Dès son arrivée au pouvoir, François Mitterrand souhaite associer son nom à une réalisation architecturale grandiose. Le projet de la Grande Arche de la Défense est lancé. Dans L’Inconnu de la Grande Arche, en salles ce mercredi, Stéphane Demoustier retrace l’épopée d’un chantier hors norme chahuté par les défis architecturaux et les embrouilles politiques.
La Défense, ce quartier d’affaires parisien, est une vraie forêt urbaine. Rien à voir avec les friches mort-nées que bine la maire Hidalgo. Mais cette forêt de gratte-ciel fermant la perspective magistrale des Champs-Élysées a du souci à se faire : s’il faut en croire la Cour des comptes, en 2025 son modèle économique est frappé d’obsolescence. Bureaux désertés, tours invendables, entretien des infrastructures trop dispendieux…
Idée en tête
François Mitterrand, à peine installé sur le trône de la République, lance en 1982 le projet « Tête Défense ». Le monarque bâtisseur n’a qu’une idée en tête, justement : associer son nom à une œuvre architecturale grandiose, en cette fin de siècle où la France s’apprête à fêter le bicentenaire de la Révolution. Un portique géant qui dame le pion à l’Arc de Triomphe, voilà qui plaît au pharaon de la gauche. Il se rallie à la proposition du jury, lequel s’est porté sur cet étrange projet de cube évidé, signé d’un obscur architecte danois au patronyme imprononçable : Otto von Spreckelsen – entre initiés, on dit « Spreck ». L’édifice doit abriter un « centre international de communications » – l’ectoplasme fera long feu.
L’Inconnu de la Grande Arche fictionne cette saga érectile, porté par un habile scénario, en dépit d’une distribution artistique inégale. Côté gagnant, l’irremplaçable comédien et metteur en scène Michel Fau qui, dans Borgo, précédent long métrage de Stéphane Demoustier, incarnait un commissaire de police. Ce n’est pas sans délectation qu’on retrouve Fau dans la peau d’un François Mitterrand impavide, sphinx indéchiffrable défendant mordicus son architecte face aux contingences. Même suffrage pour Swan Arlaud qui endosse le rôle de Paul Andreu (le créateur du premier aéroport de Roissy), seul architecte qu’on sut apparier à Spreck, non sans heurts, comme maître d’œuvre apte à recadrer l’esthète évanescent, interprété quant à lui par Claes Banc, acteur danois dont les répliques polyglottes servent la véracité du rôle. Seule erreur de casting,l’inénarrable Canadien Xavier Dolan, agaçant cinéaste nombriliste-gay, dans un contre-emploi caricatural, celui du haut fonctionnaire chahuté par des vents contraires, affublé ici du nom grotesque de « Subilon », transposition dépréciative du bien réel Jean-Louis Subileau, urbaniste aujourd’hui âgé de 85 ans, alors maître d’ouvrage incontournable du projet. Autant Mitterrand sous les traits de Fau, ça colle, autant Dolan accoutré d’un costard-cravate, on se pince. Subileau ne méritait pas de se voir singé par un myrmidon cabotin.
Nonobstant cette réserve, L’Inconnu de la Grande Arche est une réussite. Il est vrai que Stéphane Demoustier est à son affaire en matière d’archi : sorti de HEC, le frère de la comédienne Anaïs Demoustier a, des années durant, à la tête de sa société Année Zéro, produit et réalisé nombre de docus de qualité pour le compte de la Cité de l’architecture et du patrimoine.
En notre temps où la parité passe pour la panacée (de fait, la profession d’architecte s’est fortement féminisée en un demi-siècle), l’époque où le BTP était exclusivement affaire d’hommes paraît une incongruité, irréductible à la sensibilité contemporaine. Au point que le cinéaste a cru bon de flanquer son Spreck d’une épouse suractive (sous les traits de l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen) que son mari égotiste, au péril de la paix conjugale, sacrifie à son utopie : dans la réalité, Karen Spreck se tenait bien aux côtés d’Otto – mais muette et glaciale…
Effets spéciaux parfaits
Lauréat surprise d’un concours anonyme où s’affrontent près de 400 candidats, l’architecte multiplie les exigences tatillonnes (blancheur immaculée des façades en marbre de Carrare, par exemple) sans arrêt remises en cause pour des raisons techniques, budgétaires et… politiques, lorsque survient la « cohabitation » avec le gouvernement Chirac. Dans le film, les effets spéciaux simulent à la perfection les états successifs du chantier, tout comme sont restitués avec un réalisme épatant le trafic automobile vintage d’alors et l’ambiance bâtisseuse de la capitale – on y voit même Pei, sur le chantier naissant de sa pyramide au Louvre.
Le projet est progressivement dénaturé et Spreck finit par jeter l’éponge. Le pire est à venir : le marbre est remplacé par du granit, le « nuage » de verre promis à flotter poétiquement dans le vide est écarté, la voile vaporeuse est ravalée à l’aspect d’une bâche, l’édifice s’altère, le toit-terrasse devient un vaisseau fantôme, comme l’ensemble du bâtiment réputé inoccupable. Toutes ces péripéties tragi-comiques sont détaillées en bonne langue dans La Grande Arche, le cruel livre-enquête de Laurence Cossé qui a inspiré le film, et que Gallimard réédite en Folio.
Il y a loin de l’épure au réel. Le génie de Spreck ? « Concevoir une œuvre qui, à peine édifiée, a dissipé la confusion et donné un éclat spectaculaire à la totalité du quartier. On n’a plus conscience aujourd’hui, admet Cossé, du tour de force accompli là. » À l’heure où la tour Triangle vient incongrûment pointer son pic dans le ciel de Paris, la Grande Arche se pare rétrospectivement d’une vertu quasi miraculeuse : avoir préservé la sublime perspective urbaine qui joint le palais du Louvre aux hauteurs de Nanterre, d’un gros bouchon étanche en forme de gratte-ciel.
À voir : L’Inconnu de la Grande Arche, de Stéphane Demoustier, avec Michel Fau, Swan Arlaud, Xavier Dolan, Claes Banc et Sidse Babett Knudsen. Sortie le 5 novembre.
À lire : La Grande Arche, Laurence Cossé, Gallimard (Folio), 2025.





