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Amy Winehouse, princesse du négatif


Même les îles ne protègent pas des mauvaises nouvelles. On a beau se mettre à l’abri d’internet et se trouver dans une vallée où les portables passent de manière aléatoire, deux sms simultanés, puis trois, quatre, cinq, six nous ont annoncé l’événement : Amy Winehouse venait de mourir, au cœur de l’été, à vingt sept ans, dans son appartement londonien. Ceux qui nous ont prévenus nous connaissent bien. La mort d’Amy Winehouse nous est ce que la chute de Constantinople était à la princesse Bibesco : un deuil personnel.

Trajectoire météorique

Depuis 2006, elle était notre paysage sonore favori et elle revenait en boucle quand nous écrivions ou buvions, ce qui revient souvent au même puisqu’il s’agit dans les deux cas de s’absenter momentanément des assignations constantes et des petites tyrannies sociales.
Amy Winehouse était une princesse juive et prolote de Southgate, fille d’un chauffeur de taxi qui aimait le jazz. Elle nous avait définitivement bouleversés dès que l’on avait entendu Rehab, le morceau phare de son deuxième album, Back To Black. Il faudrait se souvenir des circonstances exactes de la première écoute parce que ce fut, au bout du compte, aussi important que la première fois avec une fille ou la première lecture de Proust. Le même genre de révolution copernicienne du cœur, la même blessure heureuse dont on espère qu’elle ne cicatrisera jamais.
Il est vrai que nous ne sommes pas une référence en matière de musique. On a toujours eu l’impression que tout s’était arrêté avec la mort d’Otis Redding en 1967. Depuis, on a énormément de mal à supporter le rap des pauvres et la techno des riches sans compter les chanteurs trentenaires revenant tous les cinq ans avec des filets de voix et des textes identiques pour pleurnicher sur des problèmes personnels qui ne se posent que dans les quartiers parisiens où Europe-Ecologie-Les-Verts fait des pointes à 25 %.
Amy, elle, par sa gouaille glamour, brutale et évidente, profondément sexuelle dans une époque qui n’aime plus ça, renouait avec la tradition des girls groups des années 1960, avec le groove du son de la Tamla-Motown. Elle le faisait jusque dans son look hyperbolique, sa choucroute démesurée, ses jupes à jupons et ses pantalons corsaires qu’aurait pu porter Brigitte Bardot dans Le Mépris ou Et dieu créa la femme, deux titres qui iraient bien, d’ailleurs, pour sous-titrer une biographie de notre grande brûlée à la trajectoire météorique.

Diva rimbaldienne

Mais la limiter à un simple revival sixties serait une belle erreur. Si vous voulez des clones de cette époque-là, allez voir du côté des autres filles qui ont tenté de prendre le relais quand Amy Winehouse s’est retrouvée dévastée par les substances : les Pipettes sont une caricature pure est simple quant à Duffy, la jolie galloise blonde, il y a pour le coup quelque chose d’aseptisé et de muséal, même dans ses meilleurs morceaux, qui est bien loin du soleil noir gorgé d’antimatière vous absorbant comme un vaisseau spatial en perdition dès qu’Amy commence à chanter. Ce soleil noir qui s’appelle, entre autre, la soul.
C’est qu’Amy Winehouse n’était pas seulement une chanteuse, c’était une diva rimbaldienne qui va laisser derrière elle une œuvre aussi mince qu’essentielle après avoir pratiqué un dérèglement méthodique de tous les sens. On aurait dû se douter, dès Rehab, de la suite des opérations, c’est-à-dire des concerts annulés (le dernier en date il y a quelques semaines à Belgrade), des amours tumultueuses, des addictions destructrices et des gardes à vue sur fond de harcèlement méthodique des paparazzi qui l’ont photographiée comme on bombarde un pays rebelle au nouvel ordre mondial : en utilisant des tapis de bombes pour détruire des infrastructures déjà tellement fragiles. Oui, il suffisait d’écouter les paroles de Rehab pour comprendre : « They tried to make me go to rehab and I said : no, no, no » (Ils ont essayé de m’envoyer en cure mais j’ai dit : « non, non, non »).

Amy Winehouse allait être la chanteuse de la défonce et du beau travail du négatif. On aurait pu penser, avec Hegel, que ce dernier point était plutôt du ressort des philosophes. Mais les philosophes ne nient plus rien aujourd’hui, ils sont au contraire là pour relayer un message d’acceptation généralisée de ce qui est. Ce n’est pas non, c’est oui, tout le temps. Oui au marché, oui à l’Europe, à l’Euro, à la rigueur, aux diktats des agences de notation.

En France, de toute façon, plus personne ne dit non à personne depuis De Gaulle. Il faut se souvenir que la grande année du punk, et il y avait de l’icône punk chez Amy Winehouse, fut la même que celle de l’émergence médiatique des nouveaux philosophes. C’était en 1977. A Apostrophes les nouveaux philosophes condamnaient toute remise en question de la société au nom du risque totalitaire. Quand la philosophie démissionne à ce point là, il ne faut pas s’étonner que ce soit Johnny Rotten ou The Clash qui fassent office de grands négateurs et proclament que c’est No Future et Anarchy in the UK. C’est aussi cet héritage là, cette croix trop lourde qu’a portée Amy Winehouse, esquintée en plus par cette fragilité inquiète propre aux enfants nés après deux chocs pétroliers. Cette même fragilité qui la faisait reprendre a capella et titubante, son verre de vodka orange à la main, à la fin d’un concert au Zénith en décembre 2007, Will you still love me tomorrow un vieux standard des Shirelles qu’elle revisitait avec une force qui vous mettait les larmes aux yeux, dans une salle pourtant trop grande pour une chanteuse de club comme elle.

Parce que, selon le mot de Georges Bataille, Amy, avec son nom prédestiné, (littéralement Winehouse, c’est le caviste), c’était « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Avec son corps amaigri par l’anorexie, ravagé par la cocaïne, l’héroïne, le crack, la kétamine et bien sûr l’alcool, elle racontait l’ambiguïté d’un parcours proprement dionysiaque, c’est à dire profondément double, qui crée en se détruisant dans la provocation constante.
Et, comme dans les cérémonies antiques consacrées au dieu deux fois né, ce qu’Amy Winehouse a rencontré au fond de la coupe sacrée vidée de son vin, ce sont deux yeux grands ouverts peints tout au fond, deux yeux dont le buveur ne sait plus si ce sont les siens ou ceux de la divinité qui le regarde.

Amy Winehouse est morte, un mythe est né et nous avons brûlé une sainte.



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