En 2020, Marine Turchi de Mediapart s’était tapé l’écoute de 96 heures (!) du « Masque et la Plume » pour faire la recension complète des propos sexistes tenus par les critiques de France inter. Tout le monde avait alors raillé la journaliste. Cette semaine, coup de théâtre: tout juste élu à l’Académie française, le terrible Éric Neuhoff ose qualifier la linguiste de gauche Julie Neveux de «petite instit bornée» dans la matinale de la radio publique. Et le respect ? comme disent les jeunes. C’est que cette dernière s’était précédemment émue de l’élection de M. Neuhoff dans les colonnes de Libération…
Chère Madame Neveux, vous êtes parvenue à me rendre l’Académie française sympathique, alors qu’elle me laissait jusqu’à présent plutôt indifférent. Susciter contre elle la colère de tant de bonnes âmes la rend terriblement séduisante.


Neuhoff dans le pétrin
Vous avez gratifié Monsieur Neuhoff du terme de « boulanger » dans Libération[1], reprenant ses propres mots pour mieux le moquer[2]. Il vous a répondu à la radio en vous qualifiant de « petite instit bornée » [3]. Je regrette assez la violence de l’injure. La méchante estocade vous a permis de vous draper dans une posture de femme blessée. On vous répond un peu vertement, et c’est tout à la fois Simone de Beauvoir et Ferdinand de Saussure que l’on assassine. Mais passons. Après tout, nul ne peut juger de la sensibilité réelle des gens. Celui-là s’offensera d’un bonjour un peu sec quand une autre se portera la main sur le cœur, comme après un coup de revolver, d’être qualifiée d’institutrice bornée. Je vous vois déjà tomber au champ d’honneur de la recherche en linguistique. J’espère que la France s’en remettra…
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Le souci, avec les violons des cœurs outragés, est que l’on en oublierait presque votre propre mépris, Madame Neveux. Cette tribune où vous vous moquez de l’écriture de Monsieur Neuhoff et à laquelle il se contente, ma foi, de répondre. Vous citez quelques phrases de l’écrivain, avant de conclure: « On ne sait qui souffre le plus, du personnage ou du lecteur. » Quelle pertinence dans l’analyse ! Linguiste, mais aussi critique émérite: votre bonne fée vous a donc pourvue de tous les dons. Quoique, à la lecture de vos remarques, si je puis me permettre, on comprend que ce n’est pas tout à fait l’usage de l’accent circonflexe dans les œuvres complètes de Monsieur Neuhoff qui vous chagrine tant. Surtout quand vous affirmez à son sujet, sans mépris aucun, n’est-ce pas: « La teneur en pensée du cinéma flirte avec le néant, aplatie qu’elle est par le sexisme crasse. » Il me semble là, si vous me permettez, que votre sens esthétique apparaisse furieusement politique. De linguiste, vous devenez critique, et de critique vous voilà Saint.e-Just.e !
Mais c’est surtout la conclusion de votre tribune qui ne peut que m’enchanter : « C’est une chose que de faire du français son outil de travail, c’en est une autre que d’en faire un objet d’étude. La première est un art, la seconde une science. Que l’Académie française s’occupe donc de distribuer ses médailles littéraires, mais, par pitié, qu’elle cesse de vouloir réguler la langue et nos usages. »
Le bon usage
Ah ! vous n’allez pas jusqu’à écrire « bande de manants », mais cela s’entend quand même bien fort après le point final ! Et cela serait admirable si votre courroux ne répondait qu’à un souci d’intégrité de votre noble discipline. Hélas, il suffit de se renseigner un peu sur vos propres interventions publiques pour entrevoir que le jour est sans doute finalement un tantinet plus pur que le fond de votre cœur. Quand, par exemple, dans un entretien pour Brut sur le point médian, vous qualifiez Vaugelas de « personnage sexiste », je me demande à quel concept linguistique vous faites précisément référence ? Et c’est là où l’on comprend que de linguiste qui prétend observer des faits de langue, vous aspirez à devenir prescriptrice. Si vous voulez la fin de l’Académie française, c’est simplement parce que vous souhaitez la remplacer. Vous brûlez d’orienter à votre tour le bon usage.
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Sauf que Vaugelas, que vous réduisez à une sorte de masculiniste excité de la chose grammaticale, avait du moins pour modèle Malherbe. Il croyait, avec le cardinal Bembo, qu’il cite dans sa préface, à une perfection idéale du style. On peut certes critiquer ces positions. Elles ne sont pas les miennes et je crois plus volontiers à la variété des grandes œuvres, avec Pic de la Mirandole. Mais c’était du moins une époque où la plupart des écrivains n’avaient pas déserté tout imaginaire linguistique. Leur écriture portait en elle une certaine idée de la langue. Et vous, Madame Neveux, de quel imaginaire vous réclamez-vous exactement pour prétendre influencer la pratique à travers une relecture politiquement orientée de l’histoire littéraire et grammaticale du français ?
Pour conclure, quiconque n’est pas de mauvaise foi comprend sans peine ce que Monsieur Neuhoff entendait par cette expression de « petite instit bornée ». Non le mépris des femmes universitaires en général, mais simplement votre propre mépris de classe. Celui qui vous fait regarder de haut toute personne qui ne détient pas votre savoir. Il vous fait vous adresser à vos interlocuteurs comme à des enfants à qui on doit faire la leçon.
Cette expression souligne aussi parfaitement votre volonté de légiférer la langue, mais sans le dire, cachée derrière votre Science, au nom d’une norme qui répond non à un idéal de beauté linguistique ou littéraire, mais au seul fantasme politique de moraliser la grammaire pour mieux moraliser les mœurs. Pour ma part, je défendrai toujours ceux qui rêvent la langue au nom de l’art, face à ceux qui la manipulent au nom de la politique.
[1] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/eric-neuhoff-un-ecrivain-boulanger-dans-le-petrin-de-lacademie-francaise-20251109_ZB7KNMET5RHMPIQXB2SIWZB244
[2] «La langue française, c’est la farine du boulanger pour les écrivains. C’est à eux de s’en occuper. »
[3] https://www.youtube.com/watch?v=ab5pV-ITrBs
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