Le Général incarne la témérité mais n’a pas accompli de miracles. Comme Jeanne d’Arc, qui a pourtant été canonisée. L’Église pouvant faire des exceptions, elle pourrait ouvrir le « procès » en béatification de l’homme du 18-Juin, moins pour célébrer un exploit que pour défendre un modèle d’exigence.
À Bruxelles le pape François a annoncé qu’il engagerait un processus pour canoniser Baudoin, ex-roi des Belges, qui préféra abdiquer plutôt que de promulguer une loi autorisant l’avortement. Preuve que désormais, le Vatican fait son emblème du refus strict des « droits sociétaux », en même temps d’ailleurs que de la défense de l’immigration, peu importe d’où elle vienne et comment elle vient. Selon ce que le pape donne à voir de sa vision du monde, l’humanité est faite d’individus qui en sont membres directement, dès la conception et avant d’être rattachés à aucune société et à aucune nation. Cet irréalisme dogmatique contribue à la marginalisation du catholicisme, voire à son effacement.
Le pape actuel s’est montré ouvert à la reconnaissance des couples hors norme (homosexuels, ou engageant des divorcés). Il admet des évolutions sociales si elles n’offensent pas la nature, mais il voit aussitôt le meurtre derrière l’avortement. Il n’est pas surprenant qu’il hésite davantage à propos de la condition des femmes. Difficile en effet de rapporter la différence des sexes uniquement à la nature ou seulement à la société, aux mœurs et aux institutions.
Il est vrai que l’avortement peut être jugé comme un meurtre, puisque c’est l’interruption d’une vie qui, pour n’être qu’esquissée, est celle d’un nouvel individu. Mais les choses se compliquent si l’on se rappelle que dans aucun pays, la vie humaine n’est intouchable. En Europe, la peine de mort a été abolie récemment mais nulle part, et selon la morale chrétienne elle-même, la légitime défense n’est proscrite, même si son usage est contrôlé par les tribunaux. Un certain réalisme s’oppose à l’absolutisation des principes, donc à leur rattachement direct à la nature : l’avortement quand on l’a vraiment empêché, a entraîné des abandons d’enfants et leur enrôlement dans des institutions autoritaires et intéressées.
L’annonce de la canonisation royale ne semble pas avoir été reçue favorablement, ni en Belgique ni ailleurs, comme si l’institution n’arrivait plus à communiquer avec le monde ambiant, à produire de l’exemplarité. De cela on voit un signe, une preuve même, dans les canonisations en série de souverains pontifes récemment décédés : on ne sort pas du cercle. Mais c’est le sens même de la canonisation qui est en cause : ne peut-elle pas être autre chose que la désignation par l’autorité d’un modèle pour le peuple chrétien, puis l’implantation de ce modèle, comme un greffon, dans la culture commune ?
D’un fonctionnement différent et même opposé on a un exemple dans le cas de Jeanne d’Arc. Celle-ci a été reconnue et célébrée en dehors de l’Église bien avant d’être béatifiée en 1909 et canonisée en 1920. Condamnée par un tribunal ecclésiastique aux ordres en 1431 « la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen » (François Villon) a été réhabilitée en 1456, après que Charles VII l’eut emporté, puis oubliée par la monarchie. C’est un historien de la Révolution, Michelet, qui dans les années 1840 en a fait une héroïne nationale dans son Histoire de France. Et c’est Péguy qui, à la veille de la Guerre, l’érigea en sainte en méditant sur son action, sur « le mystère de la charité de Jeanne d’Arc ». Le « succès » de cette canonisation, d’abord laïque puis chrétienne, d’abord externe puis interne à l’institution, tient évidemment à une certaine pertinence historique de cette vie et de cette mort où beaucoup de Français lisaient le sens de leur histoire.
La canonisation de Jeanne d’Arc n’a sans doute pas été beaucoup plus qu’un peu d’eau bénite au bout d’un processus essentiellement national. Il est révélateur que, dans ce cas, l’autorité romaine n’ait pas fait dépendre sa décision, comme c’est en principe la règle, d’un nombre de miracles reconnus, comme si le sens de l’événement Jeanne d’Arc lui échappait, celui d’avoir illustré le rapprochement des deux France et aidé le pays à faire face aux épreuves du « premier xxe siècle ».
La « canonisation à plusieurs voix » de Jeanne d’Arc participait de ce que l’on a appelé la « catho-laïcité » française. Mais, l’ancien conflit étant terminé, il s’agit aujourd’hui, non pas de surmonter une division séculaire, mais de prendre de front une question lancinante : l’hésitation du pays entre l’universalité économique, politique et morale, à quoi il participe et veut participer, et le besoin pour la nation d’avoir non seulement un espace mais aussi une action qui lui soit propre, dont elle détermine elle-même l’orientation, désespérant souvent d’y parvenir. Dans ces conditions, il s’agit, si l’on veut canoniser, moins de célébrer un exploit que de présenter un modèle d’exigence. Dans un monde sécularisé peut s’engager un changement de sens du mot canonisation : il consacrait une fidélité active à la règle, il peut désigner le courage d’affronter la question ultime, celle que pose l’existence même de l’humanité et du monde, en particulier à un de ses points d’émergence, l’appartenance à un peuple, à une nation en même temps qu’à l’humanité en général.
Un personnage peut incarner cette exigence inquiète, Charles de Gaulle que tout le monde invoque rituellement avec plus de nostalgie que de conviction. L’épiscopat français pourrait demander à Rome qu’un « procès informatif » soit engagé qui pourrait aboutir à une béatification. De Gaulle étant le personnage central de notre xxe siècle, il s’agirait d’interroger sa vie et en même temps de nous interroger nous-mêmes. La canonisation à l’horizon du processus ne saurait évoquer une mise au pinacle, la fabrication d’une effigie, d’un fétiche, mais un mouvement vers une représentation plus exigeante de nous-mêmes. La référence chrétienne qui sous-tend le mot canonisation ne peut dans ces conditions renvoyer à une affiliation, mais indiquer qu’il faut aller au bout des questions posées, de l’interrogation à entreprendre sur l’objet historique à quoi nous participons, grâce aux questions sur la vie du héros qui l’a dirigé et qui l’incarne.