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Munich, Yalta et Sun Tzu

L'Europe face au piège millénaire russe


Munich, Yalta et Sun Tzu
Vladimir Poutine et Donald Trump assistent à une conférence de presse conjointe après leur rencontre en Alaska, aux États-Unis, le 15 août 2025 © Sergey Bulkin/SPUTNIK/SIPA

Bourreau de la malheureuse Ukraine, la Russie est depuis des siècles un ogre redouté avec lequel l’Occident doit composer.


Faudra-t-il aller en guerre contre la Russie ou signer un accord de paix avec l’intraitable Vladimir Poutine ? Les deux perspectives effraient l’Europe et divisent l’opinion publique en France. Malgré mille ans d’existence, la Russie demeure pour l’Occident un mystère, et ce paradoxe ne risque pas de disparaître demain.

« On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, / On ne peut pas la mesurer, / Elle a un caractère particulier, / On ne peut que croire en elle ! ». L’auteur de ces lignes, le diplomate et poète russe du XIXᵉ siècle Fiodor Tiouttchev, a vécu une grande partie de sa vie en Europe, parlait couramment le français et l’allemand, et fut marié à deux reprises à des Allemandes. Il fallait quelqu’un comme lui (Russe, mais doté du recul nécessaire) pour résumer sa patrie dans une strophe qui décrit si bien ce pays qui ne laisse personne indifférent.
La Russie : soit on croit en elle, soit elle nous effraie et alors on la hait. Son territoire, le plus vaste au monde, est démesuré et insaisissable. Son peuple est attachant, généreux, entier, mais aussi sauvage, dominateur, capable de tous les excès et tout d’abord vis-à-vis de lui-même. Son histoire, faite de tsars despotiques, de la révolution bolchevique, des purges staliniennes et du Goulag, en est la preuve flagrante. Depuis des siècles, l’obsession principale de ses dirigeants, qu’ils soient monarques, secrétaires généraux ou présidents, est de conserver l’intégrité de son immense territoire. Ce besoin vital de garder sous contrôle les steppes, les taïgas, les fleuves et les lacs répartis sur onze fuseaux horaires reflète sans doute la grandeur, mais aussi le jusqu’au-boutisme de ce qu’on appelle « l’âme slave ».

Personne n’a réussi à conquérir la Russie en venant de l’Ouest. Il y a huit siècles, le héros militaire russe Alexandre Nevski déclara, après avoir vaincu l’armée suédoise sur la Neva : « Celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l’épée. Telle est et sera la loi de la terre russe. » Mais la Russie a bel et bien été vaincue par l’Est, par le tout-puissant Gengis Khan, qui y imposa pendant deux siècles le régime passé à l’histoire sous le nom de « joug mongol ». Plus tard, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 se solda par un fiasco pour le tsar Nicolas II, lui faisant perdre une partie de ses territoires asiatiques et créant surtout les conditions de la colère populaire, qui aboutira une dizaine d’années plus tard à la révolution d’Octobre.

Tout au long de l’histoire, l’Occident a entretenu des relations compliquées avec la Russie, la voyant tantôt comme un allié précieux, notamment lors des deux guerres mondiales, mais beaucoup plus souvent comme un rival dangereux, expansionniste, qu’il fallait neutraliser et, encore mieux, affaiblir autant que possible.

Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter, fut probablement l’architecte le plus notable de la doctrine occidentale vis-à-vis de la Russie à l’époque de l’après-guerre. Il sut tendre un piège aux vieux apparatchiks du Kremlin en Afghanistan, en fournissant des armes aux moudjahidines pour chasser le régime pro-soviétique d’un pays qu’aucune puissance internationale n’a jamais pu dominer durablement. La guerre épuisante dans les montagnes afghanes entre 1979 et 1989 contribua largement à l’effondrement de l’URSS quelques années plus tard.

Dans son best-seller Le Grand échiquier, publié dans les années 1990 et considéré comme son testament géopolitique, Brzezinski donne sa recette pour maintenir l’hégémonie de l’Amérique: élargir l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie. Certains passages frappent par leur dimension prémonitoire, bien que peu flatteurs pour les pays européens : « Prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, garder les tributaires dociles et protégés, et empêcher les barbares de se regrouper. »

Le 25 février 2022, soit le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Los Angeles Times publia une tribune du chercheur américain Jeff Rogg intitulée : « La CIA a déjà soutenu les rebelles ukrainiens par le passé, apprenons de ces erreurs. » Dans un texte riche en références historiques, ce spécialiste des questions de sécurité nationale raconte les nombreuses tentatives des services secrets américains et européens d’arracher l’Ukraine à l’influence russe, en s’appuyant sur les mouvements nationalistes ukrainiens, présents même sous le régime soviétique réputé verrouillé. Mais les plans les plus élaborés de l’Occident furent contrecarrés par la vigilance du KGB, animé par une paranoïa déterministe mais aussi par une réelle finesse géopolitique. Parmi les cinq dirigeants soviétiques de la période de l’après-Staline, quatre ont été liés à l’Ukraine : Brejnev, Tchernenko et Gorbatchev étant ukrainiens au moins par l’un de leurs parents et Khrouchtchev ayant grandi dans le Donbass et qui a fait son ascension politique jusqu’au poste de Premier secrétaire du Parti communiste en Ukraine. Seul Youri Andropov, bâtisseur du KGB et l’un des pères spirituels de Vladimir Poutine, dérogeait à la règle.

Donald Trump a été le premier président américain depuis cinquante ans à tenter de rompre avec la doctrine de Brzezinski et de revenir à la « politique de la détente » pratiquée par certains de ses prédécesseurs tels que John Fitzgerald Kennedy, Richard Nixon ou Gerald Ford. Cette approche, plus nuancée face au grand ours russe armé jusqu’aux dents, fut également longtemps la marque des chefs d’État de la Ve République. Charles de Gaulle résuma cette vision par sa célèbre maxime : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! »

Hélas, aujourd’hui, ce sont les États-Unis et la Chine qui façonnent le destin du monde et ses enjeux géopolitiques. La Russie, gigantesque, riche en ressources naturelles et sur-militarisée, demeure un partenaire indispensable pour les deux surpuissances. Aller en guerre contre elle, alors que Pékin et Washington recherchent une alliance stratégique avec Moscou, semble pour les Européens non seulement une mission difficilement réalisable, mais aussi contraire aux préoccupations de leurs propres populations, dont la lecture des conflits géopolitiques ne se résume plus aux récits unidimensionnels des médias mainstream.

La Russie n’a jamais été une démocratie et ne le sera probablement jamais, du moins tant que l’obsession de la défense de ses frontières nécessitera un pouvoir rigide et inflexible face aux aspirations de liberté de ses provinces. L’unique dirigeant de son histoire millénaire ayant véritablement prôné une ouverture de la société russe, à l’intérieur comme à l’extérieur, Mikhaïl Gorbatchev, fut rejeté par son peuple et incompris par l’Occident. L’œuvre de Brzezinski en témoigne sans ambiguïté.

Depuis la rencontre, en août dernier en Alaska, entre le locataire de la Maison-Blanche Donald Trump et le maître du Kremlin Vladimir Poutine, certains médias internationaux évoquent un « nouveau Yalta » (en référence aux accords de 1945 entre Staline, Roosevelt et Churchill), tandis que d’autres alertent sur le risque d’un « nouveau Munich ». L’histoire détient souvent des clés pour comprendre le réel, mais assimiler Poutine à Hitler et la Russie d’aujourd’hui à l’Allemagne du Troisième Reich n’aidera ni à comprendre la genèse ni à entrevoir la sortie du terrible conflit fratricide russo-ukrainien. L’Europe, et surtout la France, forte de ses liens historiques avec la Russie, auraient mieux à faire en cherchant, encore et toujours, à mieux connaître ce pays qui se cache derrière son redoutable président. « Connais l’adversaire et surtout connais-toi toi-même, et tu seras invincible. » Tel était le conseil du général chinois Sun Tzu, qui vécut au VIᵉ siècle avant J.-C. La Chine, elle aussi, n’est pas seulement TikTok et Shein…

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Travaille dans l’industrie des hautes technologies. Il est l'auteur du livre « L'Homo Globalis Numericus » paru aux Editions du Panthéon.

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