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Lighthizer, le protectionniste conquérant

Dans les petits secrets du conseiller commercial de Trump


Lighthizer, le protectionniste conquérant
Robert Lighthizer représentant au Commerce des Etats-Unis, 16 août 2018. (© Andrew Harmik/AP/SIPA)

La montée des tensions entre Pékin et Washington est la conséquence d’une redistribution des cartes de la puissance. Dans ce grand échiquier, le conseiller commercial du président américain Robert Lighthizer défend un néoprotectionnisme de choc. Quitte à durcir le bras de fer avec la Chine.


Un ignorant, un rustre et un gougnafier. L’actuel président des États-Unis est régulièrement présenté par les médias bien-pensants (presque une tautologie) comme si ces épithètes lui convenaient parfaitement. En matière de politique commerciale, son approche musclée choque beaucoup les délicates sensibilités des thuriféraires du libre-échange. Un éditorial récent du très respectable Financial Times nous informe que M. Trump, par son mépris du multilatéralisme, représente vraisemblablement une plus grande menace pour la cohésion de l’Occident libéral que Vladimir Poutine. Au mois de juin, sur sa une, The Economist, la très sérieuse revue britannique, l’a caricaturé sous la forme d’une énorme bombe étiquetée « tarifs », accompagnée de la légende : « Armes de disruption massive. » N’en déplaise à tous ceux qui dépeignent M. Trump en enfant gâté et capricieux, celui-ci parle au nom d’un courant de la pensée américaine qui voit dans le protectionnisme économique un outil légitime dans la conduite d’une politique commerciale. En outre, le président a eu la sagesse de nommer au poste de représentant américain au Commerce (US Trade Representative), l’un des hommes les plus brillants et expérimentés de ce courant, un homme qui se croit investi d’une véritable mission dans la vie : redresser les torts du commerce mondial.

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Des arguments en acier

L’État de l’Ohio, dans le nord-est des États-Unis, fait partie de ce que l’on appelle la « ceinture de rouille » (Rust Belt), autrefois le cœur de l’industrie lourde du pays, aujourd’hui en déclin comparatif. Jusque dans les années 1970, on l’appelait la « ceinture de l’acier », la production de ce métal étant au cœur de son activité. C’est là, dans la ville portuaire d’Ashtabula, en 1947, que naît Robert Lighthizer, un fils de médecin, qui partira pour étudier le droit à Washington. Il passera toute sa carrière dans la capitale, mais sans couper les liens qui l’attachent à sa région natale. D’abord simple avocat, il rejoint le monde politique en 1978, travaillant pour le sénateur républicain Bob Dole. Avec l’élection de Reagan, Lighthizer devient en 1983 adjoint au représentant américain au Commerce, ce qui lui donne l’opportunité de négocier plus de 24 accords bilatéraux. Après deux ans, il devient associé dans un cabinet privé spécialisé dans le droit du commerce international. Il y passe trente ans à défendre les entreprises et les ouvriers américains – de différents secteurs, mais surtout celui de l’acier – contre le dumping et les subventions publiques pratiqués par l’État chinois. Il est à la retraite partielle quand, au début de 2017, Trump annonce son intention de le nommer au poste de représentant américain au Commerce.

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La raison en est que Lighthizer est depuis longtemps un critique acharné de la Chine. Au cours des décennies, il a acquis une connaissance détaillée des pratiques déloyales de ce pays. Pour lui, celles ci violent les normes du système créé en 1995 pour réglementer la globalisation, à savoir l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et restent hors d’atteinte du mécanisme censé les sanctionner, l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Lors des élections présidentielles de 1996, alors que Bill Clinton défend l’accession de la Chine à l’OMC, Lighthizer appuie la candidature de son ancien chef, Bob Dole, prétendant que si la Chine en devient membre, tous les emplois manufacturiers aux États-Unis seront menacés. Quand la Chine accède à l’OMC en 2001, le président George W. Bush lance des mesures pour protéger l’acier américain, mais l’OMC les interdira en 2003. La même année, le gouvernement américain propose Lighthizer comme membre – il y en a sept – de l’Organe de règlement, mais sa candidature sera refusée. Il est vrai que notre avocat, en 2000, avait dénoncé l’incapacité de cet organe à statuer correctement sur les plaintes déposées, puisque tous ses membres ne proviennent pas de pays démocratiques et ne comprennent pas la notion de justice indépendante. Huit ans plus tard, il dénoncera encore les « caprices des bureaucrates anti-américains de l’OMC ». Cohérent avec lui-même, il attaque aussi ceux de ses compatriotes qui croient naïvement que plus on commerce avec la Chine, plus celle-ci deviendra démocratique et occidentalisée. Dans un article de 2008 défendant ce qu’il appelle « l’histoire vénérable du protectionnisme », il stigmatise le fanatisme des libre-échangistes qui ne voient pas qu’ils aident la Chine à devenir une superpuissance. En 2011, alors que Donald Trump tweete que la Chine veut « prendre possession de notre pays », Lighthizer prend la plume de nouveau pour le défendre.

Ces deux « âmes sœurs idéologiques », selon le mot d’un ancien fonctionnaire, étaient donc destinées à se rencontrer. Si Trump se considère comme un maître négociateur, Lighthizer a la réputation d’être pour le moins « direct » dans les négociations. Dans les années 1980, au cours des nombreux pourparlers avec les Japonais, ceux-ci lui ont donné le surnom d’« Homme au missile », parce qu’il avait plié la feuille sur laquelle ils avaient rédigé leur dernière proposition pour la leur renvoyer sous forme d’avion en papier.

Lors de son audience de confirmation comme représentant américain au Commerce, Lighthizer explique qu’il n’a jamais été obsédé par l’acier : pour lui, le rétrécissement de cette industrie américaine à cause des pratiques chinoises constitue le modèle de ce qui arrivera à toutes les industries de son pays.

Commerce mondial, commerce asymétrique

L’accession de la Chine à l’OMC lui a permis de devenir l’usine de la planète. L’une des conséquences les plus visibles de la perte d’emplois manufacturiers qui en a résulté aux États-Unis est l’énorme déséquilibre dans leurs échanges avec la Chine. En 2018, son déficit commercial atteint 378,6 milliards de dollars et 419,2 milliards de dollars en termes de biens. Suffirait-il de rééquilibrer les échanges en encourageant la Chine à acheter plus de produits américains ? Pour Lighthizer, la réponse est « non », car cela ne ferait que pallier les effets sans s’attaquer aux causes sous-jacentes. Celles ci concernent le savoir-faire et la concurrence. Au-delà du déficit commercial, il s’agit de contraindre l’État chinois à changer de méthode. Sur ce terrain, les griefs sont nombreux. D’abord, les transferts de technologie forcés : pour avoir accès au marché chinois ou profiter des conditions de fabrication en Chine, les entreprises étrangères doivent créer une joint-venture avec un partenaire chinois ; ensuite, elles sont obligées de partager avec celui-ci leur propriété intellectuelle que ledit partenaire peut désormais exploiter pour son propre compte. Vient ensuite le vol de propriété intellectuelle par les contrefaçons, le cybercrime ou même l’espionnage industriel : en juillet 2018, les autorités américaines accusent un ancien employé d’Apple d’avoir essayé de rentrer en Chine avec des données confidentielles sur les voitures autonomes. La Chine poursuit aussi une stratégie d’investissement direct agressive qui vise des secteurs à la pointe comme la Silicon Valley et permet ainsi un certain accès aux nouvelles technologies. Quant à la concurrence, les entreprises chinoises bénéficient de subventions publiques à peine déguisées, qui sont interdites aux entreprises américaines et européennes. D’ailleurs, la définition d’une entreprise d’État est peu claire et a besoin d’être révisée.

À la différence du Japon, la Chine n’est pas démocratique et nourrit des ambitions hégémoniques

Ajoutons que, pour l’OMC, la Chine bénéficie toujours du statut de « pays en développement », ce qui semble totalement incongru aujourd’hui. Pour Lighthizer, les États-Unis doivent exiger des changements structurels de la part des Chinois. Il ne s’agit pas de se contenter de quelques gestes symboliques, comme Reagan avec le Japon, surtout que, à la différence du Japon, la Chine n’est pas démocratique et nourrit des ambitions hégémoniques. Dans les années 1980, les Américains avaient adopté l’acronyme « MOSS » pour désigner les changements systémiques qu’ils demandaient aux Japonais. Face aux tergiversations sans fin de ces derniers, l’acronyme s’est transformé en blague : More of the Same Stuff (« toujours la même chose en plus grande quantité »). Lighthizer a retenu la leçon : ne jamais accepter des réformes de surface.

Lighthizer aux commandes

Trois jours après sa nomination, Lighthizer annonce au Congrès que l’Accord de libre-échange nord-américain entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (le « Nafta ») sera renégocié. La nouvelle version, signée par Trump en novembre 2018, mais toujours en attente de ratification, est plutôt un lifting qu’une refonte. Cependant, dans la mesure où elle protège les emplois américains dans l’industrie automobile et décourage les partenaires de négocier des accords avec la Chine, c’est un hors-d’œuvre avant le plat principal. Car entre-temps, côté Chine, Lighthizer réussit à déborder Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, qui s’occupait déjà du dossier, mais d’une manière trop modérée à son goût.

Un nouvel accord avec la Chine, envisagé en mai 2017, selon lequel celle-ci achèterait plus de bœuf et de poulet américains, est écarté et en août de la même année, Lighthizer ouvre une enquête officielle sur les méfaits de la Chine dans le domaine de la propriété intellectuelle. Le début de 2018 est marqué par quelques escarmouches sino-américaines, mais les hostilités commencent véritablement le 6 juillet quand les États-Unis annoncent des augmentations de taxes visant spécifiquement la Chine, qui ne tarde pas à riposter. Depuis, c’est toute une série de menaces et contre-menaces de hausses de taxes, de mises à exécution de certaines de ces menaces, de trêves et de dialogues entamés et écourtés.

Aujourd’hui, les États-Unis ont augmenté les taxes douanières sur 250 milliards de dollars d’importations, et la Chine sur 110 milliards. Les discussions ont repris. Est-ce une guerre commerciale ? Selon l’entourage de Lighthizer, la guerre a été perdue il y a longtemps ; il s’agit d’une nouvelle bataille. Les Américains gardent l’initiative car, étant donné le déficit commercial des États-Unis par rapport à la Chine, Trump peut continuer à alourdir les taxes douanières sur les importations chinoises beaucoup plus longtemps que les Chinois ne peuvent riposter.

Derrière le théâtre guignolesque des hausses de taxes, Lighthizer orchestre une attaque coordonnée et savamment échelonnée dans le temps sur de nombreux fronts. Certaines mesures visent à prendre les Chinois en tenaille et à encourager les partenaires européens et autres à prendre leurs responsabilités dans le combat : restrictions sur l’exportation de technologies sensibles comme l’intelligence artificielle et la robotique ; restrictions sur les investissements étrangers dans des start-up technologiques ; interdiction pour certaines entreprises chinoises de s’approvisionner en biens et services aux États-Unis ; interdiction pour les autorités publiques américaines d’utiliser tout matériel provenant d’entreprises chinoises ; exhortation aux partenaires européens de ne pas confier la construction de leur réseau 5G au géant chinois Huawei pour des raisons de sécurité. Résultat, l’UE commence enfin à comprendre le besoin de s’attaquer au problème chinois de concert avec ses alliés américains. En août 2018, la Chine dépose deux plaintes contre les Américains auprès de l’OMC. Lighthizer a prévenu la manœuvre : l’Organe d’appel n’a plus assez de membres pour traiter tous les contentieux, puisque les Américains bloquent les nominations. Ce tribunal, qui servait si mal les États-Unis, ne sert plus à personne.

Les propositions chinoises, que ce soit d’acheter encore plus de soja aux Américains ou de voter une loi pour mettre fin aux transferts de technologie forcés, ont été rejetées. Lighthizer, qui joue sur le long terme, doit persuader son président de ne pas accepter un accord hâtif fondé sur de vaines promesses chinoises. Aussi brandit-il régulièrement une feuille qui détaille sous forme de liste toutes les négociations infructueuses avec les Chinois au cours des années. Il fera tout pour ne pas allonger cette liste.

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Septembre 2019 - Causeur #71

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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