Delacroix n’aurait pas aimé que les restaurations esthétiques altèrent l’harmonie et la vitalité de ses couleurs, trahissant l’esprit et la sensibilité qu’il avait voulu donner à ses œuvres.
Malgré la controverse relative au changement de couleur de la robe (notre illustration en fin d’article) de La Liberté guidant le peuple, survenue après une « remise à niveau esthétique » effectuée entre octobre 2023 et avril 2024, le cycle de restauration des grands formats de Delacroix continue, pour s’achever avec la Prise de Constantinople par les croisés, tableau actuellement restauré au Louvre dans le salon Denon.
Cette initiative doit d’abord être replacée dans le cadre général, si l’on peut dire, de la définition actuelle de l’art, pictural notamment. L’art a en effet changé de nature. « Mon art ne s’adresse plus à la sensibilité rétinienne », disait Marcel Duchamp, « mais va directement au cerveau ». Seule la satisfaction de l’intellect reste alors digne de l’appellation « art ». Héritier de Duchamp, l’art dit « contemporain » est donc un art « conceptuel ». On y apprécie l’idée, et non l’exécution – qu’elle soit bonne ou mauvaise. Conséquence de ce changement de nature, la peinture a progressivement été considérée soit comme une pratique pour amateurs du dimanche, soit comme une langue morte pour initiés. Les musées ont ainsi inévitablement changé de destination : de lieux de formation pour peintres, ils sont devenus des « gisements culturels à exploiter ».
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Dépassant le cadre strictement conservatoire, des a priori idéologiques ont-ils été à l’origine de ces restaurations dites « esthétiques » ? Celles-ci ont-elles été biaisées par l’exigence de toucher le plus grand nombre ? Toujours est-il qu’elles sont hautement problématiques… Reprochant à Frédéric Villot, ami et conservateur, d’avoir « tué sous lui » Les Noces de Cana de Véronèse, Eugène Delacroix, déjà, considérait les opérations de dévernissage comme « le plus grand des inconvénients ». Quelle serait sa réaction face aux restaurations visant cette fois-ci ses propres œuvres ? A partir de ses propres écrits, est imaginée ici la lettre ouverte aux successeurs de Villot que l’auteur de La Liberté guidant le peuple aurait pu écrire…
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Lettre imaginaire de Delacroix aux successeurs de Villot
Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier pour vos différents hommages. De l’exposition du Centenaire du romantisme jusqu’à la rétrospective de 2018, en passant par celle de 1963, comment aurais-je pu imaginer un tel honneur lorsque, encore rapin, j’étudiais au Louvre d’après les maîtres et que j’échouais au Prix de Rome ?
Dès 1930, toutefois, se manifesta un phénomène venu d’outre-Atlantique, lorsque vous découvriez ma Mise au tombeau en provenance du musée de Boston, « nettoyée, récurée, luisante comme une toile cirée», ainsi que vous le dénonciez[1].
Comme vous le savez, j’ai beaucoup écrit, au point de laisser des opinions pouvant parfois paraître contradictoires, mais, s’il est un domaine dans lequel ma position n’a jamais varié, c’est bien celui des « ravageurs de tableaux », pour reprendre l’expression de ce brave Silvestre[2].
Aussi m’en étais-je déjà ouvert à l’un de vos prédécesseurs. En effet, Villot s’était avisé de toucher aux Noces de Cana[3]. Je le connaissais, lui et son épouse, et plus intimement encore l’immense tableau de Véronèse pour en avoir copié certaines parties. Cela galvanisait en moi un désir sans cesse grandissant depuis que, lycéen, j’envisageais de devenir peintre.
J’ai su par Balthus que la catastrophe ne s’était pas arrêtée avec Villot. Balthus, pourtant loin d’être isolé[4], avait échoué à enrayer une nouvelle intervention achevée en 1992. Celle-ci a conduit à l’irréparable. Car, contrairement à la musique, où l’interprétation reste distincte de la composition, la peinture mêle les deux, si bien que la partition de Véronèse a en partie irrémédiablement été perdue.
J’apprends que mes propres tableaux subissent maintenant un sort similaire. Comment avez-vous pu penser retrouver ma gamme chromatique dans La Mort de Sardanapale ?
Concernant Les Femmes d’Alger, je n’ose imaginer que vous avez cru que les détails m’importaient. Car ce n’est pas uniquement la couleur qui a été modifiée : les passages, qui englobent dans une même valeur deux éléments distincts, uniquement perceptibles par la différence tonale, ont fortement été atténués, voire disparus. L’accord des valeurs n’est plus le même. L’évaporation des rapports de tons qui, à la manière de Velázquez, donnaient l’illusion d’avoir pu peindre l’air, a abouti à l’impression que ma principale préoccupation aurait été de donner à voir une image, et non l’harmonie.
Pourtant, dans la pénombre d’une église, par exemple, cette musique du tableau apparaît avant même de percevoir le sujet. Cela m’avait particulièrement frappé dans les Rubens de la cathédrale d’Anvers. Lors de ses discours aux étudiants de la Royal Academy, Reynolds recommandait d’ailleurs d’éviter de noyer l’ensemble sous un foisonnement de détails. La propension à se tourner vers la description n’est donc pas nouvelle, mais votre goût des détails et du réalisme perturbe maintenant ma priorité donnée à l’harmonie générale… Que n’ai-je pu achever mon dictionnaire des beaux-arts !
Comme vous, je n’ignore pas le problème posé par le temps. Cela a même été l’une de mes préoccupations constantes. Certains accords sont aussi éphémères qu’une rose : le tableau évolue si rapidement qu’un noir posé la veille, perdant la brillance apportée par l’huile, peut apparaître gris le lendemain – un demi-ton en dessous, comme diraient les musiciens. Les pigments réagissent en effet de manières différentes au séchage, aboutissant à une mosaïque disparate, allant du mat au brillant. Le vernis donne ainsi une unité à cette mosaïque plus ou moins embue, réajustant notamment les noirs devenus mats.
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Néanmoins, cette solution n’est guère satisfaisante. Comment pouvais-je imaginer que de mon vivant même, mes propres Massacres de Scio allaient subir un dévernissage comparable à celui du grand Véronèse[5] ? Il aurait fallu trouver un vernis impossible à enlever[6] ! Ou alors, ne pas vernir aurait finalement été préférable, cependant, la contrainte de me distinguer au Salon m’a poussé vers cet artifice[7]…
Le vernis peut jaunir, certes, mais l’huile employée pour la pose des glacis également, tandis que la couleur évolue. Le tableau gagne alors en unité de tons ce qu’il perd en vivacité. Vous n’y pourrez rien : la couleur ne redeviendra jamais telle qu’elle était lorsque je l’ai posée.
Nous ne pouvons donc qu’imaginer les tableaux de Titien ou de Véronèse lors de leur achèvement, et vous n’avez aucune idée de l’intensité de mes rouges lorsque j’ai présenté mon Sardanapale au Salon. Le phénomène est connu. Reynolds mettait d’ailleurs en garde sur le fait qu’il était impossible de voir les portraits de Titien ou de Van-Dyck tels qu’ils avaient été peints. Néanmoins, par son utilisation d’un jaune exacerbant la couleur, il lui paraissait évident que Titien était bien plus coloriste que Van-Dyck. Par delà la patine, le chromatisme du Vénitien le distinguait du Flamand [8] – ce que ce pauvre Villot n’a jamais réussi à comprendre[9].
Aussi ce que vous appelez « remise à niveau esthétique » a-t-il malheureusement consisté à dévitaliser ma gamme chromatique. Contrairement aux portraits exécutés par mon oncle Riesener, je renforçais en effet les tons de mes blancs par du jaune, procédé observé chez les Vénitiens. L’école anglaise avait parfaitement intégré ce principe ; dans la lignée de Reynolds, elle se montrait bien plus coloriste que l’école française et, d’ailleurs, impressionné, Géricault nous en parlait à son retour de Londres[10].
Certes clinquants, mais récurés, affadis, dépouillés de leur principe actif, Les Massacres de Scio, Les Femmes d’Alger, La Mort de Sardanapale et La Liberté guidant le peuple – dont la grisaille que j’avais posée en sous-couche pour la robe vous est apparue comme une révélation[11] ! – sont devenus aussi froids que le portrait de ma sœur par David[12]…
Aussi, je vous en conjure : épargnez la Prise de Constantinople par les croisés !
Ci dessous, La Liberté guidant le peuple avant et après restauration. Photo : Etienne Trouvers

[1] René Huyghe : « Après l’exposition Delacroix », in Revue des Musées de France, 2ème année, n°11, novembre 1930, p.242 : « Je songe à la Mise au tombeau de 1848, que nous a envoyée Boston, avec sa magnifique Chasse au lion, mais récuré, luisant comme une toile cirée ».
[2] Critique d’art, admirateur du maître qu’il fréquentait, Théophile Silvestre évoquait l’emploi du copal utilisé un certain temps par Delacroix, visant à rendre sa peinture « inattaquable aux ravageurs de tableaux » : La Galerie Bruyas, 1876, p.275.
[3] « Le grand Véronèse, que ce malheureux Villot a tué sous lui. » Eugène Delacroix : Journal, 12 octobre 1853.
[4] Sollicité par l’ARIPA (Association pour le Respect et l’Intégrité du Patrimoine Artistique), créée en 1992 par Etienne Trouvers et présidée par Jean Bazaine, Balthus en était un soutien actif.
[5] Selon le critique d’art Arnoux, annonçant la nouvelle à Delacroix le 27 juin 1854, comme le note ce dernier dans son Journal : « Il dit que le Massacre n’a pas gagné au dévernissage […]. Le tableau aura perdu la transparence de ses ombres comme ils ont fait avec le Véronèse et comme il est presque immanquable que cela arrive toujours. »
[6] « Vernis. (Leurs effets funestes) », note Delacroix dans son Journal le 11 janvier 1857, le lendemain de son élection à l’Institut. Amorçant alors un Dictionnaire des beaux-arts, il précisait : « Il faudrait que les vernis fussent une espèce de cuirasse pour le tableau, en même temps qu’un moyen de le faire ressortir. »
[7] « Il serait à souhaiter qu’on ne vernît jamais. Nos descendants auraient sans doute une idée plus exacte de nos tableaux ; mais comment résister au désir de donner à ses contemporains la meilleure opinion possible de soi et de ses œuvres ? » Eugène Delacroix : Lettre à Dutilleux du 8 août 1853.
[8] « Mieux vaut supposer ce blanc éclairé des rayons jaunes du soleil couchant, comme c’est la méthode de Titien. » Joshua Reynolds : Huitième discours sur la peinture, prononcé à la distribution des récompenses, Londres, 10 décembre1774.
[9] « On a vu pendant si longtemps les tableaux du Louvre couverts de crasse et de vieux vernis superposés, qu’on a fini par regarder le jaune comme couleur favorite des grands maîtres et le principe fondamental d’un coloris puissant », affirmait Villot dans l’Annuaire des artistes et des amateurs, 1860, p.268.
[10] « L’exposition qui vient de s’ouvrir, m’a plus confirmé encore qu’ici seulement on connaît ou l’on sent la couleur et l’effet. » Théodore Géricault : courrier adressé de Londres à Horace Vernet le 6 mai 1820, évoquant l’exposition de la Royal Academy.
[11] Les glacis de laque jaune qui recouvraient cette grisaille étaient signalés en 1982 à l’occasion d’une expo-dossier organisée par Hélène Toussaint. « Le jaune, principalement peint en surface n’est pas fait avec un pigment opaque mais avec une laque soit intimement mêlée à du blanc pour obtenir un jaune pâle, soit déposés en glacis transparents. Cette technique est particulièrement utilisée dans les vêtements de la Liberté » : « Étude au laboratoire de recherche des musées de France, examen pictural », La Liberté guidant le peuple de Delacroix, Edition de la Réunion des Musées Nationaux, 1982, p.72.
[12] « Tout est égal ; l’intérêt n’est pas plus dans la tête que dans les draperies ou le siège. L’asservissement complet à ce que lui présentait le modèle était une des causes de cette froideur. » Eugène Delacroix : Journal,25 février 1857.
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