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Contre le communautarisme, le vote des étrangers


Photo : smudie

Cher Cyril,

Sur le principe, je suis d’accord avec toi : seuls les Français devraient pouvoir voter en France[1. Dans « Le droit de vote aux Français ! Un rejet ? Non, un projet », paru dans Causeur magazine n° 42, décembre 2011, Cyril Bennasar motivait ainsi son hostilité au texte voté par le Sénat: « La République est française et il n’y a pas de haine de l’étranger quand elle choisit de ne s’appuyer que sur des épaules françaises pour choisir ses représentants ». Il y mettait aussi en garde contre le risque à venir d’une emprise communautariste, voire islamiste sur certaines banlieues.]. Mais tu l’auras remarqué, nous ne sommes pas dans un monde idéal. Celui-ci ne nous convient ni à toi ni à moi. Il n’aura échappé à personne que nos raisons d’insatisfaction sont très différentes voire opposées. Et pourtant, j’ai le sentiment que, sur l’essentiel, nous aspirons à la même chose.
Tout d’abord, je n’ai pas trouvé très malin que la nouvelle majorité sénatoriale de gauche fasse du droit de vote des étrangers aux élections locales l’une de ses priorités. Il me semble que la gauche est confrontée à de tout autres urgences, à commencer par la redéfinition de son identité. Elle doit choisir : ou elle se contente de soigner les blessés du capitalisme, ou elle montre qu’elle a la volonté et la capacité d’inventer une autre médecine.
Parce que vois-tu, cher Cyril, si cette affaire de droit de vote des étrangers fait problème, c’est parce que tout le reste fait problème aussi. En période de crise, on se sent fragile, mal dans ses pompes et dans son identité : du coup, à la simple idée que, dans une ville française, la petite enfance − ou l’urbanisme ou les affaires sociales − pourrait être confiée à un élu tunisien, on se dit que le péril islamique est à nos portes.[access capability= »lire_inedits »]

Est-ce parce qu’ils sont plus sages que nous ou parce qu’ils étaient alors bien plus confiants que nous ne le sommes aujourd’hui ? En tout cas, plusieurs pays européens ont adopté depuis belle lurette cette réforme qui soulève tant de passions françaises : les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, sans oublier le Royaume-Uni qui permet carrément à tous les ressortissants du Commonwealth de voter − ce qui, pour le coup, signifie qu’un épicier pakistanais musulman de stricte observance peut, si ça se trouve, faire basculer la majorité municipale de Hackney ou d’Acton ! Je pourrais aussi te parler de la Slovénie, de la Finlande et même de la Belgique dont la guerre civile larvée et la crise politique la plus longue de l’histoire n’ont, que je sache, rien à voir avec ce vote allogène pour les bourgmestres et autres échevins.

Les Pays-Bas ont été pionniers en la matière : depuis 1986, tous les étrangers peuvent voter et être élus lors des élections locales. Tous ceux qui satisfont aux critères − cinq ans de résidence pour les non-Européens, sans délai pour les ressortissants de l’UE − sont convoqués d’office, comme tous les citoyens néerlandais, et sans même avoir à s’inscrire sur des listes électorales ! Et malgré l’inquiétante ascension d’un fondamentalisme musulman qui s’est manifesté par l’assassinat de Theo Van Gogh, la Hollande n’est pas revenue sur cette législation profondément libérale. Ce qui prouve que, quand la société est agressée, elle a toujours le choix. Elle peut se crisper, ce qui est exactement ce que veulent les agresseurs qui pourront justifier l’escalade de la violence par celle de la répression. Mais c’est en refusant de transiger sur ses valeurs fondamentales de liberté et de tolérance qu’elle prouve que ces valeurs sont toujours plus fortes que l’intégrisme.

Venons-en à la France, notre « chère querelle ». Comme toi, sans doute, je me sens profondément l’héritier de la Révolution française. Alors, on ne cesse depuis quelque temps de me rappeler qu’elle a été terroriste, voire génocidaire. Pour autant, je me refuse à oublier qu’elle a affirmé que « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » et, conformément à cette proclamation, accordé la citoyenneté aux juifs. Je n’oublie pas non plus ce que dit l’article 4 de la Constitution montagnarde de 1793 : « Tout étranger qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. » Être républicain, c’est admettre ce paradoxe ou cet oxymore d’une « nation universelle ». En ce sens, la France est un droit de l’homme : cela ne signifie évidemment pas que tout individu concret puisse exiger un passeport, mais que, d’où qu’ils viennent, tous les hommes ont leur chance. Oui, ce pari sur l’universel présente des risques. Mais c’est lui qui fait la grandeur de notre pays.

Or, la question du droit de vote des étrangers constitue un test. Car à travers elle, c’est bien notre capacité à articuler singulier et universel qui est mise à l’épreuve.
Certains craignent, et tu en fais partie, que la participation des résidents étrangers à cet acte fondamental de la vie en collectivité fasse émerger un vote identitaire, voire communautariste − et, disons-le clairement, un vote islamiste. En réalité, c’est en leur refusant ce droit, et donc en séparant les habitants d’un même pays en catégories politiques distinctes qu’on encourage le communautarisme. Je te rappelle que les étrangers − et c’est heureux − bénéficient des mêmes libertés fondamentales et des mêmes droits sociaux que les citoyens français. Ils sont assujettis à l’impôt et contribuent ainsi à la richesse nationale… Mais à partir du moment où ils ne peuvent pas élire leurs représentants, ils sont dans l’incapacité de « constater la nécessité de cette contribution publique » conformément à l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Mêmes droits, mêmes devoirs » : c’est en appliquant ce principe d’égalité entre tous ceux qui résident sur son sol que la République pourra faire fonctionner le contrat social et garantir l’intérêt général.

Par ailleurs, il me semble particulièrement grave que l’on ait créé dans les faits deux catégories d’étrangers : en « première classe », les ressortissants de l’UE ont le droit de voter et de faire flamber les prix de l’immobilier en Dordogne (ce qui est plus gênant que de répandre la coutume des saucisses à la menthe au petit déjeuner…) ; en « deuxième classe » on relègue ceux dont les grands parents et arrière-grands-parents ont versé leur sang pour la France lors des deux dernières guerres mondiales.

Bref, si tu ne veux pas, cher Cyril, que tous les musulmans de France votent pour d’hypothétiques candidats islamiques, le meilleur moyen est de leur accorder ce droit de vote, et vite. J’ajoute que, dans la foulée, on verra peut-être l’ensemble des classes populaires renouer avec le vote. Parce que, vois-tu, si les musulmans étrangers ne votent pas parce qu’ils n’en ont pas le droit, les musulmans français ne votent pas davantage. Et ce qui mine la démocratie, ce n’est pas le vote, c’est l’abstention. Je vais te donner l’exemple de Roubaix, ville que je connais un peu, où les Français d’origine arabe représentent une part importante de la population. Lors des élections municipales de 1995, leur abstention massive a abouti, au deuxième tour, au maintien du candidat FN et à une triangulaire que socialistes et centristes ont gagné de justesse. Après ce grand frisson, les associations se sont mobilisées pour inciter les « jeunes », comme on dit, à s’inscrire sur les listes électorales. Eh bien, si le score du FN a sensiblement baissé, ces nouveaux électeurs n’ont pas voté pour des islamistes, mais banalement pour les écolos, la gauche et même… la droite.

Je te l’accorde : la situation s’est encore dégradée depuis cette époque. Offrir aux étrangers qui vivent en France la possibilité de participer à la vie politique de leurs communes, c’est prendre le risque de permettre à ceux qui rejettent nos valeurs de les retourner contre nous. Mais c’est aussi se donner une chance de renforcer la démocratie. Oui, c’est un pari, un pari républicain. Eh bien moi, je prends le pari. Tope là ?[/access]

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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