« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendrars. Causeur peut y dénicher quelques pépites…
Paul Fort publie ses mémoires en 1944 ; il a alors 72 ans, et insiste sur un point : il s’agit d’un livre de souvenirs, non d’un testament. Le récit chronologique débute dans sa ville natale de Reims et se poursuit avec le déménagement de la famille à Paris, en plein Quartier latin, où le père, agent de change, a trouvé un emploi. Le jeune Paul est inscrit au lycée Louis-le-Grand en vue de préparer Saint-Cyr. « Mais voilà, j’étais externe. Le jardin du Luxembourg que je devais, chaque matin, traverser pour me rendre au vieux lycée de la rue Saint-Jacques, me tendait des pièges si féériques, hélas ! que chaque matin j’y trébuchais. » Il y rencontre Pierre Louÿs et André Gide qui traversent le Luco dans l’autre sens pour rejoindre l’École alsacienne et les lycéens parlent littérature et poésie. Adieu Saint-Cyr. Paul Fort rêve d’intégrer une autre école, celle du Symbolisme. Il rencontre sans mal ses grandes figures – la vie alors était simple – Mallarmé, Verlaine, Régnier, Laforgue et bien d’autres. Il a à peine 17 ans, mais se sent l’âme guerrière pour combattre le Naturalisme. Les idées s’échangent le soir au Café Voltaire, place de l’Odéon, qui « bouillonne à la façon d’un cratère ». Le jeune Fort fourbit ses premières armes sur les planches en créant le Théâtre d’Art, en réaction au Théâtre Libre d’André Antoine. Dans ce Paris d’avant 1900, il lui est aisé d’enrôler des acteurs sans gages et de faire brosser ses décors, pour le même prix, par Gauguin, Vuillard, Bonnard ou Sérusier. L’heure est à l’enthousiasme bruyant et à l’humour potache, mais ce vent de légèreté fait découvrir au public resté en place (« c’était Hernani multiplié par dix pour le tapage »), les textes de Hofmannsthal, Poe, Gourmont, Villiers de L’Isle-Adam, Jarry – Fort sauve le manuscrit d’Ubu roi de la poubelle –, jusqu’aux chansons de geste médiévales ! Encouragé par « le triomphe de l’idéalisme sur le réalisme », Paul Fort crée le Théâtre de l’Œuvre, trouve encore le succès, puis se consacre pleinement à la poésie. Il est élu « Prince des poètes » en 1912.
Dans ses mémoires, l’auteur s’adresse directement au lecteur sur un ton badin, les idées se bousculent comme dans une conversation à bâtons rompus, il peut changer de sujet en cours de phrase, y revenir plus loin avant de passer à autre chose. Ainsi suit-on sa « croisade contre les mauvaises critiques et les snobs, snobinets et snobinettes » entre deux réflexions sur le « Navire-Poésie » qui est selon lui bien gréé pour les années à venir.
De tels propos ne présagent pas de la tonalité finale de l’ouvrage : celle d’un patriotisme puissant, charnel, le patriotisme d’un homme né au pied de la cathédrale de Reims et qui a vu la boucherie de 14-18. L’auteur des Ballades françaises raconte alors sa mue en « chroniqueur français » pour narrer Louis XI ou Isabeau de Bavière, Philippe le Bel ou François Ier, avant de conclure par ces « variations sur des pays aimés » : Touraine, Blésois, Vendômois, Bretagne, Normandie, Ardennes et Champagne, où son « cœur français a battu avec le plus d’amour ».
Paul Fort, mort en 1960, est peut-être passé de mode, mais n’a pas été oublié. Cette postérité, il la doit aussi à Georges Brassens qui a immortalisé en chanson La Complainte du petit cheval blanc, « tous derrière et lui devant ».
Mes mémoires : toute la vie d’un poète, 1872-1944, Paul Fort, Flammarion, 1944.


