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Au bonheur des drames

Gabriel Boksztejn publie « Les terres mortes » (Unicité, 2025)


Au bonheur des drames
Image d'illustration Unsplash.

Dans son roman, Gabriel Boksztejn dessine un tableau noir et précis de la France contemporaine.


Pierre-André est fier de sa réussite professionnelle : il dirige un supermarché à Saint-Lô, en Normandie. Il a de l’argent, une maîtresse et un frère, Bernard, un perdant assez peu magnifique. Il est aussi menacé par son sous-directeur, Marc-Antoine, un salaud pas du tout lumineux. Pour aider son frère, Pierre-André embauche Émilie, la femme de Bernard.

L’effet papillon du coupon de réduction

On regarde s’agiter ces créatures en cherchant l’élément qui va déclencher la tragédie. On croit d’abord que Saint-Lô, et ce magasin qui s’appelle Martin, vont devenir, comme la caissière Émilie, les héros du roman – ce n’est pas directement le cas et le récit se dérobe en partie. Le drame, le dé du destin, viendra d’un bon de réduction, aussi dérisoire que sera dramatique son effet sur la vie de tous ces personnages – auxquels il faut ajouter, habilement liés les uns aux autres, Hichem, chef de rayon, qui a recueilli Jamil, son neveu homo chassé par sa mère (pour qui une liaison entre hommes est « un mariage génétiquement modifié ») ; Louis, normalien et idéologue, et Adrien, son frère cadet.

C’est par des additions de contraires que le roman progresse et tient le lecteur en haleine. La plus réussie des oppositions est peut-être celle entre Jamil et Farid, qui sont parmi les personnages les plus attachants du livre ; et l’opposition la plus flagrante est celle entre Adrien et Louis. Le premier, jeune écrivain putatif et torturé, est écrasé par le second, son frère aîné, « Louis le Magnifique ». Ce brillant normalien est surtout un cynique à qui le fameux « bon de réduction » permettra de se lancer en politique – puisque le récit, surtout dans sa dernière partie, brosse le portrait d’un militant porté par « l’arrivisme de la vertu » : Louis surjoue le révolutionnaire, dont il a le caractère irréductible et machiavélique : « Il n’était guère de ces hommes à brûler un Pôle emploi ou une voiture de police. Il subsistait entre lui et le crime trop d’ambition et plus encore de calculs. »

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Il est significatif que ce soit de son propre camp, de son propre parti, La Nouvelle Action directe, que viendra le coup qui le fera trébucher ; on est toujours condamné par plus pur que soi.

Avec certaines silhouettes – Mathias, figure terrible d’adolescent tourmenté, ou Isabelle, sympathique prostituée occasionnelle –, le portraitiste est à son meilleur ; et, avec certains détails – les applis de rencontre, les emballements médiatiques, « la meute des réseaux sociaux » –, il dessine un tableau précis de la France contemporaine.

Quelques lourdeurs mais des formules originales

Tous les personnages entretiennent des liens qui les isolent plus qu’ils ne les rapprochent. L’auteur a choisi pour cela un dispositif narratif où le destin (peut-être), passant d’une langue académique à un style parlé, du lyrisme à la méditation, apostrophe ses créatures, isolées dans des chapitres autonomes, où chacun est renvoyé à sa solitude. Les lecteurs trouveront peut-être que le lyrisme amoureux alourdit certaines pages, alors que l’auteur est très bon dans la verdeur – une des meilleures façons de parler d’amour. Ils regretteront aussi peut-être, dans un autre genre, l’abus d’infinitifs utilisés comme sujet. Mais on oublie ces détails quand on tombe sur des formules originales et imagées : cette corde, dans un suicide par pendaison, comparée à « une alliance que l’on passe au doigt de la mariée » ; ou ce compte en banque «vidé comme on ach[ève] les blessés sur les champs de bataille».

Une belle noirceur domine l’ensemble, rehaussée par l’ironie du narrateur. L’obsession du suicide, suivi ou non de passages à l’acte, court par exemple tout au long du livre. Si le destin est cruel, l’auteur aime ses personnages, quand tant de romanciers s’aiment d’abord eux-mêmes. Il ne les a pas voulus noirs ni blancs, mais 𝑔𝑟𝑖𝑠𝑒́𝑠, hachurés à la mine de plomb, accusant ou éclaircissant leurs traits, en fonction des obstacles rencontrés – comme la maladie qui humanise Pierre-André. C’est plus généralement un récit qui refuse le « noir et le blanc », lui préférant « le gris écœurant qui ronge le monde », où les Arabes ne votent pas forcément à gauche, où l’amour ne sauve pas toujours les êtres, où les salopards ne sont pas tout d’une pièce : 

« En ce sens, Louis ne se révélait pas même un franc salaud. Un de ces salauds dont la saloperie vous dévisage de face, d’une ignominie que l’on peut défier, à la loyale, et qui, tel le Pyrrhus de Racine, s’abandonne au crime en criminel. Non, Louis recherchait le crime, mais sans l’odeur du crime. Il aspirait à l’hygiène du crime. Il en niait jusqu’à la forme […]. C’est parce qu’il se figurait profondément convaincu de la justesse de sa lutte, qu’il se complaisait sans remords dans l’abaissement de sa politique, cette dégradation se présentant sous mille masques, mille prétextes, mille arrangements et casuistiques, combines retouchées de noblesse, tromperies maquillées de sublime, qu’il vous exposait avec sa condescendance mielleuse de lumineux bourreau. »

296 pages



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Bruno Lafourcade est écrivain

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