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Du grand « Art »

Oubliez les méchancetés qu’il profère contre les journalistes de « L’incorrect » et allez voir François Morel au théâtre…


Du grand « Art »
De gauche à droite, François Morel, Olivier Saladin et Olivier Broche © M. Toussaint

Plus de trente ans après son dévoilement, la pièce de Yasmina Reza fait un triomphe en ce moment au Théâtre Montparnasse (depuis le 27 août) avec un trio d’acteurs convaincants et désenchantés, lui apportant une nouvelle once d’humanité…


« Art » est un œuf. Rond. Plein. Blanc en apparence, zébré d’un jaune amer et d’une grisaille granuleuse. Au dialogue coruscant. À la mécanique pernicieuse qui s’infiltre et qui jubile. Derviche tourneur des planches. Mais surtout, une déclaration d’amour au plaisir du jeu. Peut-être n’avions-nous pas vu, il y a 31 ans, en 1994, ce plaisir méchant et gamin des réparties, ce chahut de cour de récréation ? Nous avions à cette époque sentencieuse disserté sur les vertus de la vérité, sur la ligne de flottaison d’une amitié qui vacille au fil des années, sur les caractères enchâssés, sur l’incommunicabilité entre l’être profond et son entourage le plus proche. Nous étions sérieux et bavards, en ce temps-là. Plus élitistes qu’instinctifs. Nous croyions alors aux idées générales. La distribution étincelante, Pierre Vaneck, Pierre Arditi et Fabrice Luchini, presque trop sophistiquée, à l’efficacité éprouvée, nous avait laissé, en mémoire, une impression de brio. Une guerre des égos. Une cavalcade où chaque acteur pouvait tirer sur la corde de son talent sans se faire prier, ruer dans les strapontins avec rage. Quelle fantasia ! Ces trois-là mettaient le paquet. Ils ne connaissaient pas la demi-mesure et ne ménagèrent pas leur peine. « Art » fut leur meilleure carte de visite en cette fin de siècle.

Nous n’avions vu que le ping-pong verbal presque trop aristocratique pour être vrai, la joute assurément destructrice, moins la misère de l’Homme, moins les silences, moins les fêlures. Nous étions fascinés par leurs accélérations, leur éclat et leur virtuosité, moins par la détresse de leurs personnages. En 2025, le texte de Yasmina Reza est toujours-là. Le même séquençage cabot et diabolique. Le texte n’a pas bougé. Perfide, implacable, gorgé de railleries et de pauses ridicules, on le savoure, on le roule dans nos bouches, on lui reconnaît sa force anticipatrice. Car Yasmine Reza avait tout lu et vu de nos débords contemporains. Elle aura été notre sismographe et notre vulcanologue. « Art » annonçait les chaos mentaux à venir. Les réactions et les illuminations. Dans ces années molles où la mondialisation heureuse devait régler tous nos problèmes, la pièce fracturait nos mensonges. C’est pourquoi elle fut jouée et traduite dans le monde entier. Elle demeure une borne du théâtre français. Constamment mise en scène, elle a accompagné les interrogations du public. Elle fut notre miroir à peine déformé des trente dernières années. Avec « Art », on fait le point avec soi-même, avec sa fatuité et ses illusions perdues. L’annonce d’une nouvelle distribution a rempli le Théâtre Montparnasse dès l’été. Rarement, on a vu un tel attroupement joyeux, rue de la Gaîté, une telle envie de théâtre « populaire », de sortir un samedi soir et d’oublier nos lamentations permanentes. « Art » est un classique comme « Le Corniaud ».

On croit en avoir fait le tour, et la pièce nous cueille par ses strates empilées, son écho intérieur, sa musique brisée. Le tableau n’a pas bougé, il est presque blanc. Serge (Olivier Broche), dermatologue accompli, en est toujours l’heureux propriétaire. Marc (François Morel), l’ingénieur aéronautique au dogmatisme incorrect, n’admet toujours pas cet achat inconsidéré et Yvan (Olivier Saladin), homme lige du textile passé à la papeterie, est l’élément neutre, « fluide », souffre-douleur et donc central de cette algarade amicale. Le public se lève à la fin de bon cœur pour applaudir à tout rompre. Ce soir-là, Bruno Lochet et Philippe Duquesne, les vieux camarades du petit écran, les inséparables de Jérôme Deschamps, n’ont pas raté la prestation de leurs trois copains. Il faut avouer que ces trois-là ont du mordant et du métier. Morel excelle dans la misanthropie, lui qui joue souvent les bonnes pâtes, il a la brutalité du rôle, son absolutisme délirant. Broche est royal en marquis pédant et raisonneur. Tandis que les deux amis s’affrontent, se mesurent, se repoussent, Saladin lunaire, tendre, remporte le morceau par son numéro à la Bourvil. Le vilain petit canard a toujours les faveurs de la majorité. Ces trois-là, vu le succès des premières représentations, vont jouer longtemps. Tant mieux, l’hiver sera plus doux.




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Journaliste et écrivain. Dernières publications : "Tendre est la province", (Équateurs), "Les Bouquinistes" (Héliopoles), et "Monsieur Nostalgie" (Héliopoles).

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