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Nous nous sommes tant aimés


Nous nous sommes tant aimés

ecole

Une femme aux allures de SDF mais dont on devine qu’elle fut très belle autrefois entre dans un bureau luxueux. Un vieux beau, élégant, est assis dans un fauteuil club. Il lit un livre d’Alain Minc à moins que ce ne soit de Jacques Attali. Au mur, un portrait de Jaurès est décroché par un employé qui le remplace par un portrait de Tony Blair.

– Bonjour, Socialisme…
– Bonjour, Madame.
– Tu ne me reconnais même plus, c’est bien ce que je pensais…
– Je suis désolé, mais…
– Nous nous sommes tellement aimés autrefois, et depuis tellement longtemps. Vraiment tu ne me reconnais pas ?
– Je ne… Ah si, j’y suis, vous êtes Culture ! C’est vrai que ces derniers temps, j’ai moins fait attention à toi mais Jack Lang est vieux, maintenant, et puis il flirte de manière indécente avec Sarko… Mais, mais tu pleures !
– Je le savais que tu m’avais oublié, que tu ne m’aimais plus… J’ai pourtant été ton grand amour, ton seul amour même, à une époque. Nous étions si heureux. Tu comptais sur moi pour émanciper le peuple, et parfois gagner les élections. Et moi, je te donnais ce que j’avais de meilleur. On a eu ensemble de beaux enfants, on s’est même souvent battu pour une de nos plus jolies filles : Laïcité. Tu l’as aussi oublié, elle ?
– Oh, je t’en prie, pardonne-moi, tu es Ecole. Mais…
– …mais j’ai vieilli, c’est ça ? J’ai une sale gueule…
– Non, tu as l’air peut-être un peu fatiguée mais tu as encore de beaux restes…
– Tu as vu comment tu parles ? Tu crois faire mode, comme tes jeunes loups, ces fils que tu as faits à force de me tromper avec Economie de marché. Entre nous soit dit, méfie-toi du petit Valls. Il en est à renier ton nom, à trouver que ça fait vieux jeu. Economie de marché, la gourgandine, dire que j’ai accepté des plans à trois avec toi et elle en espérant te garder. Les partenariats écoles-entreprises, les établissements scolaires gérés par des chefs d’établissements qui ont suivi des cours de management participatif et confondent leur collège avec une PME. Oui, j’ai accepté ça, pour toi…
– Il le fallait, c’est ça la modernité… Tu ne vas pas écouter Debray et Finkielkraut ? Me ressortir les hussards noirs de Péguy ?
– Et pourquoi pas ? Tu as vu tout ce que tu m’as fait subir depuis vingt ans ? Jospin, Allègre, Meirieu, tous les pédagogistes. Les gifles que j’ai reçues, les humiliations. Il m’a même traitée de mammouth, ton Allègre. Il t’a bien trahi aussi, lui. Bien fait pour toi. Sans compter la Royal qui voulait faire bosser les profs de collège sur le lieu de travail trente-cinq heures en les traitant de feignasses.
– Mais qu’est-ce que tu me veux, à la fin…
– Que tu t’occupes un peu de moi, que tu te souviennes que sans moi tu perds une bonne partie de ce qui faisait ton identité. Tu as vu comment on me traite, sous Sarkozy ? J’ai perdu plus de trente mille postes en deux ans, on voit mes os sous la peau. On veut transformer mes lycées et collèges en bunkers sécurisés où l’on ferait de l’animation et surtout pas de transmission, on bousille la carte scolaire histoire de ghettoïser encore un peu plus nos villes, ce qui est en train d’achever ma vieille copine, Mixité Sociale, qui meurt au service des soins palliatifs de la République.

A ce moment, une jeune fille arrive. C’est Ecologie. Elle est jeune et arrogante, elle est habillée comme une bobo branchée avec des fringues ethniques de luxe. La dominante est verte. Elle n’a pas un œil pour Ecole.

– Alors, Socialisme, tu te dépêches, on sort ce soir. Grouille toi, sinon j’accepte l’invitation de Modem. (Elle désigne Ecole.) C’est qui cette pouffe ?
– Ne t’inquiète pas, Ecologie. Une vieille dame. Elle radote des problèmes sans intérêts. Ce n’est pas comme toi, ma belle, avec tes pistes cyclables, tes énergies renouvelables, ta décroissance.

Ils s’en vont bras dessus bras dessous. L’Ecole reste seule dans le bureau. Elle voit le portrait de Jaurès laissé par terre. Elle pleure.

Octobre 2009 · N°16

Article extrait du Magazine Causeur



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