Menace russe. Après le discours du Chef d’état-major des armées Mandon devant les maires de France, on a vu un pays qui préférait s’indigner que se préparer
Le mot « enfant » empêche de penser. Mais en l’accolant au mot « guerre », le chef d’état-major des armées a déclenché une belle chorale de paniquards, pleurnichards et capitulards[1]. Au cœur d’un discours charpenté sur la menace russe et la nécessité de « dissuader Vladimir Poutine d’aller plus loin » (plus loin que l’Ukraine), donc de nous réarmer, le général Fabien Mandon a évoqué les jeunes gens appelés à se battre pour la France : « Ils tiendront dans leur mission s’ils sentent que le pays tient avec eux. Si notre pays flanche, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, de souffrir économiquement, alors on est en risque. » Le braillomètre a chauffé à hauteur de la transgression. « On ne veut pas mourir pour Kiev ! », « Nos enfants ne sont pas de la chair à canon ! », « Du fric pour les retraites, pas pour les mitraillettes ! » (celle-là, je l’invente).
Si ça se trouve, je n’ai pas de cœur parce que je n’ai pas d’enfant. Je jure que je veux du bien à ceux des autres – faut quand même qu’ils la payent, ma fichue retraite. En tout cas, cette infirmité sentimentale m’a permis d’entendre les véritables propos du général Mandon. Calmez-vous, il ne parle pas de vos gosses ni de ceux de Madame Michu, mais de militaires professionnels qui acceptent par contrat une mission pouvant les mener jusqu’au « sacrifice ultime » et pourraient donc, selon Mandon, être amenés à intervenir aux frontières de l’OTAN (à laquelle sauf erreur nous appartenons toujours et qu’il est question d’européaniser). Notez que les 57 morts pour la France en OPEX au Mali et ailleurs n’étaient pas les enfants de personne. Aucun de leur père n’a déclaré face caméra que son fils n’aurait jamais dû mourir dans une guerre lointaine – et perdue depuis.
Juste avant de lâcher le fatal « enfant », le CEMA s’était demandé si nous avions « la force d’âme de nous faire mal pour protéger ce que l’on est ». Il a eu sa réponse. Évidemment qu’on est prêts, si on admet que ce qu’on est se définit par ce qu’on a. Pour défendre le modèle social que le monde nous envie et dont on répète qu’il est notre ADN, alors oui, on est prêts à souffrir, et surtout à faire souffrir le voisin, le commerçant du coin ou le policier en service. Au pays de l’État-Roi, chacun est encouragé à se demander obsessionnellement ce que son pays doit faire pour lui. L’État, c’est moi, sauf pour payer : là, c’est les autres.
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Qu’on ne veuille pas mourir pour Kiev parce que nos intérêts nationaux n’y sont pas engagés, c’est légitime même s’il n’y a pas de quoi être particulièrement fier. Ça tombe bien, le général Mandon n’en demande pas tant. Il n’a fait que développer le vieil adage : si tu veux la paix prépare la guerre. Pas de quoi détaler en criant maman ! La France a perdu plusieurs guerres, pas parce que ses soldats manquaient de bravoure, mais parce qu’elle n’était pas prête. Ça fait réfléchir. Ça devrait.
On peut évidemment, comme d’excellents esprits de ma connaissance, tels que Pierre Lellouche ou Vincent Hervouët, s’émouvoir qu’un militaire soit autorisé à présenter une stratégie politique. On peut contester son appréciation de la menace russe, trouver qu’on n’y répondra pas en affolant les populations et en montrant des muscles qu’on n’a pas (et qu’on n’est pas prêt d’avoir si on hurle à la mort à chaque fois qu’on propose de couper une dépense sociale). On peut estimer qu’on a encouragé l’Ukraine à mener une guerre qui lui a coûté des dizaines de milliers de vies humaines et, à nous, des dizaines de milliards, pour qu’elle finisse par la perdre (encore que Poutine n’a pas réussi à installer à Kiev un pouvoir à sa botte). Peut-être que s’ils avaient connu l’issue, les Ukrainiens auraient tout de même choisi de mener une guerre perdue plutôt que de léguer à leurs enfants l’histoire d’un peuple qui s’est rendu sans combattre. Allez savoir.
Il est possible que le général Mandon se trompe sur Poutine. Et peut-être que ce sont ses contradicteurs qui se fourrent le doigt dans l’œil. Alors que l’Oncle Sam finira par nous laisser nous débrouiller, on s’attendait à ce que tous les patriotes s’accordent sur la nécessité de faire des sacrifices pour notre défense. Au risque de me répéter, on ne déclenche pas les guerres en s’armant, mais en se désarmant. Surtout quand toutes les puissances se remilitarisent. D’innombrables experts et souverainistes professionnels ont pourtant expliqué à la chaîne que le général Mandon disait n’importe quoi, ou pire encore, comme l’impayable et inoxydable Ségolène Royal, qu’il était en service commandé pour permettre au président de déclencher une guerre contre la Russie et rester à l’Élysée. Ils auraient pu jurer qu’ils étaient prêts à se sacrifier pour la France quand elle serait menacée par des ennemis plus crédibles à leurs yeux que Poutine. Derrière ce festival de protestations dont il ressort que nos intérêts nationaux s’arrêtent aux frontières de l’Hexagone et aux sacro-saintes « préoccupations quotidiennes des Français », on entend que rien ne vaut qu’on sacrifie sa vie et son pouvoir d’achat. On ne sait si le spectacle de patriotes invoquant les mânes du gaullisme pour justifier leur renoncement à la force est comique ou désespérant. Les générations gâtées que nous sommes n’ont connu que la paix sur leur sol, si bien que nous pensons qu’elle est la norme et surtout qu’elle est un dû. « La guerre est toujours la plus mauvaise des solutions », affirmait Chirac. Traduction en bon français : même la soumission est préférable.
Il est possible que j’exagère parce que je rentre d’Israël, où la majorité des citoyens, en dépit de leurs différences radicales, acceptent que leurs enfants meurent pour le pays. N’empêche, quand on n’a aucune raison de mourir, c’est peut-être qu’on n’a pas beaucoup de raisons de vivre.
[1] Ne vous énervez pas, je ne mets pas dans ce vilain sac tous ceux qui ont critiqué le discours.




