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N’arrête pas ton char !

Le char reste l’équipement-roi de la guerre


N’arrête pas ton char !
Des réservistes de l’armée russe s’entraînent au maniement de chars T-80 à proximité de la frontière ukrainienne, 14 octobre 2022. © Stanislav Krasilnikov/TASS/Sipa

Les forces russes ont perdu des centaines de chars dans la guerre contre l’Ukraine, lancée il y a un an. Certains observateurs en concluent que cet engin a fait son temps. Ils se trompent. La Bérézina de la cavalerie russe n’est pas due à des défaillances techniques mais à des erreurs humaines (impréparation, mauvaise stratégie). Cet outil demeure essentiel sur un champ de bataille.


Dès son apparition sur le front de la Somme en septembre 1916, le char a pour mission de fournir une puissance de feu mobile et protégée sur le champ de bataille. Plus d’un siècle plus tard, la sainte trinité feu/mouvement/protection n’a pas changé. Les armées ont toujours besoin de manœuvrer leurs troupes face au feu ennemi, tout en les protégeant pendant leur progression et en les dotant d’une puissance de feu pour détruire les cibles ennemies. Le char combine ces trois capacités en un seul appareil. Pourtant, au printemps dernier, tirant des leçons hâtives de l’offensive russe désastreuse sur Kiev et Kharkiv, certains observateurs [1] ont annoncé sa mort.

De fait, les performances des certaines unités de l’armée russe pendant les premières semaines de la guerre ont pu donner cette impression. En réalité, les échecs des divisions blindées russes en février et mars 2022 s’expliquent moins par les défaillances des matériels eux-mêmes que par les erreurs des hommes qui les emploient et les déploient. Ainsi, les succès des missiles antichars légers, notamment le désormais célèbre Javelin utilisé par les Ukrainiens, ne prouve pas plus l’obsolescence du char que les succès des Sagers utilisés par les Égyptiens contre les chars israéliens lors de la guerre du Kippour en 1973.

Les planificateurs russes de l’« opération spéciale » s’attendaient à une faible résistance. Ils ont donc donné la priorité au secret et à la vitesse d’exécution, plutôt qu’à la planification d’une opération combinant forces aériennes et terrestres, pourtant conforme à leur propre doctrine.

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Rob Lee, ancien officier d’infanterie des Marines et chercheur au Foreign Policy Research Institute à Londres, a analysé les informations sur les équipements russes détruits recueillies par un groupe de spécialistes et publiées par le blog Oryx. Selon lui, sur les 994 chars russes recensés, au moins un tiers (340) ont été abandonnés intacts. Au total, au moins 50 % des chars perdus répertoriés par la Russie auraient été abandonnés par leurs équipages.

Ces pertes s’expliquent par une carence de préparation et une mauvaise stratégie qui ont exacerbé les problèmes de logistique, déjà considérables pour ce genre d’opération. Les chars font partie des équipements les plus gourmands en logistique. Pour rester opérationnels, ils ont besoin d’un entretien régulier, de pièces de rechange et de beaucoup de carburant. Aussi la planification logistique est-elle plus importante pour les bataillons et régiments blindés que pour tout autre type d’unité militaire.

De plus, les forces russes se déplaçaient souvent en dehors de la zone couverte par l’artillerie, les moyens de guerre électronique et la défense aérienne, facilitant encore la tâche des défenseurs ukrainiens.

Enfin, les forces russes ont cruellement manqué d’infanterie. Or, il est bien connu depuis un siècle que les chars en ont besoin pour se protéger de l’infanterie adverse et de ses armes antichars. Malgré cela, la Russie a choisi ces dernières années de réduire l’effectif des bataillons de son infanterie motorisée. Il n’est donc guère surprenant que les fantassins ukrainiens aient réussi à cibler les chars russes avec leurs missiles et à diriger sur eux le feu de leur bonne vieille artillerie (de fabrication russe), la véritable « tueuse de chars » de cette bataille. Si on ajoute à cela un manque de drones capables de localiser les équipes antichars, on comprend mieux l’issue de l’offensive russe.

Il faut en outre noter que certaines unités russes ont subi des pertes de chars bien plus importantes que d’autres. Cela peut s’expliquer en partie par la résistance plus forte dans certaines zones, mais aussi par un commandement plus faible. Ce que semble indiquer le fait que certains officiers généraux qui commandaient les unités les moins performantes ont été limogés.

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N’empêche, le char reste toujours l’équipement-roi de la guerre. La preuve, c’est qu’après près d’un an de guerre, il figure tout en haut de la liste de courses de Kiev. Qu’il s’agisse de l’Abrams américain ou – plus encore – du Leopard allemand, voire du Challenger britannique, les Ukrainiens considèrent que se procurer des chars de combat (en anglais MBT, main battle tank) modernes en quantité suffisante est absolument nécessaire pour leur permettre de faire face avec succès à l’armée russe.

Avec les États-Unis, la Pologne et les pays baltes, la France appartient à la première ligne des soutiens à l’Ukraine. Elle s’est déjà engagée début janvier à fournir aux Ukrainiens des chars AMX-10 RC (Roues-Canon), mais à Kiev on lorgne la grosse bête, le Leclerc. Et les communicants du ministère ukrainien de la Défense s’y sont attelés. Résultat : des clips vidéo sollicitant les MBT français dans la grammaire d’une pub pour une petite voiture citadine ou sur fond sonore de Je t’aime… moi non plus, de Gainsbourg et Birkin. Pas sûr que cela fera pencher la décision en leur faveur, mais c’est assez bien vu.

Mais la question du char ne se pose pas uniquement pour les Ukrainiens. Le 20 janvier, le président de la République a annoncé un effort budgétaire en faveur des armées sans précédent depuis soixante ans: 413 milliards d’euros sont alloués à la prochaine loi de programmation militaire (2024-2030), contre 293 milliards pour la précédente. Reste à savoir quelle part de ce montant sera affectée au char et notamment à la suite du Leclerc. Dans cette perspective, il est essentiel de tirer les bonnes leçons de la guerre en Ukraine.

L’offensive russe de février-mars 2022 est surtout la démonstration de ce qu’il ne faut pas faire avec des chars. A contrario, la deuxième guerre du Karabakh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (septembre-novembre 2020) prouve que, bien employé, le char reste indispensable sur le champ de bataille. Alors que la France se penche sur l’avenir de son outil militaire, espérons que les décideurs ont ces exemples en tête. Pour paraphraser un célèbre mot de Mark Twain (dont on avait annoncé le décès), les rumeurs concernant la mort du char sont très exagérées.


[1] « L’invasion bâclée de la Russie a illustré le pouvoir décroissant d’une puissance militaire lourde et coûteuse. » Phillips Payson O’ Brien, professeur d’études stratégiques à l’université de St. Andrews, Écosse, The Atlantic, 26 mai 2022. Elon Musk, tweet du 7 janvier 2023 : « Les chars sont un piège mortel maintenant. Aucun des deux camps n’ayant la supériorité aérienne, il ne reste que l’infanterie et l’artillerie – essentiellement, la Première Guerre mondiale. » David Johnson, « The tank is dead, long live the Javelin, the Switchblade, the… ? » (« Le char est mort, vive le Javelin, le Switchblade, le… ? ») warontherocks.org, 18 avril 2022.

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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