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Trump, Poutine et l’Ukraine: l’Europe doit faire de la « muscu »

JD Vance sermonne l’Europe, Trump joue au "Risk" en Arabie


Trump, Poutine et l’Ukraine: l’Europe doit faire de la « muscu »
Le Vice-président des Etats-Unis d'Amérique J.D. Vance prononce un discours à la "Munich Security Conference" Allemagne, 14 février 2025 © Sven Hoppe/DPA/SIPA

C’était le massacre de la Saint-Valentin! Alors que l’Arabie saoudite semble jouer un rôle clé dans les négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine orchestrées par Donald Trump, le vice-président américain JD Vance a provoqué un électrochoc en dénonçant, le 14 février lors de la Conférence de Munich, l’affaiblissement des valeurs démocratiques sur le Vieux continent et l’incapacité des Européens à assurer leur propre sécurité. Grande analyse.


La semaine dernière, en l’espace de trois jours, Donald Trump a plongé les dirigeants européens dans un état à la fois de perplexité, d’indignation et d’angoisse existentielle. La plupart des leaders de l’Europe – c’est-à-dire de l’UE et du Royaume Uni – sans parler du commentariat des médias traditionnels, se sont mis à courir dans tous les sens comme des poules mouillées en criant que le président Trump avait cédé l’Ukraine à Vladimir Poutine, qu’il avait lâchement abandonné ses alliés du Vieux Continent, et qu’il allait laisser tomber l’OTAN. Certains ont même dressé une comparaison entre Trump et le Premier ministre britannique, Chamberlain, accusé par la postérité d’avoir cédé, de manière pusillanime, à toutes les exigences d’Adolf Hitler en 1938. La conférence sur la sécurité de Munich arrivant en fin de semaine, des références à l’« esprit munichois » se sont multipliées.

Une « surprise » annoncée depuis longtemps

La séquence en question a été initiée le 12 février quand le secrétaire à la Défense de M. Trump, Pete Hegseth, a tenu un discours au siège de l’OTAN à Bruxelles. Il a indiqué sans ambages que, pour arriver à un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie, le pays de Volodymyr Zelensky devrait abandonner l’objectif de retrouver ses frontières d’avant 2014, qu’il ne deviendrait pas membre de l’OTAN et que sa sécurité devrait être garantie par des troupes au sol européennes plutôt qu’américaines. A peine le public de M. Hegseth avait-il commencé à digérer ces paroles, que Donald Trump a annoncé sur son réseau, Truth Social, qu’il venait d’avoir un long appel téléphonique avec Vladimir Poutine. Les deux dirigeants s’étaient mis d’accord pour lancer des négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine. Par la suite, M. Trump a ajouté qu’il avait appelé M. Zelensky aussi. Ce weekend, les Américains ont annoncé que cette semaine, le secrétaire d’État Marco Rubio, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, et l’envoyé spécial de Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, doivent se rendre en Arabie saoudite pour commencer les pourparlers avec les Russes. Il n’est pas encore certain si des représentants de l’Ukraine seront présents. Trump lui-même a parlé de rencontrer Poutine un jour en Arabie saoudite, ce dernier pays ayant visiblement servi d’intermédiaire entre les deux hommes.

Encaissant péniblement le double choc du 12 février, les Européens ont dû subir un troisième le 14, lors d’un autre discours, tenu cette fois par le vice-président américain, J. D. Vance, devant la Conférence de la sécurité de Munich. Ce discours a été vécu comme une véritable agression par ses auditeurs. Évitant de parler de la sécurité au sens conventionnel du terme dans ce milieu, c’est-à-dire des dangers qui menacent l’Europe de l’extérieur, Vance a pointé un danger créé par les Européens eux-mêmes : « Ce qui m’inquiète, c’est la menace venant de l’intérieur. C’est le recul de l’Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales, les valeurs qu’elle partage avec les États-Unis d’Amérique ». Parmi ces valeurs, la liberté d’expression, que les élites européennes seraient déterminées à entraver, et la démocratie, que ces mêmes élites auraient bafouée en encourageant une immigration de masse extra-européenne pour laquelle leurs électeurs n’avaient pas voté. C’est ainsi que Vance, au lieu de présenter quelque programme de mesures pour la sécurité, a sermonné ses auditeurs en les appelant à rentrer dans le droit chemin.

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Si beaucoup d’Européens semblaient sonnés, certains, plus lucides, ont rappelé que Trump avait déjà annoncé ce changement de stratégie avant son élection l’année dernière. Le changement était même discernable lors de son premier mandat à partir de 2017. En fait, il remonte plus loin encore dans le temps. C’est en 2011 que Barack Obama avait annoncé ce qu’on a appelé par la suite son « pivot to Asia » : désormais, les préoccupations stratégiques des Etats-Unis se porteraient beaucoup plus sur ce qui se passait dans l’Indopacifique qu’en Europe. Joe Biden a poursuivi ce mouvement. En contournant la France pour créer l’AUKUS avec l’Australie et le Royaume Uni en 2021, il signalait que les Américains avaient désormais d’autres priorités que la sécurité du Vieux Continent. Certes, le massacre de la Saint-Valentin stratégique que les Européens viennent de subir est brutal, mais il n’a absolument rien d’étonnant.

L’art du deal

Comme c’est souvent le cas avec Donald Trump, ses annonces-surprises servent souvent un autre objectif que celui que leur contenu explicite ne semble indiquer. Celles du 12 février montrent surtout que c’est lui qui gère le calendrier des négociations, quelle que soit la durée de ces dernières et quel que soit leur résultat. Ensuite, selon sa méthode de négociation habituelle, exposée dans son livre The Art of the Deal, publié pour la première fois en 1987, les vraies discussions sont précédées par des déclarations extravagantes, voire contradictoires, calculées pour semer la confusion dans la tête des autres et leur mettre la pression. C’est ainsi que son projet affiché pour transformer Gaza en une nouvelle Riviera sans Gazaouis a stimulé l’Égypte et la Jordanie à formuler leurs propres plans pour la reconstruction de la Bande. Toutes ses déclarations récentes, et celles de ses lieutenants, au sujet de l’Ukraine sont destinées à mettre la pression sur les différents – et nombreux – interlocuteurs qui seront impliqués dans la recherche d’un accord pour l’Ukraine.

D’abord, Vladimir Poutine. Beaucoup de commentateurs accusent Trump d’avoir déjà cédé au dictateur russe tout ce qu’il voulait en Ukraine. En fait, le président américain n’a fait aucune véritable concession pour le moment. Il fait miroiter des possibilités : si Poutine s’engage sérieusement dans le processus de paix, il pourra être récompensé par quelque chose qu’il maquillera en victoire dans les médias russes et il pourra faire un retour complet sur la scène internationale, par exemple comme membre d’un G8. Mais en même temps, Trump a déjà menacé de ruiner l’économie russe, qui tient à un fil en ce moment, en faisant baisser le prix du pétrole. La plupart des poules mouillées en Europe ont manqué l’entretien accordé au Wall Street Journal par Vance le 13 février, où le vice-président rappelle que l’Etats-Unis disposent toujours de leviers économiques et militaires pour contraindre Poutine à faire la paix, parmi lesquels l’envoi de troupes américaines en Ukraine. Les Britanniques ont suggéré que, même si l’Amérique n’envoie pas de troupes au sol, elle pourrait fournir une couverture aérienne aux Européens, ainsi que d’autres formes de soutien stratégique. En somme, Trump envoie des signaux contradictoires aux Russes qui indiquent que tout est toujours possible en termes de coopération ou d’hostilité et qu’il est dans leur intérêt de se montrer accommodants.

En même temps, Trump met la pression sur Zelensky pour l’obliger à faire preuve de réalisme. Il est évident que l’Ukraine ne pourra pas récupérer tout le territoire perdu depuis 2014. D’ailleurs, l’Occident – les Américains de Joe Biden et les Européens – n’ont jamais donné aux Ukrainiens ce qu’il leur faudrait pour battre et repousser complètement et définitivement les forces russes. Trump met la pression aussi pour avoir accès aux terres rares qui font partie des ressources minérales de l’Ukraine et qui constituent un enjeu stratégique dans la rivalité entre les Américains et les Chinois. En même temps, il faudrait longtemps – peut-être 15 ans – avant que ces ressources ne soient exploitables commercialement. Enfin, Vance a parlé avec Zelensky à Munich pour tenter de le rassurer dans une certaine mesure.

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Enfin, Trump met la pression sur les Européens pour les obliger à assumer leurs responsabilités en matière de défense – la leur et celle de l’Ukraine dont ils prétendent vouloir garantir la souveraineté. Car, bien que l’Europe ait payé encore plus que les Etats-Unis pour soutenir l’Ukraine sur les plans militaire et économique, elle ne sera jamais en mesure de garantir la sécurité de sa voisine ou même sa propre sécurité, si elle ne s’équipe pas des forces militaires nécessaires pour se faire respecter par tout agresseur potentiel. Après que la Russie a saisi la Crimée en 2014, l’UE s’est contentée d’une série de sanctions inefficaces. Ceux qui ont de la mémoire se souviendront des efforts de l’Allemagne de Mme Merkel et de la France de M. Hollande pour faire respecter par Poutine les termes de l’accord de Minsk 2, datant de 2015. A Bruxelles, M. Hegseth a parlé d’un accord éventuel entre la Russie et l’Ukraine en disant : « Il ne faut pas que ce soit Minsk 3.0 ». Jusqu’à présent, l’UE a été considérée par les Russes – et sans doute par d’autres adversaires potentiels – comme un tigre de papier. Les Américains savent qu’il faut enfin que ce tigre montre de véritables crocs.

L’électrochoc Trump

C’est exactement ce qu’a compris Emmanuel Macron. Certes, on n’est pas souvent très tendre envers le président français dans les colonnes de Causeur, mais cette fois il faut reconnaître qu’il a compris le message de Trump mieux que quiconque. Dans un entretien avec le Financial Times publié le 14 février, il a souligné que Trump avait apporté « un élément de rupture stratégique » susceptible de galvaniser les Européens et de les convaincre – enfin – d’assumer leurs responsabilités. L’action brutale de Trump est pour Macron « un électrochoc ». Pour lui, « nous avons besoin de chocs asymétriques, nous avons besoin de chocs de l’extérieur. C’est un choc exogène pour les Européens ». Et le mot d’ordre est simple : il faut « se muscler ». En termes pratiques, cela veut dire développer en Europe « un tissu industriel et technique de la défense pleinement intégrée ». Emmanuel Macron, qui essaie depuis longtemps de persuader ses homologues européens de changer de politique de défense, voit donc en Trump le soutien dont il a besoin.

Et tout le monde commence lentement à comprendre. D’abord, qu’il faut augmenter les dépenses en matière de défense. Actuellement, en termes de parité de pouvoir d’achat, la Russie dépense plus que tous les États-membres de l’UE réunis. En 2024, la moyenne dans le bloc était de 1,9% du PIB. La France était à 2,1, le Royaume Uni à 2,3%. Keir Starmer parlait vaguement d’augmenter les dépenses à 2,5% sans donner de calendrier. De retour de Munich, il a indiqué à sa ministre des Finances que le budget de la défense devient une priorité. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, affirme que ses membres devraient viser plus de 3%. Ursula von der Leyen a annoncé que les règles fiscales seront assouplies pour permettre aux États-membres d’augmenter leur budget militaire. Ensuite, il ne faut pas seulement dépenser plus, mais faire des choix stratégiques adaptés. Les Européens doivent développer leurs propres industries d’armements, acheter leurs propres armes et même faire des achats groupés. Et tout cela nécessitera des investissements considérables. Mais quand on sait que l’UE a investi plus de 800 milliards d’euros dans son Plan de relance de 2020, peut-on rechigner quand il s’agit d’investir pour garantir la sécurité et la paix ?

Aujourd’hui, Emmanuel Macron organise une réunion au sommet à Paris avec notamment l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la Pologne, l’Espagne, les Pays-Bas, et le Danemark, ainsi que des représentants de l’Union européenne et de l’OTAN. Ce sera soit le début d’un grand basculement dans la politique européenne, soit un pétard mouillé. Le discours de J. D. Vance, en abandonnant le langage traditionnel des platitudes et des boniments, a indiqué amicalement mais sans ambiguïté, que les Américains ont définitivement perdu patience avec les Européens. Mais si ces derniers se montrent à la hauteur de la situation, l’Oncle Sam ne va pas les abandonner. Car ce ne sera pas Trump qui fera le jeu des dictateurs, mais l’Europe en refusant de « se muscler » ou tardant à le faire. Nous en reste-t-il assez de temps ? 

Certes, ils sont nombreux à dire que c’est comme si nous étions en 1938. Mais on dirait plutôt que nous sommes en 1939.




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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