L’ensauvagement, hélas, restera une idée merveilleuse aussi longtemps qu’un ours n’aura pas tué des randonneurs.

Le loup et l’ours, instruments de l’ensauvagement

Éleveur de chèvres dans les Vosges, Bruno Lecomte a créé une association de défense du pastoralisme, L113. Ses recherches en Italie, en Roumanie et en Allemagne l’ont convaincu que la cohabitation entre les bergers et les prédateurs est intenable. « Ni les chiens, ni les clôtures, ni les indemnisations ne règlent le problème.» Selon lui, les associations qui défendent les ours et les loups le savent. Elles comptent en réalité sur les prédations pour faire disparaître le pastoralisme. « La sauvegarde de la biodiversité est un prétexte. Les loups et les ours bruns ne sont pas du tout menacés de disparition à l’échelle mondiale. D’ailleurs, de quels loups parle-t-on  ? Ceux qui sont en France sont très souvent hybrides. Ils viennent d’Italie, ou 200 loups cohabitaient avec un million de chiens errants dans les années 1970 [tooltips content= »La question est importante, car les hybrides ne seraient pas couverts par la convention de Berne sur les espèces protégées. Voir Frontiers in Ecology and Evolution du 21 mai 2019, Unravelling the Scientific Debate on How to Address Wolf-Dog Hybridization in Europe, Centre de conservation et d’écologie de l’université d’Exeter »](1)[/tooltips]! » Comme beaucoup d’éleveurs, Bruno Lecomte soupçonne même des militants de la cause animale d’avoir relâché des loups en France, avec l’accord implicite des pouvoirs publics. Des allégations catégoriquement démenties par l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). « Les relations entre l’office et les éleveurs se dégradent et ce n’est pas rassurant pour l’avenir », déplore Frédérique Puissat, qui craint des « incidents sérieux ». Nombre de ruraux pensent que l’État est dans le camp du loup et de l’ensauvagement [tooltips content= »Un sentiment alimenté par des décennies de mélange des genres entre monde associatif et fonction publique. Le haut fonctionnaire du ministère de l’Environnement qui a organisé le retour de l’ours dans les Pyrénées en 1996, Gilbert Simon (décédé en 2012), était par ailleurs l’un des principaux animateurs de Ferus, l’association qui milite pour le retour des grands prédateurs, sans que personne y trouve à redire. »](2)[/tooltips]. Ses représentants sur le terrain sont soumis à rude épreuve. « L’été dernier en Lozère, raconte un éleveur, j’ai vu un agent de l’Office reculer face à des paysans en colère, la main sur son arme de service ! C’était à propos des loups, une fois de plus. » Dans l’Ariège, en août 2017, quatre agents de l’ONCFS venus constater des prédations d’ours ont essuyé des menaces de mort, sur fond de tirs de fusil de chasse dans le lointain.

Tensions croissantes entre l’administration et les éleveurs

Au début des années 2000, les partisans du réensauvagement défendaient ardemment la thèse de la cohabitation pacifique des grands prédateurs et de l’homme. Ils le font de plus en plus mollement. Les loups ont tué 12 515 animaux en 3 674 attaques en France en 2018. En Toscane, deux loups ont attaqué un homme en janvier 2019. Dans les Pyrénées, un randonneur a frôlé la mort face à une ourse défendant ses trois petits sur le GR 211, en août 2018. Un autre a été pris en chasse, également par une femelle, dans le Haut-Couserans (Ariège) le 12 juin 2019, à 800  m d’altitude seulement. Âgé de 25 ans, il a pris ses jambes à son cou. « Je vous laisse imaginer une même confrontation avec une famille, accompagnée d’enfants, qui n’aurait pas eu la possibilité physique de se sauver aussi rapidement », écrit Christine Téqui, maire de Seix, la commune concernée, dans une lettre à Emmanuel Macron. La solution, in fine, sera peut-être de restreindre la liberté de circulation à des sorties payantes encadrées par des guides. Cette mesure drastique réglerait le défaut majeur du Yellowstone à la française. Pour le moment, entre les bergers énervés, les élus locaux remontés et les randonneurs inconscients, on y croise beaucoup trop d’humains.

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Article extrait du Magazine Causeur




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