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Violette fatale, sublime partition

"Adriana Lecouvreur", opéra de Francesco Cilea, à l'Opéra Bastille, du 19 janvier au 7 février


Violette fatale, sublime partition
Adriana Lecouvreur 23-24 © Sebastien Mathé - Opéra nationale de Paris

En 2020, la pandémie a eu raison d’Adriana Lecouvreur, dans une production de 2010 signé David McVicar qui avait transité de Londres à Vienne, en passant par Barcelone, avant de triompher à Paris en 2015. Près de 10 ans plus tard, voilà donc enfin reprise, dans une distribution de haute volée, cette mise en scène qui avait marqué les esprits.


Très attendu, ce spectacle ouvre ainsi de façon flamboyante l’année lyrique 2024 à l’Opéra-Bastille.
Mise en scène classique jusqu’à la littéralité, en costumes Louis XV et sur un décor tournant où les coulisses de la Comédie française laissent place au salon de la Princesse de Bouillon, théâtre dans le théâtre, exploité avec brio jusqu’au dénouement où, devant le squelette dénudé de la machinerie scénique, Adriana s’éteint dans un murmure. Au seuil de la représentation, avant le lever de rideau, un buste illuminé de Molière trône en majesté, symbole de l’âge d’or du théâtre classique.

© Sebastien-Mathe OnP

Pour situer la genèse du seul opéra de Francesco Cilea (1866- 1950) passé à la postérité – son œuvre précédente, L’Arlésienne, d’après Daudet, a pratiquement sombré dans l’oubli – , Adriana Lecouvreur est créé en 1902, sur un livret signé Arturo Colautti tiré d’Adrienne Lecouvreur, une pièce de théâtre du fameux duo Eugène Scribe/ Ernest Legouvé écrite plus de 50 ans plus tôt pour Rachel, la comédienne mythique : durable succès du répertoire parisien. On a beaucoup dit que cette adaptation lyrique s’inscrit dans le courant « vériste » transalpin dont les compositeurs Leoncavallo et Mascagni demeurent les représentants attitrés. Reste que la sensibilité du jeune Cilea l’entraîne vers une modernité qui dépasse l’attention portée à la seule couleur locale, sans atteindre toutefois au génie de Puccini, son aîné de huit ans : toujours est-il qu’Adriana Lecouvreur voit le jour entre Tosca (1900) et Madame Butterfly (1904) : on ne saurait rêver coudoiement plus honorable. Au reste le drame lyrique (qui immortalisa le ténor Enrico Caruso dans le rôle de l’amant, Maurizio) connut illico une gloire internationale telle qu’en moins de dix ans Adriana Lecouvreur aura été donné à Lisbonne, Barcelone, Mexico, Varsovie, Genève, Anvers, Odessa, Le Caire, Rio, Santiago, Londres, Saint-Pétersbourg, New-York et j’en passe…

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Bref, voilà ce qu’on appelle une œuvre iconique. Elle peint comme l’on sait la rivalité entre la comédienne Adrienne Lecouvreur, amie de Voltaire triomphante dans Racine et Corneille, et la Princesse de Bouillon jalouse du maréchal Maurice de Saxe (lequel, pour mémoire, vainqueur de la bataille de Fontenoy, a bien existé sous le nom de duc de Courlande et se fit donner le château de Chambord en gage de son allégeance à la monarchie française). Rivalité qui, s’il faut en croire la légende, se solde par un empoisonnement à la fleur de violette…  

Une aveugle adulation semble acquise d’avance à la diva Netrebko, qui reprend le rôle-titre naguère suprêmement incarné, en 2015, par Angela Gheorghiu. Certes virtuose dans l’impeccable projection sonore et les pianissimos chatoyants, elle n’en paraissait pas moins, au soir de la première, livrer un « service minimum » comparée à la performance de la Princesse de Bouillon sous les traits de la mezzo-soprano biélorusse Ekaterina Semenchuk, dont la ligne de chant admirablement soutenue et les graves abyssaux faisaient frémir la salle entière. Leur succèdent, dans ces deux emplois respectifs, pour les représentations de fin janvier à février, la merveilleuse soprano napolitaine Anna Pirozzi et la mezzo-soprano française Clémentine Margaine : surprise!

L’Azerbaïdjanais Yusif Eyvazov (à la ville, époux comme l’on sait de madame Netrebko) campe quant à lui un « conde di Sassonia » d’une belle prestance, jouant à plein la parodie par l’emphase assumée de sa gestuelle : ténor brillant, au souffle impressionnant, n’était ce timbre un peu nasillard qui agace les aigus. Le baryton Ambrogio Maestri chante un Michonnet d’une rondeur élégante et suave, tandis que le beau géant serbe Sava Vemic a la puissance d’une basse de haute tenue. Au pupitre, le chef italien Jader Bignamini fait sonner la partition de façon tout à la fois nette, rutilante et limpide, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra à son meilleur. Les deux ou trois airs sublimes qui figurent les impérissables morceaux de bravoure de la partition y sont magnifiés comme jamais – en particulier celui de la princesse, dans le salon de la Grange Batelière, qui ouvre le deuxième acte : « Âpre volupté, douce torture, lente agonie, rapide outrage, flamme, gel, frémissement, agitation, peur, voilà ce qu’à un cœur amoureux apporte l’attente (…) Ô vagabonde étoile de l’Orient, ne t’éteins pas : souris à l’univers, et s’il est sincère, fais escorte à mon amour ! ». Eréthisme incandescent :  pamoison assurée !   


Adriana Lecouvreur. Drame en quatre actes, de Francesco Cilea (1902). Direction : Jader Bignamini. Mise en scène : David McVicar. Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris. Avec Anna Netrebko (16/25 janvier) et Anna Prirozzi (28 janv./7 février) dans le rôle-titre.
Durée : 3h25
Opéra-Bastille, les 19, 22, 25, 31 janvier, 7 février à 19h30. Les 28 janvier et 4 février à 14h30



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