Mercredi matin, Éric Dupond-Moretti, fidèle à sa rougeoyante manie d’exagérer les défauts de la droite, et visant MM. Retailleau et Darmanin, a parlé de « totalitarisme ». S’il était le seul à jouer avec ce feu, tout irait bien. Hélas, nous en sommes loin.
Bock-Côté, Delsol, bien d’autres encore : il se trouve des voix à droite pour considérer que la France est devenue un pays totalitaire, ou est en passe de l’être. L’accusation est suffisamment grave — puisqu’en politique aucune n’est plus lourde — pour que nous nous y intéressions de très près. La question est donc : notre pays est-il vraiment totalitaire, ou un petit peu, ou pas du tout ? Essayons d’y répondre en laissant de côté opinions instinctives et intérêts partisans.
Commençons par un peu de bon sens et de pragmatisme. Faites un test tout simple. Allez à votre fenêtre, ouvrez-la en grand, penchez-vous au dehors et criez de toutes vos forces : « Macron est un xxxxxxx ! » (remplacez xxxxxxx par le nom d’oiseau de votre choix). Observez alors ce qui se produit. Voyez-vous, dans les heures qui suivent, débarquer chez vous la maréchaussée qui vous emmène en garde à vue en serrant très fort les menottes? Ou bien êtes-vous, trois semaines plus tard, victime d’un contrôle fiscal entraînant la saisie de vos biens ? Vos enfants sont-ils exclus de l’école ? Vous interdit-on l’accès à l’hôpital ? Perdez-vous le droit de vote ? Vous propose-t-on de quitter le pays ? Que nenni. Il ne vous arrive rien. Au pire, si votre voisin de palier est encarté chez Renaissance, il crèvera vos pneus. S’il est culturiste et aviné, il vous giflera peut-être sur le moment. Mais ce sera au nom de sa bêtise et de sa mauvaise humeur, pas sur ordre de la place Beauvau.
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Pour vous éviter tout désagrément, abordons la chose sous un autre angle. Dans un régime totalitaire, la plupart des auteurs de Causeur seraient placés sous haute surveillance et leurs concierges noteraient toutes leurs allées et venues. Certains fuiraient à l’étranger. D’autres décéderaient soudainement dans des circonstances inexpliquées. Peut-être certains se tairaient-ils — et nul ne songerait à le leur reprocher, car la perspective de la torture a eu raison de bien des témérités intellectuelles. Or, rien de tout cela ne se produit. Vous êtes en train de lire Causeur sans VPN et vous n’avez pas les mains moites. On peut donc, à Paris sous Emmanuel Macron, se situer dans l’opposition franche et assumée sans glisser dans sa baignoire ni passer sous un autobus. C’est heureux.
Oxymore
Mais cela ne suffit pas à convaincre les esprits qui dénoncent, le regard sombre et la voix grave, le totalitarisme français contemporain. Car, selon eux, la nature profonde du système totalitaire a évolué depuis le temps de Hannah Arendt, et sa définition a muté. Autrefois, il s’agissait d’un système politique où l’État interdisait toute forme de pensée libre et d’initiative individuelle, imposait une idéologie de parti unique et instaurait la nationalisation et la Terreur. Aujourd’hui, le totalitarisme serait devenu — chez nous, tout du moins — flou, imperceptible, louvoyant, bref : soft.
Le totalitarisme soft serait ainsi le nouveau visage du pire régime de tous les temps. Il remplacerait la coercition pure du communisme et du nazisme par la manipulation mentale et médiatique. Il ne tuerait plus franchement. Il vous placerait sous une perfusion d’anesthésiants qui vous rendent stupide et vous paralysent jusqu’à l’extinction lente de votre âme et l’abolition consentante de votre liberté. Il vous installerait dans une fosse commune beaucoup plus confortable que l’ancienne : équipée du Wi-Fi, on vous y gaverait d’hyperconsommation jusqu’à ce qu’obésité et infarctus s’ensuivent. Dans ce camp sans barbelés, il serait strictement interdit de critiquer l’immigration si le pouvoir en place est de gauche, ou le capitalisme s’il est de droite.
Car, oui, notons-le : dans cette configuration, chaque camp accuse ses ennemis d’incarner le nouveau monstre. Nul n’est à l’abri de ce soupçon ultime, pas même les centristes les plus mous, supposés incarner la version la plus hypocrite — donc la plus perverse — du totalitarisme soft.
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Là où le bât blesse, c’est que les mots ont un sens, et que « totalitarisme soft » est le pire oxymore de la pensée contemporaine. Douceur et totalitarisme sont aussi incompatibles que le jour et la nuit. Il n’y a pas d’Auschwitz homéopathique. Il n’y a pas de goulag rigolo. Il n’y a pas de balle dans la tête indolore. Il n’y a pas de visions supportables de femmes suppliciées par le Hamas le 7-Octobre. Le totalitarisme est, dans son essence même, sauvage, cruel et abject. Et s’il a trouvé tant de sympathisants au cours de l’Histoire, ce n’est jamais en raison d’une beauté propre, mais à cause de l’effroyable bêtise, mêlée de vice et de cruauté, de ses encenseurs.
Lorsque Roland Barthes louait les charmes du Petit livre rouge, il lui aurait suffi d’ouvrir un peu les yeux pour constater avec effroi et honte que le maoïsme fut la plus vaste entreprise d’extermination sous le ciel. S’il ne voulait pas le voir, ce n’était pas parce que le Grand Bond en avant paraissait aimable, mais parce que le sémiologue germanopratin éprouvait une attirance quasi érotique pour le mal. « Ce n’est pas en dépit du bain de sang, mais en raison du bain de sang, qu’ils vont à la révolution », dit Alain Besançon. Le problème psychiatrique est le même aujourd’hui chez les racailles du 93 qui trouvent du charme à la version afghane de la charia, ou chez nos bourgeois des beaux quartiers qui considèrent Poutine comme un émouvant défenseur de la civilisation chrétienne.
Il est extraordinaire que lesdites racailles et lesdits bourgeois dénoncent en chœur, tout en se haïssant réciproquement, le « totalitarisme soft » de la France de 2025. Nous ne devons jamais cesser de nous en étonner. Jusqu’au moment où nous comprenons pourquoi.
Mises en garde
Faisons un sort à l’idée selon laquelle il existerait un demi-totalitarisme, un totalitarisme inachevé ou en voie de formation, dont nous serions victimes. Car, bien sûr, les tenants de cette thèse n’ont pas le ridicule d’affirmer que la France est l’Allemagne nazie de 1941 ou un stalinisme en vitesse de croisière en 1933. Seuls les plus rageurs osent le dire, et personne de sensé ne les écoute.
Les autres se contentent de nous mettre en garde : le totalitarisme serait déjà parmi nous, en puissance et même en acte ; il aurait infiltré nos institutions, pénétré nos médias, aboli notre insolence, et il serait sur le point de rafler tout le reste à la première occasion. Nous vivrions, en quelque sorte, en régime semi-totalitaire, ou pré-totalitaire. Eh bien, cela est un mensonge. Le terme de totalitarisme est clair et distinct : tout doit disparaître. Or, l’économie française n’a pas été entièrement nationalisée, loin de là. La bureaucratie pèse peut-être de plus en plus lourd, mais il est encore largement possible de créer et de s’enrichir à force d’ingéniosité et de travail, sans adhérer à Renaissance. Causeur, CNews, Valeurs actuelles, le Journal du dimanche, Europe 1 existent, et leur public grandit chaque jour. Les opinions les plus risquées, les plus excentriquement anti-macronistes — et aussi les plus laides — pullulent sur les réseaux sociaux sans que la censure songe ou parvienne à les rattraper.
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Jean-François Revel a eu le génie de parler de la « tentation totalitaire ». Il a été un de nos meilleurs lanceurs d’alerte : oui, le monde évolue vers le socialisme, et tout au bout du socialisme, il y a le communisme, et nous serions bien inspirés de tirer sur le frein à main avant de franchir cette frontière, car elle n’autorise aucun retour en arrière. Oui, la France du confinement a étrangement ressemblé, par bien des traits, à la Chine de Xi Jinping, laquelle est bel et bien totalitaire. Oui, les wokes sont des gardes rouges, et l’on sait ce que ces gens font aux innocents lorsqu’ils prennent le pouvoir. Mais ce qui est, est, nous enseigne Aristote, et il est aisé d’en déduire que ce qui n’est pas encore n’est pas encore.
Autrement dit : nous ne vivons pas du tout en régime totalitaire. L’accumulation quantitative chère à Hegel n’a pas provoqué le renversement qualitatif final. La tentation n’a pas atteint le stade de la possession. Cela viendra peut-être. Mais, tant que cela ne sera pas venu, dire que c’est réglé d’avance constitue une insulte à la vérité historique et aux pauvres gens qui croupissent, au moment même où vous lisez ces lignes, dans les geôles nord-coréennes. Eux savent que le totalitarisme n’est pas soft. Et s’ils avaient l’heur de visiter notre pays, il leur suffirait d’une phrase pour vous faire regarder la France comme une démocratie. Imparfaite, lamentable, corrompue, pénible, mais une démocratie.
Alors, pourquoi tant d’entre nous ont-ils cette vilaine tendance à voir du totalitarisme où il n’y en a pas ? Parce que cela fait de nous des dissidents, des résistants, des héros ou des prophètes. Et parce que l’orgueil de ceux qui défendent la liberté n’est pas moindre, ni moins trompeur, que celui de leurs adversaires. Nos rêves de grandeur personnelle nous rendent souvent aussi petits que nos contradicteurs. Mais en nous trompant pour nous trouver beaux, nous servons la cause du faux. Le jour venu, si nous en avons le cran, nous marcherons dans les pas de Soljenitsyne. En attendant, faute de mieux, contentons-nous de faire preuve de sobriété, contrairement à M. Dupond-Moretti.
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