Accueil Édition Abonné Décembre 2018 A la Réunion, la racaille s’est déguisée en gilet jaune

A la Réunion, la racaille s’est déguisée en gilet jaune

Les gilets jaunes ordinaires sont dépassés par des casseurs


A la Réunion, la racaille s’est déguisée en gilet jaune
Affrontement entre des pillards infiltrés parmi les gilets jaunes et les CRS au Port, La Réunion, 21 novembre 2018. ©Richard Bouhet

Ultimes avatars d’une culture militante en voie de disparition, les gilets jaunes réunionnais se sont révoltés contre les fortes inégalités de l’île. Mais ces citoyens ordinaires ont été dépassés par la montée d’un lumpenprolétariat qui rançonne, pille et terrorise. Reportage dans une société en déréliction.


Au nombre des dizaines de barrages routiers, grands et petits, qui ont bloqué la circulation dans l’île de la Réunion dès le commencement du mouvement des « gilets jaunes », la barricade de Bel-Air, à l’entrée de la commune de Saint-Louis, a vite été signalée comme l’une des plus « dures » – entendre, celle qui laisse passer le moins d’automobiles et de camions sur cet axe qui dessert le sud de l’île, peuplé de 300 000 habitants. Bel-Air : le lieu bien mal nommé s’étend entre un gigantesque tas d’ordures – que l’on s’accorde à ne point traiter depuis des décennies – et la zone industrielle implantée à la naissance de la plaine du Gol.

Vers l’enfer postmoderne

Cette riche terre sédimentaire, autrefois refuge des oiseaux sauvages et accueillante aux troupeaux de cabris et bœufs « moka » est aujourd’hui couverte de supermarchés, de « géants » du bricolage, du discount, du meuble et de la bagnole, fleurons en néon-plastique et tôle galvanisée de cette architecture postindustrielle dont la mocheté, si intentionnelle qu’elle en est militante, contraste avec la splendeur passée des bâtisses créoles. Celles-ci pourrissent un peu plus loin, à l’ombre de l’église délabrée et immense du centre de Saint-Louis – c’est l’une des plus grandes églises au monde –, de l’autre côté de la quatre-voies saturée, bordée d’immeubles « sociaux » aux murs « végétalisés », où chômeurs et travailleurs pauvres cuisent dans « l’ardeur soleil » et bouffent jour et nuit du gaz d’échappement.

La racaille à l’assaut du ciel

Bel-Air, c’est La Réunion telle qu’elle est : bloquée, pauvre, en tas, enlaidie, étouffée, menaçant ruine et bâtissant ruine, précaire, saturée d’inutile et très affairée à organiser le devenir infernal et postmoderne d’une terre que ses premiers habitants avaient nommée « Eden ». C’est dans ce bourgeonnement de décombres que, dans toute l’île, le mouvement des « gilets jaunes » s’est déployé. Immédiatement, pourtant, les kanyar, terme créole qui désigne la racaille, la canaille, le lumpenprolétariat, ont mené le bal. « Pour dix gilets jaunes, il y a 60 gâteurs venus racketter et foutre le bordel », rapporte un témoin en route pour l’aéroport, forcé de faire demi-tour à l’instar de l’ambulance qui le précédait. Si l’on peut douter du ratio 60/10, on voit surgir dans toute l’île, une série de péages illégaux où, à courte distance des « vrais » gilets jaunes, au milieu de ces derniers, ou de leur propre initiative, des voyous ivres dès le matin rackettent automobilistes et autobus, barrent la route aux secours et aux corbillards et, mœurs nouvelles dans l’île, caillassent les véhicules de pompiers par imitation des « cités » de l’Hexagone. Les témoignages se multiplient, qui pointent l’omniprésence sur les routes de rançonneurs sans foi ni loi qui « bouchent le chemin » et soutirent de l’argent aux parents d’enfants malades en route vers les hôpitaux, de petits kapos et Tontons Macoute qui disent, à la tête du client et parfois sur critère racial, qui passe et qui ne passe pas, de trafiquants auxquels les « business » illégaux paient des 4×4 allemands à 100 000 euros pièces menaçant les automobilistes de leurs « sabres à canne » (machettes). Autre fait nouveau – on n’arrête pas le progrès –, les jeunes filles, aussi ivres que virulentes, sont désormais nombreuses sur les barrages.

Le mouvement des « gilets jaunes » a accouché du réel, mais pas du réel que l’on attendait. Ce qu’il révèle, c’est la virtualité du « citoyen » dont on annonce vainement l’avènement et la montée en puissance d’un lumpenprolétariat, « canaille [que] son genre de vie disposera plus communément à se laisser acheter pour des manœuvres réactionnaires »[tooltips content= »Karl Marx, Manifeste du parti communiste, 1848.« ]1[/tooltips]. Un groupe désormais véritablement structuré, dont l’homogénéisation fait vaciller l’édifice réunionnais construit par de subtils équilibres, de complexes transactions culturelles, religieuses, claniques et ethniques cimentées par la courtoisie, la réserve et la gravité créoles ; édifice que l’on a bêtement glorifié, avec des mots du dehors, de « vivre-ensemble réunionnais » et que l’on a prétendu exporter alors même qu’il n’existait presque plus.

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« Lontan in moune té pauv’ mé li té fé pa pitié » (« Autrefois, un homme était pauvre, mais il était digne »), chante le groupe Ousanousava : plus que dans la pauvreté elle-même, héritée d’une histoire violente qui fait de l’île la terre la plus inégalitaire de la République et a alimenté trois siècles de luttes sociales, l’apparition d’un lumpen urbain réunionnais coïncide avec les transformations du mode de vie et, plus particulièrement, avec le remplacement de l’habitat créole traditionnel, fondé sur la location ou la (jalouse) propriété d’un « carreau » (arpent) de terre régi par les rigoureux principes d’une économie vivrière, par de gris immeubles griffés « produit de banlieue ».

Emblématique de cette greffe urbanistique fut la construction, sous l’égide de Michel Debré, de la cité du Chaudron en périphérie de Saint-Denis de la Réunion. Même(s) cause(s), mêmes effets préfigurant le destin des grands ensembles urbains de l’Hexagone : l’année même de leur livraison (1973) les immeubles du Chaudron ont été le théâtre d’émeutes urbaines. On assista à des « événements » dont le déroulement est aujourd’hui bien rodé des deux côtés de l’hémisphère : descente de « jeunes », incendies, pillages des commerces et des zones industrielles voisines, impuissance des structures d’encadrement social, y compris l’Église catholique et le Parti communiste, alors omniprésents…

D’une cité l’autre

On notera, cum grano salis, que les émeutes répétées qui agitent dès les années 1970 ces populations majoritairement catholiques, ruraux déplacés sans ménagement de villages d’agriculteurs ou de pêcheurs, auraient de quoi faire interroger les interprétations « culturalistes » des violences urbaines, prompts à trouver dans l’immigration (nord)-africaine et dans l’islam l’explication ultime du « problème des banlieues ». On ne niera point non plus que la constitution, dans les années 2000, de quartiers urbains majoritairement peuplés de Mahorais, installés à La Réunion par des « patrons » électoraux pour de basses entreprises de clientélisme politique et laissés pour compte, tant par les pouvoirs publics que par les institutions communautaires traditionnelles, a aggravé la déclinaison réunionnaise du « problème des cités », notamment dans l’est et dans l’ouest de l’île.

C’est sans rapport avec une quelconque question migratoire que des émeutes, cette fois-ci ultraviolentes, agitent le Chaudron à l’orée de la décennie 1990, inaugurant dans ce quartier et dans le chef-lieu une pratique d’explosions sporadiques. Longtemps, les émeutes de pillage sont restées circonscrites au Chaudron ; prise d’une « grande peur » qui eut d’importantes répercussions politiques lors de l’explosion de 1991, la bonne société réunionnaise s’était habituée à considérer les soubresauts du quartier au nom prédestiné comme une sorte d’exception confirmant l’illusion irénique d’une île vouée à la paix et à la concorde. Il a fallu attendre 2012 pour que la plupart des grandes villes de La Réunion, qui désormais accueillent toutes des logements sociaux honnis par ceux qui sont contraints d’y vivre, soient touchées par des émeutes urbaines, à la suite – déjà – d’un mouvement de contestation portant sur les prix des carburants.

Chant du cygne

Rétrospectivement, ces événements, alors bien mal compris et bien mal traités, apparaissent comme le chant du cygne d’une tradition de lutte sociale fermement ancrée à La Réunion depuis le xixe siècle – qui a été à l’origine de la départementalisation (1946), de l’Égalité sociale (1988) et surtout d’une organisation qui permettait aux multiples ethnies réunionnaises de lutter ensemble et donc de vivre ensemble. En 2012, les émeutiers demandaient du travail, dans le sillage des promesses électorales formulées par la gauche : l’île aux 40 % de chômeurs et au 52 % de pauvres avait accordé plus de 70 % de ses suffrages au candidat Hollande… Malgré des pillages accompagnant les mobilisations au Port et à Saint-Denis, les émeutes de 2012 demeuraient des « révoltes logiques », largement menées en dehors des cadres syndicaux, marquées par de violents affrontements avec la police, mais tout de même inspirées par le mot d’ordre « nous veut travail », sans racket ni agressions gratuites. Un caractère social qui n’avait pas ému les magistrats, prompts à distribuer des peines de prison ferme pour une poubelle brûlée et à ridiculiser les « nous n’a point travail » formulés dans l’enceinte des tribunaux.

Camarades caïds

Bien différentes sont les mobilisations de novembre 2018 : celles-ci voient les « gilets jaunes » – braves gens épaulés, à la notable différence de ce qui se passe dans l’Hexagone, par de nombreux syndicalistes, écrasés par le coût de la vie (50 % plus élevé que dans l’Hexagone) et hyperdépendants du prix des carburants –, pris en otage et dominés par la lie de la société. Les retraités, les syndicalistes et ce qui reste de représentants des classes moyennes réunionnaises ont beau dire : ils ne font guère le poids face aux bandes de « jeunes » et de préadolescents ivres et drogués qui parviennent à tenir en échec à la fois les forces de l’ordre et les citoyens mobilisés.

Réalisant sa mission historique, ce lumpen désarme et délégitime les revendications populaires. Condamnée par l’opinion qui s’exprime sur les radios de « libre expression » – une spécificité réunionnaise –, la violence des bandes qui tiennent bon nombre de « barrages » à des fins de rackets et terrorisent la population fait néanmoins l’objet d’une infinie indulgence de la part de ce qui reste du mouvement social, que l’on peine à qualifier d’« organisé ». La canaille – dont les exactions arrivent à point nommé pour justifier un couvre-feu défavorable à la mobilisation contre la vie chère et la répression, le 24 novembre, d’un rassemblement d’inspiration pacifique contre le monopole (abusif) des carburants – est au mieux ignorée, au pire, revendiquée comme « camarade » par le discours vaguement gauchisant qui accompagne le mouvement. Sans doute faut-il voir là l’indécrottable humeur idéologique propre à la gauche postmoderne qui, ironisait Umberto Eco, substitue la figure du déviant à celle du prolétaire, faute d’avoir su faire dévier les prolétaires. Peut-être faut-il voir aussi un brin d’opportunisme dans cette tolérance – après tout, les caïds sont des hommes d’influence qui font voter.

La créolité malheureuse

Mais l’essentiel est sans doute ailleurs et peut être saisi en considérant l’effondrement de la culture organisée – il n’y a pas d’autres mots – au cours des vingt dernières années dans le pays de Leconte de Lisle, de Dierx, de Parny, de Lacaussade, de Vollard, d’Azéma, dans cette île où se sont rencontrées et miraculeusement ajustées les cultures poétiques, chantées, orales ou écrites de l’Inde, de la Chine, de Madagascar, du Mozambique, de la Picardie, de la Bretagne ; dans ce pays où il n’était pas rare que se transmettent, parfois même au sein d’une seule famille, un jeu de mah-jong et un exemplaire jauni en langue tamoule de Shâkuntalâ, le talent pour le banjo, le violon, le tambour, le caïambe ou la trompette, l’art de guérir par les tisanes et de soigner les orchidées, la verve très créole du conteur, la blague, la gamme et, bien entendu, le sens de l’entraide et la profonde conscience sociale des Réunionnais…

Montherlant disait de la France des années 1920 : c’était une bonne nation, il a fallu bien des efforts pour la dégrader. Il n’a fallu, pour avilir La Réunion, que deux ou trois décennies ; mais elles furent pleinement employées, grands moyens à l’appui. Citons pêle-mêle : l’apologie subventionnée du tuning – développement naturel du culte fétichiste et omniprésent de la bagnole, devenu la véritable religion de l’île qui dans d’autres temps inspirait Baudelaire ; l’exaltation, via des radios subventionnées et des « événements culturels » payés par le contribuable, de la racaillerie, de l’alcoolisme et de la drogue façon rap game français, lui-même calqué sur les éructations au vocodeur des porte-parole du lumpen américain ; le culte païen de l’argent, brutalement revendiqué, qui domine des secteurs aussi divers que la création culturelle et la compétition politique ; l’ignorance cultivée de la culture réunionnaise et notamment, de sa longue tradition poétique, littéraire et théâtrale ; la médiocrité et la vulgarité imposées, sous prétexte de « faire peuple », à une société qui valorisait autrefois le beau langage, le respect des formes et la politesse ; la délégitimation systématique de l’autorité organisée par l’institution scolaire, malgré les résistances d’un corps enseignant moins acquis au nihilisme pédagogiste que dans l’Hexagone et d’une population qui tente confusément d’échapper à l’anomie, à l’image de cette mère de famille qui avait diffusé sur Facebook la raclée au ceinturon donnée à son fils, réveillant sur le continent le démon rousseauiste de la question éducative…

Au vrai, le surgissement de la racaille, à qui le mouvement des « gilets jaunes » permet, à ses dépens, de montrer sa puissance et son unité de classe, est moins symptomatique d’une submersion de l’île dans la délinquance que de sa chute dans le vide. Les indicateurs de la criminalité réunionnaise, longtemps bien inférieurs à ceux de la France d’Europe, demeurent certes moins préoccupants que ceux qu’affichent un bon nombre de départements hexagonaux et continuent de situer l’île bien en deçà des autres départements ultramarins. Mais la blessure est plus profonde ; elle va jusqu’au cœur, et l’ascendant que prend, dans la société réunionnaise, le voyou nihiliste sur l’homme ordinaire témoigne du malheur, et peut-être de la mort, d’une civilisation et d’une sociabilité raffinées, façonnées par trois siècles d’une histoire inimitable.

Décembre 2018 - Causeur #63

Article extrait du Magazine Causeur




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