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L’infantilisation du langage joue contre notre sécurité

A propos d'une «incivilité» lyonnaise...


L’infantilisation du langage joue contre notre sécurité
Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La fâcheuse tendance à l’euphémisme des politiques et médias s’est une nouvelle fois manifestée lors de l’affaire lyonnaise d’Axelle Dorier. Elle s’inscrit dans une longue tradition française.


Parmi les polémiques qui ont animé le début du mois de juillet, il en est une qui a retenu mon attention parce que l’horreur des faits n’a d’égale que la puérilité des mots employés pour les désigner et le ridicule des empoignades verbales voire, des effets de manches et d’épitoges qui y ont fait suite. Où, comment au 21ème siècle une guerre picrocholine devient la couronne d’épines d’une mort atroce, de quelque façon qu’on qualifie juridiquement les circonstances de sa survenance.

Rappelons très succinctement ce qui s’est passé.

Cette euphémisation, cette infantilisation du langage est un signe des temps. Car enfin, pourquoi ne pas désigner les choses par leur nom ?

Dans la nuit du 18 au 19 juillet, Axelle Dorier, une jeune aide-soignante de vingt-trois ans est fauchée par une voiture. Le conducteur prendra la fuite et trainera le corps de la malheureuse victime sur huit-cent mètres jusqu’à le démembrer. Il semble, selon ce qu’ont rapporté les journaux au lendemain du drame, que le conducteur ait délibérément percuté Axelle qui tentait de l’empêcher de fuir parce qu’il venait d’écraser son chien. Quelle était l’intention du chauffard ? Voulait-il tuer ? Essayait-il seulement de s’échapper ? Est-ce un meurtre ? Un homicide involontaire ? Personne ne le sait pour l’heure et c’est à la justice qu’il appartiendra de le déterminer. Là n’est pas mon point.

Un accident, dites-vous ?

En revanche, comme beaucoup d’autres, j’ai relevé en sursautant le terme employé par M. Macron pour qualifier cette mort abominable qui, quoi qu’on en pense, n’est pas exactement naturelle et qu’on ne peut non plus dire accidentelle, à moins de vouloir nier aussi la lumière du soleil. Le président de la République a parlé d’une de ces « incivilités » contre lesquelles il convient de lutter « avec la plus grande fermeté ».

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Saperlipopette ! une incivilité ! C’est qu’en effet, le jeune garnement qui conduisait la voiture était chahuteur et taquin au-delà du raisonnable. Il ne savait pas jouer sans faire mal et c’est très vilain. Il mérite le piquet et au moins quatre heures de colle. Ces phrases ne vous font pas rire ? Moi non plus ! mais je me mets au niveau : à travers le vocabulaire que je choisis, je ramène une tragédie au rang d’une blague potache qui a mal tourné.

Déni de réalité

Cette euphémisation, cette infantilisation du langage est un signe des temps. Car enfin, pourquoi ne pas désigner les choses par leur nom ? Pourquoi ne pas avoir dit clairement qu’il fallait lutter contre la délinquance ? N’est-ce pas un délit de foncer sur quelqu’un à vive allure, même si l’on n’a pas l’intention de tuer ? Réduire un comportement aussi indigne, aussi crapuleux, aussi lâche, à un simple manque d’urbanité, de courtoisie, de savoir-vivre est ni plus ni moins un déni de réalité et, convenons-en, une manière de camouflet infligé à celle qui se trouvait encore à l’aube de cette vie de femme qu’on lui a scandaleusement volée.

Mais il est patent que la classe politico-médiatique prise ce langage d’instituteur de classe maternelle. À preuve, le tollé suscité par les propos du ministre de l’Intérieur qui s’est aventuré à parler de meurtre, non pour se substituer aux juges, qui n’ont cure des déclarations des uns et des autres, mais pour souligner, peut-être en des termes techniquement inappropriés – l’avenir le dira –, la gravité et l’horreur du drame ainsi que le fait qu’il relève de la justice pénale.

L’histoire tragique d’Axelle est, sous ce rapport – celui du langage infantile, euphémique ou imprécis – un exemple parmi d’autres.

Réticence à nommer les choses

Lorsqu’on évoque une infraction commise par « des jeunes« , que veut-on dire exactement ? Je présume que si l’on interpellait une bande de malfrats de plus de quarante ans, on ne dirait pas qu’une « bande de vieux a été arrêtée« , ce qui signifie que l’âge n’est pas ce qu’on vise en premier lieu lorsqu’on parle de « jeunes« . Que vise-t-on exactement ? Personne ne le sait et tout le monde croit le savoir ce qui ne fait qu’engendrer la confusion et, souvent, la suspicion. Disons-le tout net, le crime n’a pas de couleur, pas de religion, pas d’ethnie, pas d’appartenance sociale. Il est de partout et depuis toujours. Alors pourquoi cet euphémisme qui dit sans vouloir dire et semble lui-même s’effrayer de ce qu’il suggère ? Pourquoi ne pas parler de crime ou de délit lorsqu’on est en présence d’un comportement susceptible de recevoir cette qualification – ce sur quoi les tribunaux auront le dernier mot – ? Pourquoi cette réticence à nommer les choses pour ce qu’elles sont ? Pourquoi cette éternelle guérilla autour des prénoms d’auteurs de faits potentiellement délictueux ? Que son violeur s’appelle John, Pavel, Jean-Eudes ou Mohamed, la victime s’en moque bien. Elle est la victime d’un viol, voilà tout, et rien d’autre ne devrait compter que de lui rendre justice.

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Même chose lorsque l’on parle des « quartiers« . Qu’entend-t-on désigner ? Il y a des quartiers dans toutes les villes de France et de Navarre et tout le monde soupçonne – ou plutôt sait – que lorsque ce mot est employé, ici par un homme politique, là par un journaliste, on ne vise pas n’importe quel quartier mais seulement certains d’entre eux que, cependant, on se refuse à décrire plus précisément, comme s’il fallait s’inquiéter qu’un évènement se produise en un lieu plutôt qu’en un autre. N’est-ce pas ainsi, au contraire, qu’on attise les peurs et la défiance ?

Délicatesse phonique

On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Évoquer les « territoires« , sorte de fourre-tout informe qui englobe sous un vocable un peu méprisant nos belles et riches provinces (riches culturellement en tout cas). Comme si Paris et, à la rigueur, quelques métropoles étaient des forts yankees et le reste du pays une réserve indienne.  Que dire encore de la « fachosphère » (néologisme que, grâce à Dieu, les politiques n’emploient pas encore dans le discours public), cette zone aux frontières indéfinies dans laquelle chacun peut pénétrer, sans s’en rendre compte, s’il s’avise de blasphémer contre l’Évangile progressiste, ne fut-ce qu’une fois. Un mot terrible, celui-là (comme le mot « jeunes » d’ailleurs) qui engendre cet amalgame contre lequel on ne cesse pourtant de nous dire qu’il faut lutter. Parlerons-nous encore des propos « controversés » ou des « dérapages« , mots qui visent à disqualifier a priori une opinion qui, sans violer une loi quelconque, irrite la doxa professée dans un certain milieu politico-médiatique ? Que penser des termes « sauvageons » ou même « ensauvagement » (que d’aucuns estiment déjà trop explicites) dont la délicatesse phonique entend couvrir d’un voile semi-pudique des comportements crapuleux et violents ?

Pourquoi enfin, avoir peur des mots ? Pour acheter la paix sociale avancent certains. J’ignore, quant à moi, s’il s’agit de la motivation profonde de ceux qui infantilisent le langage et ébarbent un réel qui, peut-être, les inquiète. Mais comme chacun sait, « la peur n’évite pas le danger« .

Amoureux de ma langue par atavisme et de la rigueur par profession, je crois avec Camus que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » et, comme le vieux Boileau, « j’appelle un chat un chat et Rollet un fripon. »

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