L’historien Charles-Eloi Vial donne la mesure exacte du « Diable Boiteux » dans la biographie Talleyrand, la puissance de l’équilibre
« Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique », raillait l’Enchanteur. Bien plus fameuse, cette autre saillie du même Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre–tombe, vouant à une commune malédiction le « Diable boiteux » et le sinistre duc d’Otrante : « Tout à coup une porte s’ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment ».
Légende noire et curieux miroir
La carrière vertigineuse du prince de Bénévent s’étend du crépuscule de l’Ancien Régime au règne de Louis-Philippe : « le génial diplomate […] servit neuf régimes et prêta treize serments ». Au mythique Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), Charles-Eloi Vial, archiviste paléographie conservateur au département des Manuscrits de la BNF, auteur, comme l’on sait, d’ouvrages sensationnels sur le Premier et le Second Empire – cf., tout récemment, Les lieux de Napoléon – consacre avec la plume limpide qu’on lui connaît, dans les pas du magistral Talleyrand, le prince immobile, par son confrère Emmanuel de Waresquiel (Tallandier, 2003), une nouvelle biographie éclairante – synthèse adroite en ce que, tout uniment, elle peint l’homme et son idiosyncrasie, approfondit les raisons de sa légende noire et enfin, replace les sinuosités de son parcours dans le contexte géopolitique du temps.

Edité avec le plus grand soin par la maison Perrin dans sa collection « Bibliothèque des illustres », superbement illustré en reproductions « pleine page » de gravures, de tableaux, de dessins d’extraits de livres ou de manuscrits issus de la BNF, des grands musées ou du fond d’Archives diplomatiques, le livre, en cette année 2025 où tractations secrètes, renversements d’alliance inédits, nouvelles menaces de conflits secouent la scène internationale, offre un curieux miroir à l’actualité contemporaine : « sa carrière [rappelle] qu’un monde meilleur, malgré toutes les bonnes intentions possibles, ne se construit pas avec des bons sentiments, même si son héritage a aujourd’hui atteint ses limites, dans un siècle où », observe Charles-Eloi Vial, « la négociation entre hommes de bonne volonté semble prête à disparaître face aux nouveaux impérialismes ou à la barbarie… et où les diplomates de métier eux-mêmes semblent en voie d’extinction, le dur métier de négocier s’effaçant devant les incantations médiatiques et le règne de l’immédiateté ».
De fait, la qualité première de Talleyrand, peut-être, fut de savoir toujours prendre son temps. Né dans un monde finissant, abbé incroyant et sans la moindre vocation, fasciné de bonne heure par l’argent, joueur invétéré, pétri « d’une dévorante ambition sous le masque d’un grand seigneur indolent et libertin », Talleyrand, « tout en se tenant prudemment à l’écart du tumulte »[…] « fut aux premières loges pour assister à la chute de l’absolutisme ». Evêque-député en 1790, opportunément démissionnaire au bon moment, prisant déjà fort les pots-de-vin (alors nommés « douceurs diplomatiques » par un délicieux euphémisme), il est missionné à Londres avant de s’embarquer pour Philadelphie. Visionnaire ? Il écrit : « L’Amérique s’accroit chaque jour. Elle deviendra un pouvoir colossal. […] Le jour où l’Amérique posera son pied en Europe, la paix et la sécurité en seront bannies pour longtemps ». Radié de la liste des émigrés par la Convention, le futur ministre intrigue avec le jeune Bonaparte, auquel il se ralliera sans hésiter : « le Premier consul [lui] rendit immédiatement son portefeuille, qu’il conserva durant sept ans. Il s’agit à n’en pas douter des plus belles années de sa carrière, même s’il était loin d’avoir atteint l’apogée de sa puissance », commente l’auteur. « Leur complémentarité initiale devait progressivement dégénérer en division, avant la rupture finale ». Le biographe décrit un diplomate, quoique « le plus souvent » […] maintenu « à l’écart de la prise de décision », préconisant « de signer des traités mûrement réfléchis tandis que son maître préférait les arracher aux vaincus sur des champs de bataille encore fumants ». Prudent et « d’une étonnante souplesse », le résident de l’hôtel de Gallifet (alors siège du Ministère) est décrit en « administrateur avisé » et sachant déléguer – tout l’inverse de Napoléon. Par ruse, le ci-devant évêque d’Autun accède à l’état laïc, ce qui lui permet de convoler : mariage malheureux avec Catherine Grand. « Je suis d’Inde », faisait-on dire à la ravissante idiote, dont il se séparera en 1816. En attendant, dès 1803, Talleyrand fait l’acquisition du château de Valençay et de son immense domaine. Devenu « grand chambellan » sous l’Empire, l’homme « a sans doute mis de longues années avant de se soustraire à la fascination que l’empereur exerçait sur lui ». « Diplomate ligoté par le guerrier forcené, […] celui qui obtint le 5 juin 1806 le titre de prince de Bénévent […] n’était pas seulement l’homme du compromis, il demeurait aussi celui des bonnes manières, dont son maître était absolument dépourvu, de l’esprit et de la conversation, qualités essentielles pour un diplomate et traditionnellement associées à la haute aristocratie » observe cruellement Charles-Eloi Vial, qui poursuit : « le ministre rêvait d’une France prépondérante au sein d’une Europe pacifiée, le maître souhaitait arriver à une domination hégémonique par la force ». Abasourdi, « malgré son flegme », par les audaces fulgurantes de l’Empereur, « le sphinx se décida définitivement à tourner casaque » en 1807, au moment du traité de Tilsit. « Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie » – l’injure du maître des Tuileries à son ministre est passé à la postérité. Disgracié, presque rendu à la vie privée, le Diable boiteux « jette le masque » tout en menant grand train, entamant « une nouvelle carrière de traître et d’agent double », vendant ses conseils au prix fort à l’empereur d’Autriche puis au tsar, « anticipant surtout sur l’inévitable chute ». Son précepte lui inspirera cet impérissable mot d’esprit : « la trahison est une question de date ».
À lire aussi, Georgia Ray : Coups de pinceaux et blessures
Le redoutable Bénévent, « faisant preuve d’une extraordinaire habileté, usa de ses prérogatives de vice-grand-électeur de l’Empire pour […] mettre en place un gouvernement provisoire dont il prit la tête ». Carême, son cuisinier, dont circule dans tout Paris la renommée de ses pièces montées, gave somptueusement chaque soir à sa table le vainqueur de « L’Ogre ». Et si Talleyrand doit faire antichambre deux heures avant d’être reçu par Louis XVIII retour d’exil, son expérience le rend vite indispensable au monarque indolent – voir la pique fameuse du Diable boiteux : « le roi est resté trois heures en son conseil. Que s’est-il passé ? Trois heures ».
Un noceur
Au Congrès de Vienne, le diplomate aguerri est plus que jamais à la manœuvre. Savoureuse autant que percutante est, sous la plume de Vial, la chronique de ces négociations « au fil du rasoir ». Dans son hôtel nouvellement acquis de la rue Saint-Florentin « où les curieux de l’Europe se bousculaient » […] « le premier président du Conseil de l’histoire de France se comporta en véritable souverain », se levant à onze heures mais travaillant la nuit. « Congédié par le roi qui avait pris ombrage de son prestige », redevenu grand chambellan à tire honorifique, aigri quoique vivant toujours sur un grand pied, il « continua à fronder » tout en se déplaçant entre Paris et ses terres de Valençay. Au roi Charles X, le frère « ultra » de feu Louis XVIII, il voue une forte antipathie. Inépuisable dans son rôle « de mentor, de conseiller de l’ombre et surtout de Cassandre », occupé à dicter ses Mémoires, Talleyrand se montrera donc assez indifférent à « la chute de la branche aînée des Bourbons », finissant même par accepter, sous les auspices du roi-citoyen Louis-Philippe, la prestigieuse ambassade de Londres.
On s’étonnait « de voir ce grand vieillard courir chaque soir les réceptions, jouer d’énormes sommes au whist jusqu’au milieu de la nuit, passer encore deux heures à lire avant de se coucher sur le coup de quatre heures pour se lever à midi seulement, puis dicter sa correspondance du jour à son secrétaire Colmache tout en se faisant friser face un petit auditoire de curieux venus le voir bander et emboîter son pied bot dans un soulier bardé de fer, avant de partir assister à de longues réunions au Foreign Office qui l’occupaient jusqu’au soir ». Ce vif croquis tracé par Charles-Eloi Vial méritait d’être cité en entier : tout le sel de sa biographie tient en ceci qu’elle conjugue la relation précise des événements, la subtilité du regard critique, et l’évocation haute en couleur du personnage.
Oracle nonchalant, Talleyrand continuait de fasciner ses contemporains. Sa légende a depuis, comme l’on sait, inspiré la meilleure littérature (de l’Enchanteur à Honoré de Balzac), puis le cinéma (Sacha Guitry)… Mécréant cynique, cupide, prêt à toutes les allégeances et à toutes les traîtrises, ou modèle indépassable du grand diplomate ? Au-delà de sa morale personnelle, « son leg le plus important réside plutôt », aux yeux de son biographe, « dans sa façon d’envisager les relations internationales, comme un art reposant sur la connaissance de l’autre, la compréhension des processus politiques, économiques et sociaux à l’œuvre dans les pays étrangers ; mais aussi comme un travail [à la] recherche de la solution la plus appropriée via une négociation toujours menée la tête froide ».
D’aucuns, dans les sphères du pouvoir par les temps qui courent, seraient avisés d’en prendre de la graine, qui sait…
A lire : Talleyrand. La puissance de l’équilibre, par Charles-Eloi Vial. Perrin/ Bibliothèque Nationale de France, 2025. 256 pages
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !