Il n’est pas absolument certain que la nomination de Sébastien Lecornu à Matignon soit le fiasco annoncé, estime notre contributeur.
L’intérêt des guerres est qu’elles ne font aucune place aux prophètes. La guerre est faite de métal, de sang, d’imprévisibilité, et c’est cette dernière qui mène la danse. Comme le disait un stratège français, « la vraie bataille commence quand le plan de bataille s’effondre ». Quiconque dresse des plans trop précis au commencement d’un conflit devra les remiser par-devers lui une fois ses troupes engagées jusqu’au cou, et se fier au noble art de l’improvisation. La guerre en Ukraine en est un exemple éclatant.
Fiasco
En février 2022, la prophétie du FSB était que l’Ukraine n’était pas un vrai pays, que son peuple, dégénéré comme tout ce qui est occidentalisé, rongé par les idées LGBT, allait bien vite brandir un grand drapeau blanc et que Kiev serait prise comme à la parade. Ensuite, la sainte russification au pas de l’oie ferait son œuvre civilisatrice, et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes poutinien. Il n’en fut rien, bien au contraire. La populace ukrainienne s’est révélée d’une pugnacité jamais vue sur le sol européen depuis bien longtemps. Où l’on attendait des woke gavés de vice, l’on a vu des patriotes préférant mourir, plutôt que de revivre la grande famine stalinienne des années 30 (cinq millions de morts, tous innocents). Le Kremlin pensait avaler le territoire ukrainien en une petite poignée de semaines. Il n’a réussi qu’à le grignoter, et à s’y casser beaucoup de dents, en trois très longues années.
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L’Opération Militaire Spéciale est un immense fiasco militaire. Les Russes sont habitués. Ils se sont fait aplatir par Hitler en 1941. Il leur fallut un raz-de-marée de sacrifices humains dans leurs rangs et un tsunami de matériel américain pour renverser la vapeur in extremis. Ils ont été humiliés par les montagnards afghans. Ils se sont enlisés de manière incompréhensible en Tchétchénie, au point qu’il leur a fallu établir un califat à Grozny pour avoir enfin la paix. Et voilà qu’ils se cognent le front, jour après jour, sur la porte fermée de Zelensky. La supposée plus-grande-armée-d-Europe se montre sans grandeur, sans honneur et, surtout, elle ne fait plus tout à fait peur. Elle essaye, pourtant. La semaine dernière, elle nous brandissait sous le nez sa nouvelle arme, le « Tchernobyl volant ». Elle nous fait le coup une fois par mois. On a eu Satan 2, le missile le plus terrifiant jamais vu, on a eu les missiles hypersoniques imparables, on a eu une myriade de petites phrases de Poutine annonçant l’apocalypse nucléaire, et rien ne vient. On s’ennuierait presque. Les chars russes restent désespérément empêchés de prendre l’Ukraine par des Ukrainiens héroïques, des dirigeants européens de moins en moins timides, et des opinions publiques de l’Ouest toujours pas disposées à ramper en sanglotant devant la statue du commandeur Vladimir. L’angoisse continentale qu’il voulait provoquer a fait chou blanc. Le cas français est intéressant.
Guerriers
Nous autres, descendants de l’armée qui s’est fait marcher dessus par la Wehrmacht (avec, notons-le, l’aimable assistance de l’Armée Rouge, son premier et intarissable fournisseur en carburant et en matières premières[1]), nous n’avons pas – ou plus – une réputation de fiers guerriers. On pouvait s’attendre à ce que la déflagration en Ukraine nous inspire un pacifisme tremblant. Il n’en fut rien. À notre propre, grande et excellente surprise, l’opinion publique n’a pas flanché. Depuis l’entrée de l’armada russe en Ukraine, aucun sondage – et il y en a eu beaucoup – n’a indiqué que nos compatriotes étaient terrifiés. Bien sûr, quand on leur demande s’ils veulent la paix, ils répondent « oui » en masse. Cela s’appelle des êtres humains. Toutefois, lorsqu’on les questionne sur la réalité de la menace russe et sur la nécessité d’assister l’Ukraine, la majorité s’est toujours prononcée contre la lâcheté. La toute récente enquête de l’Ifop ne déroge pas à cette règle. Pourtant, elle intervient à un moment critique : des drones russes ont survolé la Pologne, l’Otan se réveille de sa sieste, Macron envoie des chasseurs surveiller l’espace polonais. La fameuse escalade se profile. Ce serait le moment de se mordre un peu les doigts et d’avoir les genoux qui s’entrechoquent. Nenni. L’opinion ne change pas d’opinion : on ne baissera pas les yeux devant Moscou. Pas encore. Voire pas du tout, car rien n’indique que la Russie soit encore en état de terrasser l’Occident et qu’il faille par avance lui livrer les clés de Calais. Que l’on y voie de l’imprudence, de la lucidité ou du courage, les statistiques sont là : la France ne se rend pas.
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Où l’affaire devient encore plus intéressante, c’est que François Bayrou a été remplacé par Sébastien Lecornu. La nomination de ce dernier est généralement perçue comme une preuve supplémentaire que Macron est un centriste fade, flasque et répétitif. Rien n’est moins certain. Car, si Lecornu passe pour un clone de Macron, ce qu’il est peut-être, il a aussi un passé récent, et pas n’importe lequel. Avant Matignon, il a été ministre des Armées. Pendant trois ans et bientôt quatre mois. C’est-à-dire : pendant la guerre en Ukraine, justement. À quelques mois près, sa trajectoire colle à celle du conflit. Il faudrait être bien peu curieux pour y voir un hasard. De plus, ce qui renforce le point précédent, M. Lecornu n’a pas la Place Rouge pour tasse de thé. Et c’est bien normal, car il a été le responsable des affaires politico-militaires d’un président qui, s’il a commencé par appeler Poutine une fois par jour en espérant vainement le séduire – ce qui avait fait de lui un personnage risible aux yeux des Ukrainiens -, il a fini par comprendre comment fonctionne le FSB et comment il convient de lui parler : sans amabilité excessive, en se souvenant à chaque instant que le mensonge est son ADN et l’intimidation sa colonne vertébrale.
À la dure

Macron est allé à l’école de la négociation face à la Russie, sur le tas, à la dure. Lecornu a appris avec lui, et l’accompagnant sur ce chemin abrupt et semé de vipères. Lecornu a retenu la leçon. Il veut doubler le budget des armées d’ici 2030. Il évoque « l’agressivité » de l’armée russe. Il ne se laisse pas marcher sur les pieds par Sergueï Choïgou. Il se montre indiscutablement favorable à l’aide à l’Ukraine. On sait de quel côté de la ligne de front il se situe. Et, à la réflexion, il est envisageable que ce soit la raison de son accès à Matignon. Macron veut un homme avec lequel il ne sera pas nécessaire de palabrer pendant des heures si la situation militaire grimpe d’un coup en température. Avec Lecornu, on peut imaginer que le dialogue ira vite et droit au but. Avec Bayrou, il y avait le risque que l’accent traîne et que l’embonpoint ralentisse.
Et si Lecornu n’était pas un énième négociateur à la table ronde des partenaires sociaux, ni une énième tentative d’endormir simultanément LR et le PS ? Et si la table était, cette fois, celle du wargame ? Macron a joué au chef de guerre du temps du Covid, mais il est confronté à un virus d’une toute autre nature, contre lequel les masques en papier ne suffiront pas. Et si Lecornu n’était pas un nouveau louvoiement entre petites idéologies électorales, mais une façon pragmatique de se préparer au moment où Poutine voudra enfin vraiment nous broyer psychologiquement ? Viatcheslav Molotov, grand diplomate russe et grand assassin soviétique, disait : « Démoraliser l’adversaire est notre devoir, nous ne serions pas communistes si nous ne le faisions pas. » Notre premier devoir à nous, alors, est de ne pas laisser faire, et il existe une toute petite possibilité que Lecornu soit le Premier ministre idoine. En temps de guerre, faute de mieux, il faut laisser sa chance au produit.
[1] Stalin’s War, Sean McMeekin, Penguin
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