Accueil Édition Abonné Avril 2021 Éloge du saucisson

Éloge du saucisson

Un champion qui résiste aux mesures sanitaires


Éloge du saucisson
Noellie Andreucci, trois médailles d'or pour ses saucissons corses au Mondial Rabelais. © Noellie Andreucci

Il y a trois mois, Jean Castex expliquait qu’il fallait «contrer l’effet apéro» en instaurant un couvre-feu à 18 h. La guerre victorieuse contre le Covid, ce «virus social», était à ce prix. Un champion bénéficie paradoxalement de cette mesure: le saucisson !


C’est ainsi, qui dit apéro dit…  saucisson ! Et c’est un fait : les bons fabricants de saucisson ne parviennent plus à répondre à la demande, certains d’entre eux doivent même embaucher. En pleine pandémie, l’apéro deviendrait-il une stratégie de survie ? Le sauciflard, joyau de nos campagnes posé sur la planche, entre le couteau, le fromage, le pain et la bouteille de vin, pourrait nous aider à tenir comme Clemenceau sur sa canne dans les tranchées.

Au village de Zevacu, en plein maquis, la jeune Noellie Andreucci fabrique des saucissons d’exception à partir d’authentiques cochons corses. Comme l’hiver était humide, cette année, elle a dû faire du feu de bois pour les sécher, d’où leur agréable petit goût de fumé… © Noellie Andreucci

C’est Rabelais qui aurait fait entrer le mot, d’origine italienne, dans la langue française, en 1546. Comme pour le vin, il existe une civilisation du saucisson dont les origines remontent aux Grecs et aux Romains. Ils savaient l’art de conserver les viandes grâce au sel. Au fil des siècles, cette civilisation s’est développée en Italie, en France, en Espagne et au Portugal, mais aussi en Suisse, en Pologne, en Hongrie et même, plus récemment, en Australie et en Californie.

Le saucisson a une Académie à son nom

Pour faire rayonner et défendre un savoir-faire ancestral, l’Académie du saucisson a été créée en 2017 par René-Louis Thomas, ancien journaliste au Provençal et au Progrès de Lyon. Plus sympathique que l’Académie des Césars, cette association regroupe d’éminents cuisiniers, vignerons, écrivains et scientifiques, bien décidés à sauver un patrimoine de plus en plus menacé par l’industrie agroalimentaire. Avant la pandémie, cette académie s’était illustrée en organisant à Vanosc, en Ardèche, le premier concours de dégustation des meilleurs saucissons du monde : le « Mondial Rabelais ». Le temps d’un week-end, plus de 13 000 personnes, venues de 12 pays différents, s’y étaient retrouvées et plus d’une centaine de saucissons, préalablement sélectionnés, avaient été dégustés à l’aveugle par un jury d’experts.

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Fruit d’une véritable « initiative citoyenne » (expression ô combien galvaudée) le « Mondial Rabelais » est le seul concours à avoir entrepris en amont, et de façon totalement indépendante, un travail d’enquête extrêmement pointu visant à établir la traçabilité des saucissons : race des cochons, alimentation, élevage, abattage, transformation, maturation, utilisation ou pas d’additifs, etc. Les industriels qui ne répondaient pas à ce cahier des charges ont été mis sur la touche illico presto.

Un produit d’exception…

Le parrain de l’Académie du saucisson n’est autre que Régis Marcon, chef trois étoiles. Pour ce fils de paysans auvergnats, dont le restaurant est situé à Saint-Bonnet-le-Froid, entre l’Auvergne et l’Ardèche, le saucisson est un produit aussi noble que le caviar. Il est, du reste, le seul grand chef français à avoir consacré cette charcuterie en l’intégrant à des plats de facture gastronomique, comme sa lotte rôtie piquée au saucisson de pays, aux fèves fraîches et à la sarriette. Il n’en fait pas mystère : « Quand je pars en voyage, je mets toujours un saucisson de chez moi dans ma valise, pour l’offrir. Je le tranche très fin, ça se déguste comme du chocolat grand cru. »

… avec des savoir-faire bien précis

En France comme ailleurs, il existe deux types de saucissons : le sec et le cuit. Pour le sec, ce qui donne tout son goût, outre, bien sûr, la qualité de la viande, c’est la fleur, ainsi que nous l’explique Gaëtan Duculty, ultime descendant d’une dynastie de charcutiers vivant depuis 1816 à La Terrasse-sur-Dorlay, village du parc régional du Pilat, en Auvergne : « Mes porcs de race Duroc vivent en plein air et dans la forêt. Leur viande est persillée. J’utilise la partie noble, située sur l’épaule. Dans mes saucissons, il y a 84 % de viande et 16 % de gras, alors que dans l’industrie il n’y a que 65 % de viande, car le gras coûte moins cher… Après avoir haché gros, je mets du sel, du sucre, de l’ail et du poivre et j’embosse dans un boyau naturel. Mes saucissons vont maturer seize semaines à l’air froid et sec de la montagne, sur des barres en bois, d’où l’apparition de la fleur, moisissure noble qui les sèche et leur donne tout leur goût. » Inutile de dire que, pour que cette fleur se développe, il faut un milieu sain et naturel, non aseptisé à l’eau de Javel !

Le processus est le même chez la jeune Noellie Andreucci, 27 ans, qui s’est fait connaître en remportant trois médailles d’or pour ses saucissons corses au Mondial Rabelais. Fille d’agriculteurs, elle élève ses porcs noirs autochtones de race nustrale dans la montagne, à quarante-cinq minutes d’Ajaccio. Petits de taille et caractérisés par leur croissance lente, ils atteignent à peine 120 kilos au bout de deux ans et se nourrissent de châtaignes, de glands, d’orge et de luzerne. Leur viande est grasse avec un goût de noisette. Avec son compagnon, ils découpent eux-mêmes leurs cochons après l’abattage et affinent leurs saucissons à l’air libre pendant l’hiver. Tendres et secs, avec une couleur rose foncé, ils ont un goût fleuri, subtil et un peu fumé. Peut-être le meilleur saucisson de France…

Noellie Andreucci

L’ennemi mortel du saucisson, ce sont les bactéries pathogènes du type Clostridium botulinum, Listeria et Salmonella qui sécrètent la toxine botulique très dangereuse. Pour les éliminer, on a toujours eu recours au sel et au salpêtre. Mais depuis un demi-siècle, l’industrie alimentaire emploie des conservateurs autorisés, comme le nitrite de sodium (E250) et le nitrite de potassium (E249) qui sont des « assurances-vie ». Depuis le début des années 1990, des études scientifiques sont menées afin de déterminer si ces additifs ne favoriseraient pas l’apparition du cancer colorectal, d’où l’opprobre qui frappe le saucisson, malgré le fait que les bons charcutiers ont réduit de 40 % les doses d’additifs. Les artisans d’exception s’efforcent pour leur part d’employer uniquement du sel, de l’ail, des épices et même le vin pour enrayer la prolifération des bactéries. Certains chercheurs ont, au cours de leurs travaux, démontré le bien-fondé d’un vieux truc de paysans bretons qui consiste à boire, après avoir mangé de la charcuterie, un verre de lait ribot : ce lait fermenté aiderait à éliminer les résidus de nitrites… À la bonne vôtre !

www.maison-duculty.fr

www.auberge-u-taravu.com

Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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