Le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois (93), fuyant un contrôle de police et craignant d’être en retard pour le repas de coupure du ramadan, les jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré pénètrent dans l’enceinte d’un poste électrique et meurent électrocutés. Les médias mettent en cause la police, tandis que les banlieues où se concentre l’immigration s’embrasent. Pendant trois semaines, des émeutes éclatent dans de nombreuses villes. Face à l’ampleur des troubles, le gouvernement déclare l’état d’urgence le 8 novembre. La situation ne commence à se stabiliser qu’à partir du 17 novembre.

Vingt ans ont passé depuis les émeutes de 2005, ces nuits d’incendie qui mirent à nu le divorce entre une partie de la jeunesse des banlieues et la République. À l’époque, beaucoup voulurent y voir une simple explosion de colère sociale. D’autres, plus lucides, y discernèrent le symptôme d’un effondrement plus profond : celui d’un État qui ne sait plus faire respecter la loi, ni transmettre les valeurs sur lesquelles il repose.
Quand la culture de l’excuse va trop loin
Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver. Les bandes d’adolescents se sont transformées en micro-sociétés mafieuses, dominées par les caïds de la drogue et les islamistes d’atmosphère. Les territoires perdus de la République ne sont plus seulement des zones de relégation économique : ce sont désormais des enclaves soumises à des règles parallèles, à des hiérarchies de peur, où la France officielle n’est plus qu’un souvenir. Or, cette lente dislocation n’est pas seulement le produit de l’immigration ou du chômage. Elle est d’abord le résultat d’un renoncement collectif, d’une idéologie institutionnalisée de la démission : celle que l’on peut faire remonter à Mai 68, à la désacralisation de toute autorité et à la naissance de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture de l’excuse.
L’héritage de Mai 68 : la désacralisation de l’autorité et la défaite de l’État
Il faut oser le dire : les institutions de la République portent une part majeure de responsabilité dans le chaos actuel. Depuis un demi-siècle, l’école, la justice, les médias et une partie de la classe politique ont intégré dans leur fonctionnement une méfiance viscérale envers l’autorité, l’ordre et la sanction. Ce n’est pas une dérive accidentelle, mais l’héritage d’un moment fondateur : Mai 68.
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Ce mouvement, qui prétendait libérer l’individu de toutes les tutelles, a progressivement détruit les cadres symboliques sur lesquels reposait la cohésion nationale. L’interdiction d’interdire est devenue la maxime implicite d’une élite convaincue que toute norme est suspecte de répression et que tout interdit doit être relativisé. Là où la République reposait sur la transmission, la responsabilité et le respect des institutions, s’est installée une pédagogie du soupçon, une morale de la victimisation, une culpabilité permanente de la société à l’égard de ceux qui la contestent. Le résultat est sous nos yeux : des générations d’enseignants terrorisées à l’idée de « stigmatiser », des magistrats paralysés par la peur d’« aggraver les inégalités », des élus locaux qui négocient avec les trafiquants au nom de la « paix sociale ».
Cette République désarmée est fille directe du libertarisme moral de 68, passé des barricades aux institutions.
La culture de l’excuse : matrice du désordre contemporain
C’est cette culture, devenue dominante, qui empêche toute réponse ferme à la montée des violences.
Elle consiste à substituer l’analyse sociologique à la responsabilité morale, à transformer chaque acte de délinquance en symptôme d’exclusion, chaque affrontement en malentendu culturel. On excuse, on contextualise, on relativise — mais on ne juge plus. La prison est devenue une honte pour l’État, non pour celui qui y entre. L’ordre public n’est plus un impératif, mais une gêne. La peur de discriminer a remplacé le devoir de sanctionner. Cette logique perverse a ouvert un boulevard aux prédateurs : les trafiquants qui achètent la paix des quartiers, les islamistes qui y installent leur ordre moral, et les activistes qui, dans les universités et les médias, entretiennent la haine du modèle républicain au nom de l’antiracisme ou du décolonialisme. La République, paralysée par sa propre mauvaise conscience, a déserté les lieux où elle aurait dû tenir bon.
Contraste : la rigueur des sociétés d’origine et la démission des institutions françaises
Il est frappant de constater que dans les sociétés dont sont issus ces jeunes — Algérie, Maroc, Sénégal, Turquie —, la délinquance est lourdement stigmatisée.
Une amie algérienne le résumait ainsi : « Chez nous, aller en prison, même pour une broutille, c’est une honte. Le voleur perd son honneur. On le regarde comme un pestiféré. » Dans ces pays, la morale collective joue un rôle que la République a renoncé à assumer. Le respect du père, de la loi, de la communauté reste un garde-fou. Pourquoi, dès lors, tant de jeunes nés en France ou arrivés enfants dans ses écoles finissent-ils par rejeter toute autorité ?
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Parce qu’ils se trouvent dans un vide symbolique : celui d’un pays qui ne sait plus dire le bien et le mal, qui confond la tolérance avec la faiblesse, la compassion avec la capitulation.
Ce n’est pas l’étranger qui corrompt la République, c’est la République elle-même qui, en renonçant à transmettre, laisse l’étranger devenir le maître du terrain.
Les élites complices : de la révolte à la complaisance
Il faut aussi interroger la responsabilité des élites intellectuelles, politiques et judiciaires.
Issues de Mai 68, elles ont conservé la posture du rebelle devenu gestionnaire. Elles continuent de glorifier la transgression tout en condamnant la sanction. Elles préfèrent les bons sentiments à la lucidité. Dans les amphithéâtres comme dans les tribunaux, une même rhétorique s’est imposée : celle de la société coupable et de l’individu victime. Ainsi, les formations politiques les plus radicales – qu’il s’agisse d’une partie de la gauche insoumise, d’associations militantes ou de syndicats enseignants – entretiennent un discours compassionnel qui désarme l’État.
Elles prônent une « pédagogie bienveillante » qui abdique toute autorité. Elles parlent d’« inclusion » là où il faudrait parler d’ordre, de « diversité » là où il faudrait parler de responsabilité. Cette bienveillance est devenue une forme d’aveuglement moral.
Les émeutes de 2005 n’étaient pas une parenthèse, mais un prélude.
Elles annonçaient l’effondrement d’un modèle politique et moral incapable de se défendre. Vingt ans plus tard, les incendies sont plus rares, mais la décomposition est plus profonde : la France s’habitue à son impuissance. Elle compense la perte d’autorité par un excès de morale, la perte de repères par un trop-plein de discours. Il est temps de comprendre que l’on ne reconstruit pas une nation avec des slogans compassionnels, mais avec des institutions fortes, respectées, capables de dire non. Ce sursaut n’aura lieu que si la République ose reconnaître que son principal ennemi n’est pas l’étranger, ni même l’islamisme, mais son propre renoncement.
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