Si tout le monde veut croire qu’il est encore possible de trouver un repreneur, l’institution bruxelloise risque en réalité de fermer dans les prochains jours. Tout un symbole. En Belgique, au-delà d’une conjoncture économique défavorable au livre, notre correspondant déplore le grand remplacement de Victor Hugo par TikTok…
L’époque a souvent bon dos lorsqu’il s’agit de trouver des explications : c’est néanmoins elle, et son cortège de phénomènes allant de la baisse du niveau à la numérisation, qui fragilise nombre de librairies. Parmi celles-ci, Filigranes, institution nichée à deux pas du cœur historique de Bruxelles, est le lieu où tout le milieu du livre s’est pendant longtemps rué : auteurs à succès venus dédicacer leur dernier ouvrage, passionnés de lecture, badauds et stars du showbiz, y compris celles dont on doutait qu’elles eussent un jour ouvert un bouquin.
Longtemps la plus vaste librairie en Europe
Depuis quelques années néanmoins, les comptes n’ont cessé de plonger et il fallut réduire la voilure, en diminuant le personnel, les stocks et une surface commerciale qui fut la plus grande de plain-pied pour une librairie en Europe. La situation est aujourd’hui catastrophique et il reste trois semaines pour trouver un repreneur. C’est en amoureux du livre et client régulier, sans autre intérêt que ceux-là, que je soutiens donc l’appel lancé par Marc Filipson, son patron historique, pour sauver l’enseigne.
On ne pourrait être naïfs pour autant. Tenir une librairie à l’heure où la consultation compulsive des réseaux sociaux a remplacé la lecture des classiques de la littérature, soit le grand remplacement de Victor Hugo par TikTok, relève de la gageure. Et quand les chroniqueurs de Cyril Hanouna donnent le la de la pensée, il devient moins évident d’acheter le pourtant passionnant dernier ouvrage de Peter Frankopan sur l’histoire du monde à l’aune des changements climatiques ou Nexus de Yuval Noah Harari sur l’histoire des réseaux humains d’information.
La fin de la grande librairie populaire
Aux confins des considérations touchant à nos habitudes de consommation et à la complexe économie du livre, d’autres questions affleurent quant à l’avenir des librairies indépendantes. Que faire quand l’exaspérant droit à la paresse, dont se prévaut une part grandissante de la population, incite à acheter sur Amazon plutôt qu’en rayon ? Comment lutter contre les conséquences de l’inflation et la baisse des marges à l’heure du prix unique du livre ? Est-il possible, à la façon de Bernard Pivot, de ressusciter une authentique émission culturelle et populaire, plutôt qu’élitiste et bien-pensante, afin de doper les ventes ?
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Forcément, la fermeture des commerces durant le Covid et leur nécessaire adaptation a aggravé la situation ; le temps de se demander si le livre est un « bien de première nécessité », les dégâts furent presque irréversibles. Ajoutez-y le contexte bruxellois de l’insécurité, allant de la petite délinquance au terrorisme, et de la mobilité entravée par la folie des écologistes – rendant Filigranes plus difficilement accessible en voiture – et l’équation devient complexe.
De surcroît, le patron de la librairie bruxelloise fut accusé de harcèlement moral par une cinquantaine de collaborateurs. Lui-même ne balaie pas les soupçons portés sur son caractère exigeant, voire irascible, connu du tout-Bruxelles. Mais après tout, on pourra également cibler les quelques employés qui, ayant pour certains la dégaine de fêtards semblant tout droit sortis des boîtes de nuit de la capitale et pour d’autres tenant de façon audible des propos woke, n’auront pas contribué à restaurer le lien indéfectible entre un libraire et un lecteur. Il reste heureusement de vrais passionnés qui font vivre le livre, et rien que le livre, chez Filigranes.
Auteurs de droite blacklistés
Il est une cause finalement trop peu entendue : la qualité des ouvrages elle-même. Entrer dans une librairie, c’est aujourd’hui être confronté prioritairement à des romans présentant des carences en style ou des essais vantant toutes les lubies de l’époque. En revanche, il est plus difficile de trouver les auteurs à succès que l’on qualifiera pudiquement d’incorrects, phénomène accentué en Belgique où la gauche exerce une terreur morale et intellectuelle plus forte encore qu’en France. Je dus ainsi profiter d’un passage dans l’Hexagone pour trouver le dernier opus de Laurent Obertone ; chez Filigranes, aucune trace de Transmania de Dora Moutot et de Marguerite Stern non plus ; aucun de ces auteurs n’y a évidemment été invité pour une séance de dédicace.
Espérons une issue favorable pour la librairie bruxelloise et toutes celles qui sont en période de souffrance. Elles ne doivent pas ignorer que cela passera aussi par une refonte de leur modèle et une meilleure compréhension des attentes des lecteurs.
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