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Arnaud Desplechin: secrets d’artistes

« Deux pianos », avec Charlotte Rampling et François Civil, en salles depuis le 15 octobre


Arnaud Desplechin: secrets d’artistes
François Civil et Charlotte Rampling, "Deux pianos" d'Arnaud Desplechin (2025) © Emmanuelle Firman / Why Not Productions

Arnaud Desplechin a, comme tout grand cinéaste, une manière bien à lui de filmer sa propre histoire, avec la distanciation voulue, mais aussi la plus grande sincérité à fleur de peau. Son projet artistique est une passionnante révélation de lui-même. Il reprend avec régularité le même fil narratif, auquel il ne fait subir aucune distorsion majeure. Seuls les personnages changent et apparaissent avec leurs contradictions, et souvent la fatalité de leur existence. C’est que Desplechin ne filme pas d’abord les événements, mais ce qu’ils cachent. Non pas tant le phénomène, pour reprendre le langage de Kant, que le noumène, c’est-à-dire tout ce qui n’apparaît pas à première vue, mais qui est derrière, sous-jacent et que parfois l’art peut rendre visible aux spectateurs attentifs.

Amour de jeunesse et paternité

Quel est le personnage principal du nouveau film de Desplechin, Deux pianos ? Mathias Vogler, pianiste virtuose qui revient du Japon où il s’était volontairement enterré ? Ou Claude, son amour de jeunesse, mariée à Pierre, jadis le meilleur ami de Mathias ? De fait, Deux pianos s’ouvre sur l’image de Claude reflétée dans un miroir, comme pour nous dire que c’est sur elle que le cinéaste veut s’attarder. Sur elle, et sur son fils Simon. Comme toujours, chez Desplechin, l’enfant est celui des autres, même si en réalité le vrai père de Simon se révèle être Mathias. D’où des rapports extrêmement apaisés entre Mathias et Simon, car tous deux sont placés dans une situation idéale pour que leur relation trouve son équilibre. Il y a là une représentation symbolique plutôt intéressante de la paternité, qui ne nie pas la filiation, mais la sublime.

Des personnages « dostoïevskiens »

Deux pianos donne souvent l’impression d’une vie de chaos. La caméra de Desplechin est imprévisible, et toutes les scènes défilent de manière inattendue. Nous sommes loin du classicisme. Aussi bien, le comportement de Mathias échappe à toute logique. C’est un personnage « dostoïevskien » au sens plein du terme. Malgré son talent de pianiste, il erre dans l’existence, sans but. Heureusement, il est flanqué d’un bon génie, Max, son agent, joué par Hippolyte Girardot, qui le sort de toutes les embrouilles dans lesquelles il se fourvoie. Il y a aussi, face à lui, la grande figure impériale, mais déjà sur le déclin, d’Elena, son professeur de piano, jouée superbement par Charlotte Rampling. Elena est une artiste d’une exigence folle, qui ne passe rien à quiconque, pas même à elle-même. Ainsi, elle confie au seul Mathias un secret qui l’obsède : « J’ai un secret, lui dit-elle, je vais arrêter la musique… » Sa mémoire la quitte, elle ne parvient plus à mémoriser les partitions qu’elle joue. Plus grave : « Je perds qui je suis. » Le thème du silence, et de son corollaire, la mort, obsède Desplechin. C’est pourquoi sans doute a-t-il choisi pour cette fois de nous parler du monde de la musique et de ses « virtuoses » déracinés.

Une culture juive essentielle

Comme à son habitude, Desplechin se plaît à multiplier les références au judaïsme et à la culture juive. Cela donne à son propos une belle profondeur. Par exemple, le mari de Claude, Pierre, est juif. Il racontait à sa jeune femme des histoires juives puisées chez Martin Buber, qui la faisaient se tordre de rire. À tel point — moment extraordinaire — que celle-ci, lors de l’enterrement de son mari, va essayer, devant l’assemblée présente, d’en raconter une, mais elle le fait si maladroitement que, dans ces tristes circonstances, sa blague fait un flop retentissant. Du moins, ce détour par l’humour juif pour évoquer l’adultère permet-il à Claude de soulager sa conscience, et peut-être de se réconcilier, au-delà de la mort, avec Pierre.

Un univers désaxé

J’ai eu, au tout début, un peu de mal à entrer dans Deux pianos. Je me demandais comment il fallait comprendre les premières scènes avec Mathias, interprété par le jeune acteur François Civil. Le film, pour moi, a commencé à marcher vraiment à partir du moment où je me suis dit que Mathias n’était pas dans un état psychologique normal, mais que très probablement il luttait contre une « psychose » latente qui, peu à peu, l’envahissait. J’ai pensé alors au Journal d’Hélène Berr, où l’on suit une jeune fille juive, agrégée d’anglais, dans sa vie quotidienne sous l’Occupation allemande, jusqu’au moment où le piège, qu’elle sentait arriver inconsciemment, se referme sur elle. Je dois dire que la manière dont Desplechin arrive à transposer ce climat hypnotique au cinéma, c’est du très grand art.

Nadia Tereszkiewicz © Emmanuelle Firman

La prestation de Nadia Tereszkiewicz dans le rôle de Claude est mémorable. Elle porte le film sur ses épaules, et c’est son interprétation qui, à elle seule, donne son sens à l’histoire. Si tout se termine bien, c’est grâce à elle. Le personnage de Claude rééquilibre parfaitement le propos pessimiste du cinéaste, elle redonne de la joie et de la gaieté à ce qui n’en avait plus. La force de Deux pianos repose sur ce personnage de Claude et son amour de la vie. Le film de Desplechin s’incarne en elle.


Arnaud Desplechin, Deux pianos. Avec Charlotte Rampling, Nadia Tereszkiewicz, François Civil. Drame, 1 h 55. En salle depuis le 15 octobre. 1h 55min




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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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