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Dessine-moi la résilience israélienne

Vivre après la tempête


Dessine-moi la résilience israélienne
Plage à Tel Aviv, Israël, 23 juin 2025 © Ilia Yefimovich/DPA/SIPA

Douze longues nuits…


À peine les mots « cessez-le-feu » avaient-ils été prononcés. À peine les alertes s’étaient-elles tues après douze longues nuits. A peine l’adrénaline de la peur commençait-elle à retomber… que des messages affluaient sur nos téléphones. En quelques points, ces instructions, véritable mode d’emploi de vie courante, nous indiquaient quoi faire et ne pas faire. Après nous avoir ordonné de tout arrêter, de nous confiner, de courir dans les abris, de nous ravitailler, ils changeaient brutalement de ton : « retour à la normale ». Comme si nos corps et nos esprits meurtris pouvaient en l’espace de quelques heures passer de l’état de crise à la routine.

Nouveau plan

Le « retour à la normale » était presqu’une injonction d’Etat : il fallait reprendre nos vies là où nous les avions laissées. En d’autres mots, il fallait recommencer à vivre.

Dans mon quotidien, cette injonction ne tardait pas à se matérialiser : mardi, avant même que les mots de cessez le feu fassent la une des journaux internationaux, un premier message, timide, fut posté en hébreu sur mon groupe de vélo. Il venait de Zwicka, l’initiateur du groupe. Ce groupe de vélo pour moi, c’est la source auprès de laquelle je me ressource, là où je pédale sans réfléchir, où je me nettoie de l’intérieur. Rien que l’idée de quitter la maison à l’heure où tout le monde dort, de traverser la ville endormie pour regagner les champs à une heure encore fraiche, c’est déjà une victoire. Alors ce message, recueilli avant même que nous ayons compris que la vie allait pouvoir reprendre, était particulièrement audacieux. Zwicka annonçait qu’il se tiendrait sur son vélo, demain au petit matin, à notre endroit de rendez-vous habituel. Il ne forçait rien, n’imposait rien, se contentant de partager son plan pour le lendemain, que nous soyons là ou non. À ce message, personne ne répond sur le coup. Tout au plus, des frémissements, mais pas de réaction claire. C’est encore trop tôt. Trop tôt pour y croire tout à fait.

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La nuit se passe. Une nuit sans alerte, sans l’adrénaline de la peur à laquelle nous avons fini par nous habituer, sans sursaut. Pour moi pourtant, elle ressemble aux douze nuits précédentes. Elle est agitée. Intranquille. La méfiance ne vous abandonne pas du jour au lendemain. La sensation d’être constamment sur le qui-vive, l’anticipation du danger potentiel, s’infiltrent en vous comme un virus tenace. Alors, cette nuit sans alerte, je la passe à tenter de donner du sens à des évènements un peu décousus. Et puis, sous les volets, les premières lueurs du jour. J’abandonne l’idée de me rendormir. Comme un robot, je me lève. J’ouvre les tiroirs, remplis ma gourde d’eau fraiche, je repousse les pensées, la peur, les questions et j’enfourche mon vélo.

De loin, je les aperçois. Zwicka n’est pas seul. Un, deux, trois, ils sont nombreux. Presque huit. Des hommes, des femmes. Je suis surprise sans l’être. Leurs visages sont marqués, épuisés, mais ils sont venus. Nous roulons. Un silence vaut mieux que des discussions engourdies par la fatigue. Nous roulons et la pesanteur dans laquelle nous avons baignée se dissipe peu à peu. « Hozerim ala shigra » disent-ils en hébreu. « Revenir à la vie normale ». Être venu ce matin au rendez-vous, c’est faire le pari de la vie qui doit reprendre. Entre nous, la guerre est présente, omniprésente même, elle nous a balayés, une immense vague, elle a déjoué tous nos plans, elle a bloqué au pays les enfants des uns, elle retient encore à l’étranger les maris des autres. Elle est là, mais à mesure que nous pédalons, que la nature majestueuse s’offre à nous, que des vols d’oiseaux nous cueillent, elle laisse peu à peu place à la vie normale. Et des conversations éphémères, en rapport avec l’été qui s’annonce, reprennent ici et là. Nouer de grands projets, soulever des montagnes, nous ne le pouvons pas encore.

L’épuisement est palpable. Moral, physique. Sans le dire, nous sommes encore tous occupés à encaisser un choc plus grand pour nous. Mais nous roulons. C’est déjà ça. Certains félicitent Zwicka de son initiative. D’autres sont eux-mêmes surpris d’avoir répondu si vite à l’appel. Ils le remercient car il est le premier à les avoir ramenés là où ils étaient il y a douze jours. Le premier à incarner de sa personne ce que le gouvernement nous a demandé à travers nos téléphones. Au milieu du trajet, nous faisons une pause dans un café. Je les observe. Est-ce parce que je ne suis pas née ici, ou simplement parce que, quoi que je fasse, je prends toujours des notes dans ma tête et j’écris en silence ? Je ne saurais le dire.

Ils discutent, prennent leur café, lisent la presse. Un touriste coupé de l’actualité verrait en nous une scène ordinaire et peinerait à croire qu’hier encore, nous étions réfugiés dans les abris. Il pourrait encore moins deviner que le pays vient de vivre l’une des guerres les plus décisives et intenses de son histoire. Mais moi, qui vis au sein de cette société depuis dix ans, je sais ce qui se cache derrière leur humour ou leur cynisme. Ils se battent. Ils sont fatigués mais conquérants. Ils tentent de transcender ce qu’ils vivent. Ils se forcent à reparler des projets échafaudés pour les vacances. Ils s’émerveillent de la vitesse avec laquelle les choses passent. Hier, ils étaient prostrés à la maison. Aujourd’hui, ils sont réunis.

Tensions

Ils me sourient, sans savoir que ce qui se forme là, sous mes yeux, porte un nom : la résilience israélienne. Celle qui a transformé un simple parking en hôpital pour enfants pendant ces douze jours. Ou qui a fait de moments d’angoisse des instants de chants et de danse pour sublimer l’horreur. Je repense au mois dernier. À l’enchaînement qui existe chez nous entre deux temps forts de l’année. Le jour du souvenir Yom Hazikaron qui commémore la mémoire de tous les soldats tombés depuis la création de l’Etat en 1948, une journée de deuil national extrêmement lourde. Et le lendemain, le jour de l’indépendance Yom Haatzmaout, une journée festive, où les drapeaux flottent à chaque balcon, à chaque carrefour. La mort et la vie qui s’enchainent en vingt-quatre heures. Une sorte d’allégorie grandeur nature du pire et du meilleur. C’est ça Israël : des émotions qui se bousculent, des tiroirs que l’on ouvre et que l’on ferme sans cesse, au gré des vents et des contextes, une sorte de partition émotionnelle que nous jouons à l’unisson. Pleurer le matin, rire le soir. J’avale mon café chaud et je pense à ça : nous sommes précisément à ce point de contact entre le macabre et une forme d’insouciance, dans cet espace liminal où l’envie de reprendre le cours de sa vie côtoie la sensation d’en être physiquement incapable. Zwicka se lève, nous devons rentrer. J’ouvre le cadenas de mon vélo, je visse mon casque sur ma tête et je réalise que notre pays accueille en permanence deux attitudes contradictoires : la sensation que tout est fragile et, en même temps, la certitude que tout ira bien. Ici, la mort et la vie se bagarrent en permanence. Une sorte de lutte sans fin, à laquelle nous participons tous, tant au niveau individuel que collectif, pour faire en sorte que la vie triomphe coûte que coûte. 

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« Retour à la normale », ont-ils décrété. Les enfants ont repris l’école ce matin. Les restaurants et les plages ont réouvert.  Le décompte des jeunes soldats tombés à Gaza reprend, silencieux et implacable. Les mères de famille ne savent plus de quelle fatigue elles souffrent le plus. Et nous tous, englués dans ce paradoxe de vouloir intérioriser le choc tout en cherchant par tous les moyens à nous en extraire, nous sommes traversés par cette sensation déroutante de nous réveiller au milieu d’un rêve, sans savoir bien qui, de la guerre ou de la « paix », incarne le mieux notre réalité. 



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Nathalie Ohana est coach, conférencière et auteure

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