Pendant la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle proclamait l’indépendance de la Syrie. Même si l’influence française est encore perceptible dans la Syrie d’aujourd’hui, Emmanuel Macron ne doit pas brûler les étapes avec Ahmed al-Charaa, le nouvel homme fort de Damas.
Alors que la Syrie vit aujourd’hui sous le régime d’Abou Mohammed Al-Julani, après la chute des Assad en 2024, la question de sa souveraineté reste posée. Le régime Assad, soumis depuis 1979 à l’influence iranienne, était devenu un relais de Téhéran, dépendance accentuée après 2011. Celui d’Al-Julani s’appuie désormais sur les puissances sunnites, dont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie, déplaçant la tutelle étrangère de l’axe chiite vers l’axe sunnite.
Voyage oublié
Dans ce jeu de dépendances régionales, la France ne peut rester spectatrice. Un siècle plus tôt, elle façonna la Syrie moderne et négocia son indépendance sous Léon Blum, restée sans effet faute de ratification. En 1941, le général de Gaulle proclama cette indépendance à Damas après la victoire des Forces françaises libres sur les troupes vichystes et nazies. Le départ du dernier soldat français en 1946 scella cette transition, consacrant la Syrie comme un État souverain et démocratique, paradoxe face à la réalité actuelle. Ce voyage de De Gaulle, souvent oublié, fut une tentative de conjuguer puissance et liberté sur le Levant.
À la suite de la libération de la Syrie et du Liban, intervenue en juin-juillet 1941 à l’issue de l’offensive des forces franco-britanniques contre les autorités vichystes, soutenues par l’Allemagne nazie, le général de Gaulle se rendit à Damas afin d’y affirmer la légitimité de la France libre. Cette opération fut conduite avec l’appui de contingents issus de l’Empire britannique — notamment indiens, canadiens et australiens — ainsi que de combattants judéo-arabes engagés aux côtés des Alliés.
Winston Churchill déclara : « We must not lose Syria. »
À cette époque, la Syrie et le Liban étaient tombés sous le contrôle des autorités vichystes, alliées objectives de l’Allemagne nazie. La France était occupée, et l’Empire britannique faisait face à de vives difficultés au Proche-Orient. En Iran, le chah Reza Pahlavi manifestait des sympathies à l’égard du régime hitlérien ; en Irak, le coup d’État de Rachid Ali al-Gillani avait renversé la monarchie hachémite pour établir un gouvernement favorable à l’Axe ; et en Égypte, le roi Farouk était soupçonné de maintenir des communications discrètes avec l’Italie fasciste de Mussolini.
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La Palestine mandataire demeura fidèle aux Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, devenant ainsi un point d’appui stratégique pour le lancement des opérations de libération de la Syrie et du Liban. Toutefois, l’élite arabe du Proche-Orient était profondément divisée. Certaines figures influentes, telles que Moustafa el-Nahhas, Badia Masabni ou Taj al-Din al-Hassani, apportèrent un soutien clair aux puissances alliées. D’autres, en revanche, s’alignèrent ouvertement ou de manière plus discrète sur les forces de l’Axe, à l’image de Reza Pahlavi en Iran, du mufti de Jérusalem Amine al-Husseini, ou encore de Rachid Ali al-Gillani en Irak.
Enfin, la Syrie est libérée. Le général de Gaulle y fait son entrée et proclame l’indépendance du pays, mettant ainsi fin à ce que l’on appelait autrefois « la Syrie française » — territoire du mandat, également désigné sous les appellations de Syrie mandataire ou République syrienne sous mandat.
La France entra en Syrie en 1920, à la suite de la bataille de Mayssaloun, qui opposa les troupes du ministre de la Guerre Youssef al-Azma aux forces françaises métropolitaines, sénégalaises et marocaines, placées sous le commandement du général Henri Gouraud. En Syrie, depuis l’entrée de Lawrence d’Arabie à Damas en 1918, le prince Fayçal s’était proclamé roi du royaume arabe de Syrie. Toutefois, le gouvernement français, dirigé par Raymond Poincaré, refusa de reconnaître cette monarchie naissante lors de la Conférence de la paix à Paris.
Le président Raymond Poincaré avait donné des assurances au chef de l’Église maronite, Élias Pierre Hoyek, en faveur de la création d’un Grand Liban. Par la suite, le général Henri Gouraud, nommé premier haut-commissaire de la République française au Levant, procéda à la fondation de l’État du Grand Liban en 1920. Dans une logique de division administrative du territoire syrien sous mandat, il établit également d’autres entités politiques : l’État d’Alep, l’État de Damas, l’État des Druzes et l’État des Alaouites.
La France établit ensuite l’Union syrienne, en regroupant l’État d’Alep, l’État de Damas, l’État des Alaouites et l’État des Druzes sous une entité administrative unifiée. Sobhi Barakat en fut nommé président, et la ville d’Alep fut choisie comme capitale de cette union. Les territoires de la Syrie actuelle correspondent, dans leur grande majorité, à ceux qui composaient l’Union syrienne établie sous mandat français.
Le passage chaotique du général Sarrail
Des tensions ont existé entre les autorités françaises et les populations syriennes et libanaises ; cependant, plusieurs hauts responsables militaires s’efforcèrent d’établir de bonnes relations avec la société civile ainsi qu’avec les autorités religieuses, tant chrétiennes que musulmanes, ce qui permit d’atténuer en partie les conflits. Cette relative accalmie fut toutefois remise en question avec la nomination du général Maurice Sarrail au poste de haut-commissaire de la République française. Ce dernier, connu pour ses positions ultra-laïques et son attachement au jacobinisme républicain, heurta les sensibilités locales et raviva les tensions.
Le général Maurice Sarrail laissa derrière lui un passage chaotique, marqué par de graves tensions et des conséquences tragiques. Abordant les réalités religieuses locales avec le prisme d’un laïcisme rigide hérité du contexte français, il heurta profondément les sensibilités des autorités spirituelles, tant musulmanes que chrétiennes. La révolte éclata d’abord dans le Jebel druze, avant de s’étendre au-delà du sud et d’embraser une partie du territoire syrien. Damas fut durement touchée, subissant des bombardements qui provoquèrent l’émoi au Levant comme en métropole. Les tensions et polémiques parvinrent jusqu’à Paris, où certains responsables politiques allèrent jusqu’à réclamer le retrait immédiat de l’armée française. Le gouvernement du président Gaston Doumergue refusa cependant d’abandonner la Syrie et le Liban au chaos. Il prit néanmoins la décision de limoger le général Sarrail, afin de calmer les esprits et de restaurer une forme de stabilité dans la région.
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La France décida de fonder la République syrienne en collaborant avec plusieurs intellectuels et notables syriens. Des figures politiques et culturelles issues de diverses confessions, telles que Saïd Ghazzi (musulman sunnite), Fares Khoury (chrétien orthodoxe) et Ibrahim Hanano (d’origine kurde), furent chargées de rédiger la première Constitution de la République syrienne. Ce texte remarquable, d’une qualité juridique et démocratique largement supérieure à celles imposées plus tard sous les régimes des Assad et de Jolani, affirmait avec force les principes de souveraineté, de pluralisme et d’indépendance nationale.
Le haut-commissaire français, Henri de Jouvenel, tenta toutefois d’y insérer une clause conférant au poste de haut-commissaire une autorité supra-constitutionnelle. Cette exigence fut catégoriquement rejetée par les représentants syriens. En réaction, et afin de contourner ce refus, Henri de Jouvenel fit adopter la Constitution par décret.
Une influence française encore perceptible aujourd’hui
Léon Blum accède au pouvoir en 1936 et engage les négociations en vue de l’indépendance de la Syrie. Une délégation syrienne se rend à Paris pour entamer un long processus diplomatique qui durera six mois. Un accord est finalement trouvé, mais le gouvernement du Front populaire ne parvient pas à le faire ratifier par le Parlement français. Le texte demeure ainsi lettre morte, relégué aux archives. Ce sera finalement la légitimité révolutionnaire de la France libre et de la Résistance qui permettra au général de Gaulle de proclamer l’indépendance de la Syrie.
De 1941 à 1946, la France demeura présente en Syrie, bien que dans une position affaiblie, ne conservant son influence que grâce au soutien britannique, notamment celui de Winston Churchill. Finalement, elle se résolut à retirer ses troupes et quitta définitivement la Syrie et le Liban en 1946.
Pourtant, l’influence française demeure perceptible jusqu’à aujourd’hui. De nombreux mots français ont été intégrés au dialecte syro-libanais, tels que bougie, toutou, marmiton, avance, en arrière, vase, etc. Par ailleurs, la France a longtemps constitué un refuge pour les intellectuels syriens fuyant les dictatures baasistes et nasséristes. Les diplômés des universités françaises ont figuré parmi les cadres les plus éminents de l’enseignement supérieur syrien. Leur formation, reconnue pour sa rigueur et sa qualité académique, tranchait nettement avec celle de certaines vagues de professeurs formés dans les pays du bloc soviétique, où l’encadrement pédagogique se révélait souvent insuffisant.
Plus de quatre-vingts ans après que le général de Gaulle proclama l’indépendance de la Syrie, la France semble avoir perdu le fil de son rôle au Levant. Héritière d’une influence ancienne, elle pourrait pourtant redevenir une puissance d’équilibre, fidèle à l’esprit des Lumières et à l’idéal d’émancipation qui guida jadis son action. Encore faut-il qu’elle dépasse les ambiguïtés d’une diplomatie hésitante, illustrées par l’accueil précipité d’Emmanuel Macron à Abou Mohammed Al-Julani en mai 2025, suivi d’une rencontre à New York en septembre, peu après son arrivée au pouvoir et les massacres perpétrés sur la côte syrienne.
Une telle hâte tranche avec la prudence de Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand, qui avaient attendu avant de tendre la main à Hafez Al-Assad, notamment après les massacres de Hama. Pour la France, meurtrie par le terrorisme islamiste mais toujours porteuse d’un idéal universel, renouer avec la Syrie ne peut se limiter à un symbole : il s’agit de retrouver le sens d’une politique orientale fidèle à son histoire et à sa vocation.
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