Dans Malaise dans la langue française, dirigé par notre ami Sami Biasoni, 12 intellectuels nous alertent sur les menaces qui pèsent sur notre langue. Parmi eux, l’écrivain Boualem Sansal dont nous publions ici de larges extraits de la contribution.
Des temps fastes…
« Glücklich wie Gott in Frankreich », aimaient à dire les Allemands, avec une pointe de jalousie bien teutonne, c’est-à-dire franche et tenace. Ils n’étaient pas les seuls à envier ces Français qui avaient cette chance inouïe d’être Français vivant en France et qui, comble de l’ingratitude, trouvaient à se plaindre de la princesse, mais peut-être voulaient-ils seulement montrer que le bonheur n’est pas que dans l’abondance et la frivolité, il est aussi dans la critique et la dissidence. Dans le monde, jusqu’en ses terres les plus lointaines, on rêvait en toute occasion de cet Éden laïc et chahuteur où tout finit par des chansons, avec l’idée de le visiter un jour, d’y étudier, de s’y installer pourquoi pas, et d’apprendre en théorie et en pratique la recette des amours légères et des plaisirs fins, sans oublier les mille et une jouissives façons de râler à propos de tout et rien.
En ces temps bénis, tout allait de l’avant, l’économie, la culture, la science, l’expansion coloniale, la démographie, et le social aussi malgré tout. Il n’y avait que la religion qui stagnait mais qui s’en plaignait, personne, pas même ses prélats qui avaient trouvé dans la laïcité une porte de sortie pour aller faire leurs petites affaires sans trop se cacher. Lors des Trente Glorieuses, comme pressée par de nouveaux dieux, la France a réussi d’un seul bond en avant à sortir de ses campagnes bucoliques où il faisait bon somnoler après le fromage et le pousse-café pour investir les villes et s’inventer une modernité à l’américaine, tout en Plexiglas et néon mais avec son inimitable french touch. C’était le bon temps, on mangeait à sa faim, on s’amusait comme des fous, on était fiers de son pays, de son histoire, de soi, de ses enfants et de l’avenir on n’attendait que du bon. On s’accommodait plutôt bien de l’étranger, on ne lui demandait que de s’exprimer dans la langue de Molière, de bien cirer ses godasses et de se montrer reconnaissant.
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Et vint le général de Gaulle, qui sera à la France ce que les pyramides ont été à l’Égypte. Quel panache, en un mot, lâché du haut de ses deux mètres sous képi, il lui redonna ce que la République indélicate lui avait arraché, la majesté royale.
… à l’indifférent suicide
Sept présidents plus tard, que reste-t-il de cela ? Rien, des choses et des trucs inconsistants. La pauvreté et la petitesse vont leur train, étendant leurs tentacules dans le pays et parsemant l’arrière-pays de méchants fibromes. Les gens font peine à voir, ils sont inquiets, nerveux, groggy, personne ne voit par quel maléfice leur France éternelle en est arrivée là. Ils répètent des mots sans suite : euro, Bruxelles, immigration, racisme, l’islam et ses variants salafiste et frériste, terrorisme, insécurité, banlieues en feu, mondialisation qui égalise par le bas, la droite et ses vieux démons, la gauche et ses nouvelles lubies. […]
Les Français ne sont pas les seuls à voir que la France décline et se meurt. Le monde entier s’étonne de voir ce grand pays qui l’a tant fasciné se suicider aussi bêtement. On ne s’étonne que parce qu’on ne sait pas. Moi je m’étonne de les voir s’étonner, comment ne la voient-ils pas, la cause première qui explique tout, elle est là, sous leurs yeux. […] Si la France va mal, elle ne le doit qu’à elle-même, personne ne l’a poussée au suicide, elle a sapé ce qui était le pilier porteur de sa personnalité, de sa culture, de son histoire, qui l’a fait briller dans le monde des siècles durant, que chacun dans ce vaste monde rêvait de pouvoir apprendre un jour pour dire son amour à la vie, à sa femme, à son pays, à lui-même, j’ai nommé le français, cette langue royale qu’on peut tout à fait croire qu’elle a été inventée par les dieux, par Apollon le musagète peut-être qui avait tant de cordes à son arc et savait si bien le bander. Au commencement était le Verbe, tout le reste est contingent, l’avez-vous oublié, hommes de peu de foi ?
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[…] Le pire est venu lorsque les Français, poussés par je ne sais quelle prétention, sont tombés sur la tête et se sont mis à brader leur trésor royal. Il y eut des appels à la mesure, au respect, rien n’y a fait, la folie ne se guérit pas avec des appels à la raison. Les Français, qui déjà ne l’étaient plus trop, se sont persuadés que leur langue était responsable de tout, du chômage, des inégalités, des injustices, du racisme, du machisme, de la misogynie, du sexisme et de l’homophobie ambiants. Ils l’ont charcutée, tordue, édulcorée, bref, dégradée à ce point qu’elle empoisonne la bouche qui la prononce et brûle le regard qui la lit. À force de masturbation mondaine, ils en vinrent à croire qu’en changeant la langue et ses déclinaisons, ils changeraient la société et la guériraient de ses maux. En mettant des points à la queue des mots, et pas seulement au bout de phrases selon la tradition, ils les neutralisent, les émasculent, les excisent, et font de leur discours un délire orwellien qui parle d’un monde faux, construit sur une histoire qui se réécrit selon les lois de l’offre et de la demande, entendre par là les diktats des uns versus les lâchetés des autres. Cachez ce genre que je ne saurais voir, disent-ils.elles. Et voilà le résultat, la langue est morte mais les maux sont toujours là, plus virulents.
Le coup de grâce arrivera avec la génération montante qui aux points épicènes ajoutera des virgules d’importation, des points doubles et tous ces signes très virils qui vocalisent la belle langue arabe, rabaissée au ras du wesh-wesh. Il n’y a pas que le genre dans la vie, d’autres sacrifient à la race, à la religion, aux mangas, ils voudront eux aussi forniquer en toute légalité avec la langue et lui faire des petits déclarés à l’état civil, à la mosquée ou au Web. Ces envies, ces caprices, ces jeux de vilains coûteront cher à la France. Déjà on n’entend plus personne au monde dire « Glücklich wie Gott in Frankreich », ni en allemand ni dans aucune autre langue. Une fois accompli, le crime est indépassable. […]
Sami Biasoni (dir.), Malaise dans la langue française, éditions du Cerf, 258 p., 2022, 20€.
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