Accueil Culture 1977, bain de sang au Brésil: le phénomène Filho

1977, bain de sang au Brésil: le phénomène Filho

“L’Agent secret”, un film de Kleber Mendonça Filho, demain au cinéma


1977, bain de sang au Brésil: le phénomène Filho
Wagner Moura © Ad Vitam Distribution

Chaque film de Kleber Mendonça Filho est un émerveillement. Depuis Les bruits de Recife (2012), film urbain sur les gates communities dévorant l’espace habité par la classe moyenne brésilienne, jusqu’à Bacurau ( 2018), où un village du Nordeste a mystérieusement disparu des cartes numériques, en passant par Aquarius (2016), où une critique musicale à la retraite affronte un promoteur qui, en vue d’une lucrative opération immobilière, entend la chasser de son appartement, et jusqu’à son documentaire Portraits fantômes (2023) – que votre serviteur confesse n’avoir pas vu, celui-là – , le cinéaste originaire du Pernambouco élabore des fictions qui articulent un ancrage solide dans la réalité sociologique brésilienne à une remarquable virtuosité scénaristique.

Intrigue arachnéenne

C’est vrai plus que jamais de L’Agent secret, son dernier long métrage (pas loin de 3h !), doublement couronné à Cannes cette année, et par un Prix de la mise en scène, et par un Prix d’interprétation masculine attribué à fort juste titre à l’excellent Wagner Moura (cf. en 2012 le s-f Elysium, de Neill Blomkamb, avec Matt Damon et Judie Foster – qu’on peut toujours visionner sur Netflix – ; ou bien, en 2015,   Narcos, encore Netflix, série qui en 2015 le voyait camper Pablo Escobar, sans oublier Civil War, d’Alex Garland, l’an passé… et lui encore sous les traits d’un policier, en 2007 et 2010 dans Tropa de elite 1 et 2, double pépite signée José Padilha).

Autant dire que le dernier Kleber Mendonça Filho nous arrive sur les écrans précédé d’une rumeur – d’une aura favorable. Arachnéenne, mémorielle, volcanique, l’intrigue nous ramène au temps de la dictature brésilienne (1964-1985), plus précisément en 1977. En fuite, semble-t-il en raison de ses positions politiques, en tous cas poursuivi comme on le verra par des tueurs à gage qui ne rigolent pas, un universitaire quadragénaire (dans le rôle, Wagner Moura, justement), Armando, ou Marcelo – sur son prénom il laissera planer le doute – au volant d’une de ces « Coccinelles » vintage importées de RFA en grand nombre, regagne Recife, sa ville natale, alors en plein carnaval, pour y retrouver les siens.  Entre autres son fils, un garçon élevé par ses beaux-parents (lui, Alexandre, est projectionniste) depuis la mort prématurée de sa femme, et qui ne rêve que de voir Les dents de la mer au cinéma…  

Fausses pistes

Non loin du bitume, lors d’un arrêt en rase campagne pour faire le plein d’essence, Armando/ Marcelo avait avisé un essaim de mouches et une meute de chiens errants s’attardant autour d’un cadavre qui pourrissait là, recouvert d’un carton… Suspicieux, deux policiers véhiculés l’avaient laissé reprendre son chemin, non sans empocher leur dîme au passage : voilà pour l’entrée en matière. Plus loin, à la morgue, il y aura cette jambe en décomposition, prise dans la mâchoire d’un requin. Plus tard encore dans le film, on verra même cette jambe s’animer d’une vie propre pour agresser la noria des sodomites qui s’empalent joyeusement dans la moiteur nocturne d’un jardin public : scène surréaliste ! Accueilli chez une pittoresque aïeule plus ou moins anarchiste, le héros en cavale tentera, entre deux bains de sang, de s’en sortir vivant. Ce n’est pas gagné.   

L’Agent secret se ramifie ainsi de façon tout à la fois captivante, arachnéenne, énigmatique, sous la forme de trois chapitres, – 1, Le cauchemar du petit garçon ; 2, L’institut d’identification ; 3, Transfusion de sang –  lesquels embrassent tour à tour plusieurs époques dans une coulée narrative labyrinthique, la trame multipliant allègrement les fausses pistes, sous les espèces d’un thriller onirique tendu d’un bout à l’autre, par le miracle d’une dextérité scénaristique sans pareil, où passé et présent viennent, in fine, se nouer à travers les enregistrements sur cassettes dans lesquels une jeune chercheuse archiviste, bien des années après ces événements tragi-comiques, reconstitue l’écheveau de ces temps troublés. Mais également, cerise sur le gâteau, à travers l’enfant de Marcelo, dans un dénouement qui nous le montre adulte, devenu médecin d’hôpital… sous les traits du même Wagner Moura, cette fois glabre, rajeuni, la tignasse rasée de près.  

Du grand art : la crudité d’un réalisme noir se conjugue aux effluves de la réminiscence, à la parfaite maîtrise de l’ellipse et à un sens aigu du second degré. Ainsi par exemple de la courte séquence (rétrospectivement testamentaire, puisque l’acteur en question est mort le mois dernier) où l’on voit éructer – dans un allemand à couper au couteau ! –  le légendaire Udo Kier (1944-1925) à la prunelle lacustre, dans une courte séquence parfaitement gratuite dans l’économie du récit, – impayable !  


L’Agent secret. Film de Kleber Mendonça Filho. Avec Wagner Moura, Maria Fernanda Cândido, Udo Kier…  Brésil, 2025, couleur.

Durée : 2h36

En salles le 17 décembre 2025




Article précédent Un loup pour l’homme
Article suivant Madame Mamdani, une grande artiste on vous dit!

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération