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Retraite: quand le mot fait la chose

À la veille d’un mardi de contestation sociale, Jean-Paul Brighelli nous propose un peu de philologie autour de la réforme des retraites…


Retraite: quand le mot fait la chose
Le Premier ministre Elisabeth Borne explique sa réforme à la télévision, 3 février 2023 © Eric Dessons/JDD/SIPA

Il faudrait savoir de quoi nous parlons, au fond, quand nous évoquons la «retraite»: est-ce une nouvelle vie qui commence, ou l’existence qui s’achève ? Un peu de philologie permet de comprendre le non-dit de la notion, explique notre chroniqueur.


« Jubilación », disent nos voisins espagnols : on sent que la retraite ibérique sera une longue fête. Les Anglais, eux, ont deux mots : « retirement » au sens économique du terme, et « retreat » au sens militaire. Le brouhaha de ces dernières semaines, en France, ne viendrait-il pas de l’ambiguïté du mot « retraite », qui évoque à la fois la « pension » à venir et la défaite ? 

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Glissade vers la mort

L’ombre portée de la « retraite de Russie » plane derrière notre vision de la retraite. Alors, vouloir à tout prix la retarder, n’est-ce pas double peine ? À l’humiliation de la défaite sociale — nous étions quelque chose, nous avions des collègues, nous ne sommes plus rien et désormais ils nous ignorent, nous n’appartenons plus à leur monde — vient se greffer l’image du vieux soldat revenant d’une guerre perdue. La retraite, dons l’imaginaire collectif, c’est le désastre dans la steppe russe de l’armée napoléonienne, c’est le vieux chevalier revenant fourbu d’une croisade perdue, comme dans le tableau de Carl Friedrich Lessing, Le Retour du Croisé (1835). Un paladin épuisé, son oriflamme en lambeaux, plus rouillé encore que son armure. À 64 ans et peut-être un peu plus, comme je l’expliquais récemment. Ne rentrant chez lui que pour y mourir.
Comme disait il y a quelques jours Cyril Bennasar : « Une retraite ? Plutôt crever ! »

Le dernier croisé, Carl Friedrich Lessing. D.R.

65 ans en Espagne…

Quand le retraité hispanique s’apprête à faire la fête et considère qu’il a la vie devant soi, le retraité français entame sa glissade vers la mort. Deux pays, deux visions diamétralement opposées. Et pourtant l’Espagnol ne part à la retraite, déjà, qu’à 65 ans. Mais il se promet une longue fête humectée de manzanilla, de xérès et d’amontillado, avec tout le temps, enfin, de déguster des tapas, de faire de longues siestes et de courir aux corridas. De l’autre côté des Pyrénées, le Français se voit promis prochainement à l’oubli de tous et à un EHPAD humiliant où il vivotera entre douche hebdomadaire, nourritures molles sans sel et Alzheimer galopant.

… 67 au Royaume-Uni

L’Anglo-Saxon, pendant ce temps, dont l’âge de départ à la retraite devrait passer à 67 ans à l’horizon 2027, ne convoque aucune image de défaite — puisque « retirement » (qui a quand même un petit côté coitus interruptus, non ?) n’est pas « retreat ». Il envisage sereinement de continuer à travailler dans un petit job ou un autre — ou, s’il en a les moyens, d’explorer en détail ces anciennes provinces anglaises que sont le Bordelais et la Dordogne, et d’aller faire un tour, l’hiver, sur… la Promenade des Anglais. Et il ne comprend rien au débat français sur l’ancrage de la retraite à 64 ans…

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À vrai dire, une habile politique sociale, en plaçant au chômage près de 40% des plus de 55 ans, a largement anticipé la mort sociale redoutée. Nombre de nos concitoyens sont pré-défunts dans cette pré-retraite où comme chantait Brel,  
« Les vieux ne rêvent plus
Leurs livres s’ensommeillent, leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort
Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus
Leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil
Et puis du lit au lit
Et s’ils sortent encore
Bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C’est pour suivre au soleil
L’enterrement d’un plus vieux, l’enterrement d’une plus laide… »

À vous de choisir, camarades. À vous de savoir si pour vous la retraite est l’entrée dans une désolation grise, ou si elle marquera une nouvelle jeunesse, une nouvelle ardeur. Partez, « là-bas où des oiseaux sont ivres », descendez des fleuves impassibles sur des bateaux ivres — mieux que dans les HLM flottants de la Royal Caribbean, défendez dès aujourd’hui vos droits à la jubilation, et ne laissez pas un fifrelin à vos héritiers: au moins ils n’attendront pas impatiemment que vous cassiez votre pipe.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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