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Henry Miller, mon grand frère


Henry Miller, mon grand frère

henry miller1. En fin de course.

Une erreur de manipulation sur mon iPhone  –  volontaire ou non- et je me suis trahi. Il ne me restait plus qu’à avouer à Miss V. la passion que j’éprouve pour Miss W. Je me sens bien avec Miss V., mais je me sens encore mieux avec Miss W., tout au moins sexuellement. Pendant ces trois dernières années, j’ai mené une double vie… et parfois plus quand l’occasion se présentait. Cela me convenait. Ce n’est plus possible. Ma vie est en danger. Ou, plus prosaïquement, mon mode de vie. Ce serait d’une banalité extrême si je n’étais en fin de course. Presque indifférent à tout. Mais toujours aussi con. Certains diraient : dégueulasse. Ils n’auraient pas tort. Je brise le cœur de Miss V. et je donne l’illusion à Miss W. qu’elle atteindra bientôt son but qui est, bien sûr, de prendre la place de Miss V. Cette dernière me dit qu’elle ne se laissera pas faire, qu’elle tuera Miss W. Sans doute serai-je mort avant. Miss V. trouvera à ma mort un goût de vengeance et Miss W. un goût d’éternité. J’ai la naïveté de le croire. Mais je ne serai plus là pour assister au spectacle. Pour l’avoir déjà vécu une douzaine de fois, je ne le regrette pas. Mais comment deux jeunes femmes peuvent-elles être assez dingues pour se disputer le cœur d’un vieillard ? Si encore, j’étais riche, je comprendrais. Je leur conseillerais à l’une comme à l’autre de prendre la fuite. Sans le vouloir, je leur ai donné l’occasion de me donner tout leur être. Elles n’y renonceront pas si facilement.

2. Sans artifice ni faux-semblant.

S’il y a un but, un seul but que je me suis assigné en écrivant, c’est de retranscrire sans artifice ni faux-semblant ce que j’éprouvais. Un peu à la manière d’Henry Miller qui voyait là le but suprême auquel peut, auquel doit tendre tout écrivain. En évoluant au plus près de mes désirs sans aucune dissimulation. Je relis  Le Monde du sexe que Miller rédigea en 1940, un an avant ma naissance, comme si aujourd’hui il était devenu mon frère aîné. Charles Ficat, qui a eu l’heureuse idée de le rééditer aux Éditions Bartillat, note que l’œuvre entière de Miller se compose d’une longue réminiscence autobiographique. À vrai dire, il n’a jamais voulu écrire qu’un seul livre, comme Montaigne, comme Sade, comme Amiel, comme Proust… Chacun complètera la liste à son gré. [access capability= »lire_inedits »]Comment faire autrement, d’ailleurs, quand on est tenaillé par une double exigence : celle de parvenir à se créer soi-même à travers l’écriture et celle de ne rien dissimuler de la misère et du ridicule de nos existences ? En gardant par ailleurs toujours à l’esprit qu’il n’est de pire ennemi pour soi que soi-même. Blaise Cendrars, si proche d’Henry Miller, disait lui aussi que c’est une question de vie ou de mort que celle de construire sa vie, la plus importante après celle de l’inspiration : les deux sont d’ailleurs intimement liées.

3. Le sexe est dans l’air.

Son éducation sexuelle, Henry Miller la doit à Paris. « La première chose qu’on remarque à Paris, c’est que le sexe est dans l’air. Où qu’on aille, quoi qu’on fasse, on trouve d’ordinaire une femme à côté de soi », écrit-il. Une femme disponible, prête pour autant qu’on lui en donne une toute petite occasion, à se livrer à des jeux qui engagent tout son être. Ce qui est instinctif pour elle, note Miller, ne l’est pas pour l’homme, toujours plus embrouillé que la femme et tracassé par des choses insignifiantes comme le taux de mortalité sur les autoroutes ou le degré de pollution de la planète. Évidemment, le sexe mène parfois à l’amour qui nous entraîne, malgré nous, à nous mettre au service de l’espèce en procréant. Terrible déchéance qui fait de nous des épaves de l’amour. Il est toujours bon de se vacciner contre cette pente fatale en observant, le dimanche après-midi  sur les grands boulevards, ces épaves de l’amour traînant derrière elles leur progéniture, comme autant de boîtes de conserve. Henry Miller préférait jouer au tennis de table au soleil sous le regard attendri d’une jeune Asiatique. Comme je le comprends ! Et comme il aurait goûté le film de Hong Sangsoo, In Another Country, sur les surprises d’une jeune réalisatrice française, Anne, découvrant l’amour en Corée avec un maître-nageur. Quand elle demande à un moine bouddhiste ce qu’est le sexe, il répond : « Quelque chose avec quoi j’aurai des problèmes jusqu’à ma mort. » Il offrira néanmoins son stylo Montblanc, sans lequel il ne peut rien faire, à Anne. Une manière élégante de s’affranchir de l’attrait qu’elle exerce sur lui. Se délivrer du désir, c’est encore autre chose, car il faut en avoir le désir. Difficile de ne pas s’embourber sur ce sujet, dirait Henry Miller, tout en concédant qu’il n’en est pas d’autres qui méritent notre réflexion. Ce n’est pas moi qui le contredirai.

4. L’amour comme piment de la tragédie.

« Ce qui est intéressant dans l’amour, c’est l’impossibilité », disait Cioran. Il était attaché aux putains, à la civilisation du bordel. Le bordel était pour lui une sorte de temple. Il en parle dans l’entretien qu’il a accordé en 1978 à Ben-Ami Fihman et qui est reproduit dans Cioran avant Cioran, de Vincent Piednoir (éd. Gaussen). Il pensait, comme le poète vénézuélien Juan Sánchez Pelaéz, que, quand on est attaché aux putains, on l’est pour toujours. Le soir même de son mariage, à Paris, avec une jeune Américaine, Pelaéz est sorti dans la rue chercher une putain… Commentaire de Cioran : « J’aurais fait la même chose. Mais il n’y a que nous pour comprendre cela. Pour un Français, c’est incompréhensible… » Cioran parlait volontiers de cette prostituée qui lui avait dit que, chaque fois qu’elle faisait l’amour, elle voyait le cadavre de son mari à côté d’elle…  Elle avait ajouté : « Je vois bien qu’il en est de même pour vous ! »  Cioran s’extasiait sur son intuition psychologique et concluait en levant les bras : « Ayant connu ça, comment parler d’amour ?  Ça n’a plus de sens. » [/access]

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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